Une morale particulière
Au printemps 2013 plusieurs centaines de milliers de personnes ont défilé dans Paris. Au moment où était votée la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, il s’agissait, pour les catholiques, de défendre la morale traditionnelle de l’Eglise concernant le corps. Morale rigoureuse et peut-être aberrante à notre époque, il faut le reconnaître, particulièrement en matière de sexualité. Toute relation sexuelle est interdite hors du mariage religieux et, à plus forte raison, entre hommes ou entre femmes. La limitation des naissances est soumise à de sévères réserves : seules des méthodes naturelles sont autorisées. Deux circonstances sont particulièrement graves : le divorce et l’avortement. Une personne divorcée et remariée ne peut approcher des sacrements. Une femme qui avorte est excommuniée ainsi que les médecins qui répondent à sa demande. A ce sujet, un événement tragique, voici quelques années, a stupéfait le monde entier. Une fillette de neuf ans, au Brésil, se trouvait enceinte après avoir été violée par son beau-père ; la vie de cette toute jeune maman, enceinte de deux jumeaux, était en danger. Le Président de la Conférence des Evêques d’Amérique latine a rendu publique l’excommunication de la mère de cette gamine et du médecin qui lui avait sauvé la vie en l’avortant. En revanche aucune condamnation n’était prononcée contre le géniteur. A ceux qui s’en étonnaient, le Cardinal brésilien aurait fait cette réponse : « Le viol est moins grave que l’avortement. » De manière assez semblable, le comportement des évêques de France laisse supposer que l’interruption volontaire de la grossesse est plus intolérable que la pédophilie.
On comprend que, devant ces outrances, beaucoup abandonnent l’Eglise. Comment se fait-il que certains y demeurent ? D’abord, on peut s’interroger par rapport aux motivations des milliers de personnes qui ont manifesté au printemps 2013. Ceux qui participaient au défilé étaient-ils tous de fidèles pratiquants ? Avaient-ils tous le désir de sauver une morale à laquelle ils étaient attachés ? La respectaient-ils vraiment ? Qui peut scruter les cœurs ? Toujours est-il qu’il s’agissait aussi d’une démarche politique contre le gouvernement en place dont certains opposants ont su s’emparer.
L’Évangile et la loi
Mais devant ces exigences d’un autre temps certains chrétiens ne comprennent pas. Ils restent encore en Eglise parce qu’ils savent qu’en réalité, malgré ces carcans devenus insupportables dans notre siècle, le baptisé trouve, dans l’Evangile et dans le Nouveau Testament, une certaine manière de vivre sans être esclave de la loi. Jésus a respecté la Torah : « Je ne suis pas venu l’abolir mais l’accomplir. » Il est vrai qu’il a parlé de manière étonnante : « Vous avez entendu qu’il a été dit tu ne commettras pas d’adultère. Eh bien moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle. » Mais la loi n’est pas le dernier mot : par-delà tous les préceptes, devant un visage souffrant, l’amour commande. Un jour, des notables juifs lui amènent une femme surprise en flagrant délit d’adultère. D’après Moïse, lui dit-on, il faut la condamner. « Et toi qu’en dis-tu ? » Se redressant, pris de pitié devant la peur et la honte de la coupable, il dénonce d’abord l’hypocrisie des accusateurs : « Que celui qui n’a jamais péché, lui jette la première pierre ! ». Ensuite, il dit à celle qu’il avait sous les yeux : « Je ne te condamne pas ! »
En réalité, pour le chrétien, la loi doit-être dépassée. Elle est donnée pour permettre la vie ; quand elle empêche de vivre, il faut souvent la transgresser. L’Evangile montre Jésus en train de guérir un homme dont la main était desséchée. L’entourage crie au scandale : un jour de sabbat un Juif ne doit rien faire. Mais la souffrance d’un infirme, à en croire l’évangile, oblige plus qu’un précepte. La vie du corps est tellement importante que le besoin de nourriture l’emporte sur les prescriptions ; un certain sabbat, ce jour où, pour un Juif, pratiquement tout est interdit, en compagnie de ses disciples Jésus traversait des champs de blé. La faim se faisant sentir ils prirent quelques épis. Ils les froissèrent pour les manger sans se soucier des reproches indignés de quelques juristes qui les observaient.
