1-Violence et religion
Une actualité brûlante
L’été 2014 aura été l’occasion d’un sérieux désarroi pour tous ceux qui croient au dialogue interreligieux. Le peuple juif et les poignées de minorités
arabes - chrétiennes et surtout musulmanes - coincées à Gaza comme dans une souricière, auront fourni, sur tous les écrans de TV du monde, des images
d’une violence inouïes. « A feu et à sang » : rarement, sans doute, cette expression aura été plus pertinente pour évoquer les maisons ravagées, les corps
meurtris, les enfants massacrés. Le mois d’août aura vu, en Irak, un prétendu « Califat » contraindre les chrétiens et les yezidis à la conversion, au
départ ou à la capitation. Enlèvements de femmes, massacres se sont multipliés. Une communauté humaine - les Kurdes – où, pendant des siècles, des
religions différentes avaient réussi à vivre tant bien que mal en bon voisinage, voyait sa cohérence sociale complètement déchirée. Chacune des familles
monothéistes se méfie des autres.
L’enseignement de Vatican II
On sait les initiatives prises par Jean-Paul II ; à son invitation, en octobre 1986 toutes les familles religieuses sont venues près de lui à Assise prier
pour la paix. Une journée de prière était organisée, dans le même esprit, en 1993, pendant les conflits de l’ex-Yougoslavie. Benoît XVI, malgré ses
réticences, sans doute pour se situer dans le sillage de son prédécesseur, prenait une nouvelle initiative en avril 2011. Voici cinquante ans le Concile
Vatican II proposait un texte (« Nostra aetate ») invitant les chrétiens à s’ouvrir aux différentes religions. Celui-ci était la source des initiatives
pontificales ; la première rencontre d’Assise se présentait effectivement comme l’illustration du décret conciliaire.
Il est bon, dans le contexte que nous traversons de nous tourner vers ce texte. Etant donné la place grandissante des musulmans en France et les risques
d’islamophobie qui se multiplient, surtout depuis l’auto-proclamation d’un pseudo-califat, attachons-nous au texte concernant l’islam.
« L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel
et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à
Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. »
« Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent
avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes après les avoir ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie
morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne. »
« Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le saint Concile
les exhorte tous à oublier
le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale,
les valeurs morales, la paix et la liberté. »
2- Connaître ou croire
Les objets de la foi ou les sujets croyants ?
Une distinction s’impose qu’une première lecture ne saisit pas d’emblée. En alignant les raisons d’estimer les musulmans, le texte semble confondre la
référence au Dieu d’Abraham et un certain nombre de dogmes communs : la virginité de Marie, le jour du jugement, la rétribution et la résurrection des morts.
En réalité, il convient de lire ce texte en tenant compte des sensibilités intellectuelles de notre temps. La linguistique, au moment où ce texte était rédigé,
avait mis en relief l’opposition qui traverse le langage. Un mot, une phrase, un discours ont un contenu de sens. En ceci ils ont à voir avec la connaissance et
véhiculent un savoir. Quand on dit de Marie qu’elle est « Mère virginale », on pose une affirmation que le catholique considère comme vraie. On appelle « énoncé »
cette manière d’entendre. On appelle « énonciation » le fait que ce discours, cette phrase ou ce mot soient pris dans une allocution. Une personne se tourne
vers une autre pour communiquer avec elle. L’énonciation ne peut se confondre avec le savoir. A la connaissance transmise, se conjugue la relation. Le
savoir peut être caché ; il est objet de recherche pour le savant. Il peut être secret : bien des hommes politiques pourraient en témoigner. En revanche,
même si elle transmet un savoir, l’énonciation est sociale et publique puisqu’elle met en relation des sujets les uns avec les autres.
« Nostra aetate » fait bien la distinction mais il convient de le souligner : elle n’est pas développée. La dimension prophétique de Jésus, la virginité
de Marie, le jour du jugement et de la rétribution sont des objets de connaissance. Il s’agit d’énoncés que les catholiques comprennent ; ils font l’objet
d’une catéchèse. En revanche, lorsqu’il s’agit de l’attitude des musulmans eux-mêmes « qui adorent le Dieu unique… qui a parlé aux hommes », lorsqu’ils se
soumettent comme s’est soumis à Dieu Abraham », on sort de l’univers de la connaissance pour entrer dans celui de la relation. On parle alors d’énonciation.
Fils d’Abraham
La théologie antique s’approchait tant bien que mal de cette distinction en nommant « fides quae » l’ensemble des « vérités » enseignées par l’Eglise et
« fides qua » le lien du fidèle à Dieu. Le Concile, on le comprend, s’est gardé d’employer ces expressions devenues archaïques. Le mot « foi » dont l’objet
est la connaissance d’un savoir ne peut être utilisé de la même façon pour dire l’attitude d’écoute et de soumission du fidèle ! L’Evangile lui-même nous met
en garde quand il nous parle de la connaissance des démons : « Je sais qui tu es. Le Saint de Dieu ». En revanche il n’hésite pas à dire à une étrangère
rencontrée dans la région de Sidon, une ignorante aux yeux des Juifs : « Femme, grande est ta foi ! » alors qu’elle ne sait rien des révélations ni de la
geste de IHVH dans la Torah. Réservons le mot « foi » pour désigner la dimension relationnelle du croyant.
L’attitude du musulman décrite dans le texte répond au sens que nous donnons à ce nom. La foi a un double mouvement. Elle consiste à tourner l’homme
vers autre que lui-même et, dans le même temps, à lui être soumis. « Les musulmans adorent le Dieu unique » : littéralement le verbe « adorer » désigne
le mouvement de la main partant de la bouche (os en latin) pour la diriger vers (ad en latin) un autre et le saluer affectueusement comme d’un baiser.
Quant à la soumission, elle consiste à prendre conscience que l’acte que l’on pose est à la fois voulu par soi-même, véritablement libre, et réponse à
l’appel d’un autre insaisissable et pourtant présent.
La foi d’Abraham
La Bible illustre ce comportement dans l’histoire d’Abraham que mentionne le Concile (« Abraham auquel la foi islamique se réfère volontiers »). Vint
un jour où prenant librement sa vie en mains, le Patriarche quitte son pays et sa parenté sans savoir où le conduiront ses pas. Ce départ est considéré
comme la réponse à un appel. Qui est cet « Autre » qui le sollicite ? « Nostra Aetate » mentionne « le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux
et tout puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes ». La Bible est beaucoup plus sobre. Alors que le Concile tente de donner une
définition de l’Autre, de l’évoquer comme re-connaissable, d’éclairer par une série d’énoncés celui qui « a parlé aux hommes », le livre de la Genèse
le signale par quatre lettres qui ne forment pas même un mot (IHVH) : « IHVH dit à Abram : Quitte ta parenté et la maison de ton père pour le pays que
je t’indiquerai. (Gn. 12,1) ». Lorsque ce texte est proclamé à haute voix, le lecteur marque un temps de silence. La graphie du tétragramme comme l’arrêt
de la voix indiquent l’inaccessibilité de cet Autre pourtant tellement proche qu’il est inséparable des actes profanes d’Abraham au milieu des siens
et de ses troupeaux.
Peut-être, lorsqu’il s’agit de la foi et de l’Autre qu’elle suppose, le mot « Dieu » est insuffisant ou superflu. Il est assez surprenant, lorsqu’on lit,
dans les Evangiles, des récits de guérison, d’entendre Jésus dire aux païens « Ta foi t’a sauvé » ou à ses amis « Si vous aviez la foi comme un grain
de sénevé vous diriez à cet arbre de se jeter dans la mer et il vous obéirait ». Quand il s’agit de la foi telle que Jésus en parle, il s’agit moins de
la reconnaissance d’un Dieu puissant qui se ferait connaître que d’une confiance immense et mutuelle entre un sujet humain et un Autre qui le dépasse et
le rejoint. Dans la Bible, croire ne consiste pas tant à reconnaître l’existence d’un Être à qui on peut attribuer les plus belles qualités. Croire, si
l’on médite sur l’histoire d’Abraham telle que la rapporte le livre de la Genèse, consiste à vivre dans la confiance : un Autre me fait confiance et je
lui fais moi-même confiance. La foi est dans ce croisement. Croire s’accompagne de la conscience qu’un Autre attend notre foi et met sa foi en nous.
Croire consiste à voir, dans les actes libres que nous posons, une réponse à l’attente d’un Autre qui croit en nous, à une demande qu’il nous adresse.
Vivre dans la foi conduit à refuser de se prendre pour point de départ ou plutôt à considérer que tout point de départ que l’on pose peut être le lieu
d’une alliance.