Paul, pendant la première partie de sa vie, était un farouche défenseur de la Torah. Il s’imaginait qu’en s’y soumettant, aux yeux de Dieu il deviendrait juste. Après sa conversion, son regard a changé du tout au tout. Celui qui s’en tient à la Loi, dit-il, risque de sombrer dans ce que le chrétien appelle péché. La Loi ne peut faire de nous des justes : seule la foi peut nous sauver. L’auteur de l’Epitre aux Romains a réfléchi à partir de l’expérience d’Abraham telle que la Bible nous la présente. Celui-ci a perçu le désir que Dieu avait de lui avant que quiconque ait reçu la Loi de Moïse. Avant la Loi, la Foi !
La loi du Royaume
Est-ce à dire que celui qui croit fait n’importe quoi ? Loin de là ! Croire, c’est répondre à l’appel de Celui qui veut la vie : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance. » (St Jean). Croire conduit à répondre à un appel venu d’ailleurs et qui nous rejoint ; croire conduit à désirer une manière de vivre que Jésus appelle « Royaume de Dieu ». A la suite du rabbi palestinien, entrer dans le Royaume c’est, au milieu de l’histoire du monde, vivre avec un commandement qui conteste toutes les morales possibles : « Je vous donne un commandement nouveau, vous aimer les uns les autres. » La nouveauté attachée au précepte est à sauver ; l’évangile conduit à faire face au présent c’est-à-dire à l’imprévu plutôt qu’à se soumettre à des règles prévues. Jésus a ouvert un chemin de nouveauté. Prenant la route qui le conduirait à Jérusalem, il obéissait à son Père en sauvant la vie là où il voyait qu’elle était menacée, guérissant les malades, arrachant le pécheur au sentiment d’être exclu, rendant la joie et l’espérance aux affligés et aux pauvres : « Heureux les pauvres ! »
La morale que des foules ont voulu sauver en manifestant dans les rues de Paris est certes respectable. Elle a été forgée « par tous ceux qui nous ont précédés, marqués du signe de la foi » : elle vient du passé. En réalité il nous faut répondre au présent et les interdits traditionnels ne nous y aident pas toujours. Autrefois on se mariait à vingt ans ; aujourd’hui il faut attendre une trentaine d’années. Est-il toujours possible de vivre ce temps sans amour charnel ? Faut-il condamner des jeunes qui tentent une vie commune avant d’avoir la possibilité de fonder une famille ? Faut-il condamner un couple qui évite systématiquement les naissances lorsque les conditions de logement l’empêchent d’accueillir un nouvel enfant ? La vie en couple est parfois difficile. Autrefois la femme devait rester soumise à son mari ; il ne lui était guère possible de se séparer de lui sans encourir la réprobation de l’entourage. Désormais la femme n’est plus sous la coupe d’un homme ; celui-ci n’est plus « le chef de famille » et les époux sont des partenaires. On comprend qu’il convienne, dans un couple où l’on se déchire, de se séparer. On tente souvent, pour sauver la vie, de se remarier. Dans ce contexte souvent douloureux, l’Eglise exclut de la communion : peut-on dire que cette condamnation est évangélique ? On affirme que l’avortement est un crime : est-il si sûr que pendant les premiers jours d’une grossesse, le fœtus soit une être personnel ?
Récemment le Pape François, dans une encyclique (Amoris laetitia), s’est situé par rapport à ces questions. Certes, il se réfère à la loi traditionnelle mais il met en garde contre une illusion : le fait de la respecter ne peut rendre juste. La loi objective ne va pas sans la liberté du sujet qui doit faire face à des situations toujours nouvelles. La conscience de chaque personne et sa liberté sont alors sollicitées. Dans ces conditions il est impossible de distinguer les bons et les mauvais. Tous sont sur la même ligne, face à l’avenir qu’il faut inventer en s’éclairant non à partir de préceptes moraux mais à partir du « commandement nouveau », l’amour mutuel.
Avant toute loi le croyant entend l’appel à se donner à l’autre. Pendant longtemps le corps de l’esclave était la propriété de son maître ; ce qui était une évidence morale est maintenant dépassé. On en est venu à reconnaître qu’un visage de chair, celui du plus faible en priorité, est toujours une invitation ; on y répond en se donnant à lui, « à corps perdu ». Une mutation semblable peut-être se produit en notre temps : on se libère des lois qui enferment le corps pour que se déploient les forces de l’amour et pour que chacun devienne capable de se donner à autrui.