Naissance d’une famille abrahamique
On n’a pas tout dit de la foi d’Abraham telle que la Bible la présente quand on se contente de constater un lien entre une liberté intérieure et un appel
venu d’ailleurs, entre une parole inaccessible et une réponse dans l’histoire concrète. Cette relation est rapportée dans un texte : celui de la Genèse ;
celui qui l’a rédigé est lui-même pris dans cette alliance puisqu’il peut en parler. En la relatant, l’auteur manifeste qu’il est réellement engagé dans
cette relation dont le texte qu’il écrit est le fruit. Le lecteur est amené à se prendre au jeu, à regarder sa vie et l’histoire avec des yeux neufs, à se
reconnaître solidaire de ceux qui reçoivent le message et y adhèrent.
Ainsi est né le Livre de l’Alliance, fruit de l’expérience d’Abraham. Fruit et semence. Une postérité immense, en effet, avait été promise au Patriarche.
Elle est constituée par tous ceux qui sont conscients que leurs actes sont comme les mots d’un immense poème. Chaque geste posé, dans la lignée d’Abraham,
est l’expression non seulement de la volonté des croyants mais du désir de l’Autre auquel s’ajustent les fidèles. Où est-il cet insaisissable IHVH ? On
peut le reconnaître dans l’histoire dans la mesure où ses fidèles entendent sa voix. A coup sûr, il est inséparable de ceux qui se comportent en
« Fils d’Abraham ».
3- Le double danger du savoir
Familles aux contours différents
Certes, on considère trois familles d’Abraham : la juive, la chrétienne, la musulmane. On peut considérer, en nous éclairant à partir de la lumière du texte
biblique, qu’elles sont les unes et les autres héritières du Patriarche dans la mesure où à l’écoute de l’autre et en alliance avec l’Autre, elles agissent
et avancent dans l’histoire humaine de leur temps. On pourrait, chrétiens, considérer que, par-delà les différences qui nous distinguent, l’articulation
entre le désir de l’Autre et la décision du fidèle constitue ce qu’on pourrait appeler « La religion d’Abraham » : " La Religion d’Abraham s’offre à nous
comme et dans l’événement d’une rencontre qui est arrivée entre IHVH et Abraham et au nom de laquelle des hommes se reconnaissent liés entre eux. "
(1)
La diversité des actions, au fil des siècles, la dispersion des Fils d’Abraham à travers pays et continents, la rencontre des différentes communautés
humaines, ont donné des contours différents aux familles abrahamiques. Dès l’apparition d’Abraham dans l’Alliance avec IHVH une marque sur le corps sera
le signe d’une appartenance particulière. La circoncision distinguera les héritiers d’Abraham qui constitueront, parmi les peuples, un ensemble humain
particulier. Les disciples de Jésus déplaceront les signes en instituant les sacrements. Mohammed prétendra retrouver les signes des origines et les
restaurer. Un groupe humain, fût-il religieux, ne peut se considérer comme tel sans une armature législative à laquelle tous ses membres adhèrent.
Considérons que les différents dogmes, envisagés comme des savoirs, sont ces armatures qui distinguent chacune des familles, étant bien entendu que ce qui
distingue n’est pas ce qui sépare mais ce qui permet de sortir de soi et de se tourner vers autrui et, ce faisant, d’entrer dans le désir de Celui que la
Bible désigne par quatre lettres imprononçables.
L’ambigüité abrahamique
En réalité deux éléments ont contribué à troubler ce qu’on aurait pu considérer comme « La religion d’Abraham », l’un d’ordre philosophique et
l’autre d’ordre politique.
Une confusion de type philosophique. Au fur et à mesure que s’imposait, dans le peuple juif, la conscience d’un véritable cœur à cœur, la philosophie grecque
élaborait la notion d’un Dieu unique, principe de toutes choses. Loin d’être à l’articulation de deux désirs, le Dieu d’Aristote considérait toute réalité et
tout événement comme la conséquence inévitable d’une cause qui les expliquait et les dominait : « Vere scire per causas scire : connaître en vérité c’est connaître
par les causes ». L’Autre insaisissable et pourtant proche en venait à se confondre avec un principe d’explication sur lequel la raison humaine pouvait s’appuyer
pour connaître le monde.
Une confusion de type politique. Après les persécutions subies par la famille abrahamique issue de la Résurrection de Jésus, le christianisme, s’imposait au
monde connu sous l’effet de la conversion de Constantin. Celui-ci considérait de son devoir d’imposer les marques du christianisme à l’Empire tout entier
pour le maintenir dans son unité. Le christianisme avait pour tâche de répandre ses dogmes faisant loi ; l’humanité deviendrait alors une comme le Dieu des
philosophes et des savants la voulait et la vérité du Dieu d’Abraham, révélée à l’Eglise, porterait à son comble la connaissance du réel.
Retour sur Vatican II
Ainsi, à la distinction entre familles humaines et spirituelles permettant l’ouverture, s’est substituée une vision totalitaire du monde que la sécularisation
n’a pas détruite. Après la mort de Dieu, la raison n’a pas ralenti son emprise ; les familles idéologiques ont pris la place des religions abrahamiques et tenté
de faire une humanité soumise à un modèle unique : fascisme ou stalinisme et aujourd’hui « globalisation ». Sans pactiser vraiment avec ces entreprises démoniaques,
islam et christianisme ont fonctionné de manière semblable. Les deux religions, imperméables l’une à l’autre, persuadées l’une et l’autre, qu’elles étaient
choisies par le Dieu Un, ont tenté de répandre la « vérité » dont elles se pensaient dépositaires, de convertir ou d’expulser hommes et femmes qui ne se
soumettraient pas à leur pouvoir, de dominer l’autre comme la cause domine les effets.
C’est au terme de ces siècles où les juifs, premiers fils d’Abraham, furent soumis à une extermination inimaginable, que le Concile de Vatican II s’est interrogé.
Pour la première fois de son histoire, sans doute, elle s’est mise officiellement à l’écoute de ce que les autres familles pouvaient dire et vivre. Rendons-lui
grâces d’avoir pris conscience d’un entourage avec lequel elle ne se confond pas et qui mérite d’être écouté. Reconnaissons pourtant que si les propos tenus ont
ouvert la voie au dialogue, ils méritent sans doute d’être élargis et prolongés : des questions restent posées à la conscience chrétienne soucieuse de dialogue.
D’abord, bien que s’ouvrant sur autrui, l’Eglise ne s’intéresse guère dans les familles religieuses qui l’entourent qu’à ce qui lui ressemble plutôt qu’à ce qui
la différencie. On souligne entre le judaïsme et le christianisme « un grand patrimoine spirituel commun ». Le décret conciliaire élargit son regard aux religions
non abrahamiques, hindouisme et bouddhisme. On se reconnaît dans l’Hindouisme : ses membres y voient, comme nous chrétiens, « le refuge en Dieu avec amour
et confiance » et on affirme trouver dans le Bouddhisme « des valeurs spirituelles (qui nous sont) communes ». Nous avons eu l’occasion de faire l’inventaire
des affirmations que l’islam partage avec nous.
Par ailleurs – et ceci apparaît plus nettement dans la Constitution sur l’Eglise qui, elle aussi, a le souci de s’ouvrir aux religions – l’estime apportée
aux différents fidèles est mesurée à sa plus ou moins grande proximité avec le christianisme. Elle s’organise autour d’un centre, le Christ en qui réside
la plénitude de la Révélation. Elle s’étend ensuite aux orthodoxes et aux protestants qui adhèrent au même message de l’Evangile bien qu’à travers des lectures
différentes.
Vient ensuite le judaïsme : ses écritures sont aussi les nôtres et conduisent à Jésus, le Messie. Malgré les divergences nombreuses entre le
contenu du Coran et celui de la Bible, l’évocation de Jésus et de Marie dans le Coran et les différentes affirmations que nous avons trouvées en lisant
Nostra Aetate, l’islam a droit à l’estime que l’on sait. Et la considération du Concile s’élargit encore par la suite, englobant toutes les religions
et toute l’humanité.
Le danger de la vérité et les conditions du dialogue
Cette façon de voir le monde, en réalité, malgré les nuances que nous avons évoquées au début de cet exposé, véhicule une certaine confusion entre les énoncés
de la foi et leur énonciation. En réalité chaque relation est estimée en fonction du poids de vérité qu’elle comporte, étant entendu que le tout est dans le centre
et que c’est en étant bien ancrés sur l’Eglise qu’on est assuré d’être dans la vérité. En réalité, si ce que nous avons appelé « la religion d’Abraham »
distingue et particularise, permettant ainsi la rencontre, on peut craindre que la conscience catholique ait à se purifier pour éviter toute forme de
totalitarisme. Il faut avouer que son partenaire musulman sombre dans le même travers. L’Evangile, lui aussi, contiendrait des miettes de vérité. Mais
l’intégralité du message de Jésus a été « altéré » et le Prophète de l’islam a été envoyé pour rétablir l’exacte vérité. Deux ensembles se prenant chacun
pour un tout, il n’est pas étonnant qu’ils entrent en concurrence. Le 20ème siècle a montré que le totalitarisme ne peut conduire qu’à la violence.
Les événements de l’été 2014 invitent à la réflexion.
Comme toute religion et même comme tout ensemble humain, l’Eglise se doit de considérer la loi qui la constitue. Cette loi, pour elle, est Jésus-Christ ;
celui-ci, loin d’être une limite qui enclot et contient une vérité enfermée dans une cassette, est un appel à vivre avec l’environnement. Quand « tout est
accompli » comme il le dit sur la croix, tout commence : « Allez ! ». Quand tout va s’accomplir, il conduit vers l’Autre qu’il appelle « Père » : mon Père
et votre Père. Loin de replier sur la vérité, Jésus, loi nouvelle, ouvre sur l’extérieur. Loin d’être un point où tout converge, il est la porte ouvrant sur
un monde nouveau qui éclot en brisant la pierre du tombeau : « Je suis la porte ». Le fils, héritier d’Abraham par Jésus, naît quand le désir de l’Autre
s’ajuste à la volonté de celui qui se tourne vers autrui principalement lorsque celui-ci souffre de la faim ou de la soif, de la maladie ou de la solitude.
« Chaque fois que vous l’avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». Effectivement, nous le considérons comme l’Autre
dont l’Alliance avec l’homme commence à se manifester en Abraham et se poursuit jusqu’à l’Eglise lorsque ses membres se protègent de la tentation du renfermement.
Lorsque le chrétien et son Eglise, assez dépouillés, se tournent vers le juif, vers le musulman ou l’islam, il se peut que son partenaire cède à la tentation
du repli. Rien ne sert de se protéger ni de fuir ; l’amour sera celui de l’ennemi et c’est l’amour qu’il faut promouvoir. Mais il se peut aussi que le partenaire
appelle le chrétien : c’est le cas de beaucoup d’immigrés dans notre pays. Il se peut que le chrétien se tourne vers le musulman : n’est-il pas son voisin dans
nos villes ? Se tournant les uns vers les autres dans l’Alliance par Abraham avec le Tout-Autre, si les uns et les autres sont prêts à appeler, à entendre et à
répondre, désireux de réagir ajustés au désir de Celui à qui Abraham a répondu en quittant sa parenté, la vie est promise. Si la parole est créatrice, c’est
bien dans la mesure où elle lie les attentes des hommes au désir de celui que la Genèse ne peut désigner que par quatre lettres imprononçables. « Heureux les
cœurs purs », disait Jésus. La parole qui sort de leurs lèvres est celle du commencement ; elle est la parole créatrice.
Le dialogue islamo chrétien acquiert une certaine notoriété dans notre pays. Les colloques se multiplient. La coutume se répand, dans les milieux chrétiens,
de faire se rencontrer des musulmans et des chrétiens. On a un certain plaisir à connaître les convictions, les dogmes, les fêtes, les coutumes des uns et
des autres. Il arrive que les échanges tentent d’avoir une portée spirituelle : on s’efforce de méditer ou de prier en commun.
Il faut se réjouir de ces initiatives mais il est curieux que la multiplication de ces rencontres amicales s’accompagne, dans notre pays, d’un regain d’islamophobie.
Les événements de cet été 2014 doivent nous avertir. Nous sommes bien loin de ce que nous avons appelé « La religion d’Abraham » qui, par-delà les distinctions,
permettrait aux différentes familles de s’ouvrir les unes sur les autres pour faire jaillir la vie. Que chacun s’interroge. Le dialogue sera-t-il vraiment
rencontre inter religieuse si elle n’est pas créatrice. J’en témoigne : il est une manière de se rencontrer en France qui peut changer la vie. Ce point est sans doute
l’essentiel du message de « Nostra Aetate » : « Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et
les musulmans, le saint Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir
ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté ».
Michel Jondot
Peintures de Michaël Sorne
1-
G.Lafon « Abraham ou l’invention de la foi » (Le Seuil. P 60) /
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