La parole et le corps
En réalité la réflexion moralisante du chrétien sur le corps est seconde. Avant tout, la foi du croyant prend sa source dans l’Evangile. « Au commencement était la Parole… et la Parole a pris corps, elle a habité parmi nous ! » Jésus a marché et parlé sur les routes de Galilée ou dans le Temple de Jérusalem. Ce corps né de Marie a été contemplé par Jean qui a perçu en Lui un message adressé à l’humanité par le Père. Le corps parle. Il ne suffit pas, aux yeux du chrétien, que les corps se côtoient ; ils sont humains dans la mesure où, se tournant les uns vers les autres, ils s’adressent la parole. Mieux : ils sont humains dans la mesure où ils sont parole. Point n’est besoin de discours entre amis ou entre deux amoureux. Le visage suffit : les yeux approuvent ou interrogent ; les lèvres qui sourient, les baisers, les mains qui se tendent, donnent à entendre mieux encore que les mots d’un poème. Les corps humains, dans la rencontre amoureuse, peuvent exprimer le don de soi à l’autre. C’est dans ce mystère que, prenant corps, Jésus a manifesté l’œuvre de Dieu. A travers le langage, il révèle que nos corps baignent dans la Parole qui nous est adressée par le Père.
Jésus, langage du Père donné aux hommes, a vécu jusqu’au bout notre condition charnelle. Jean qui l’a vu mourir sur la croix, regardant ce corps torturé et crucifié, a su reconnaître que sa souffrance et sa mort étaient encore paroles d’amour. La veille, au cours d’un dernier repas, prenant du pain pour le donner à ses disciples, anticipant la croix, il avait dit : « Prenez : c’est mon corps livré pour la multitude. » En assumant sa mort, il était tellement donné au monde qu’il se vidait de sa dignité de Fils de Dieu, comme l’a fait savoir St Paul. En se livrant aux hommes à en mourir, il se communiquait lui-même. Les disciples l’ont compris en le reconnaissent vivant par-delà la mort, « le troisième jour ». Ils devaient le reconnaître jusqu’au bout de leur histoire : « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde. »
Corps du Christ
Cette dimension mystique attachée à la mort de Jésus sur la croix dépasse toute morale. Dans la rencontre conjugale, par exemple, Paul s’adressant aux Ephésiens leur rappelait que la rencontre de l’homme et de la femme ne supposait pas d’abord une soumission à des préceptes, mais le don de soi à son conjoint. Ce disant, l’apôtre montrait qu’en se livrant à autrui le conjoint actualise le don de Jésus livré à ceux qui croient en lui : « Ce mystère est grand ; c’est celui du Christ et de son Eglise. »
Par ailleurs, En assumant sa condition corporelle, le chrétien se doit, à son tour, de reconnaître Jésus dans le présent de son histoire. Celui-ci avait, en effet, laissé entendre qu’on le retrouverait là où l’homme est éprouvé dans sa chair. Des foules s’arrachent à la faim au risque de périr dans les eaux de la Méditerranée. Ces corps affaiblis par l’épreuve d’un voyage dangereux frappent aux portes de nos pays européens qui refusent de les accueillir. Le corps de celui qui est assoiffé, affamé ou mal vêtu est une parole par laquelle Jésus se manifeste encore aujourd’hui. Le corps du malade, le corps enchaîné dans les prisons, eux aussi, sont paroles de Dieu. Annonçant son retour à la fin des temps, Jésus évoquait ce qui motiverait son jugement : « Allez loin de moi… J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire, j’étais nu et vous ne m’avez pas vêtu, malade et prisonnier et vous ne m’avez pas visité…En vérité, en vérité je vous le dis, dans la mesure où vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. »
La morale qui concerne les corps ne peut en rester à un niveau individuel. En réalité, le corps de chacun est dépendant des relations qui se nouent au niveau de la planète. La richesse de quelques-uns entraîne la faim d’un grand nombre à l’échelon de notre pays comme à l’échelon du monde entier. Les relations internationales se nouent de telle sorte que la violence déchire les peuples. A la lumière de l’Evangile, le chrétien considère que, les blessures, les tortures, les déplacements de population, les mises à mort, les guerres sont sacrilèges. Le corps de l’humanité est inséparable du corps du Christ qui s’est livré pour elle.
Répétons-le pour conclure : le chrétien ne peut parler de sa condition charnelle qu’en ayant présent à la mémoire le mystère de la croix. La mort de Jésus donne sens à la vie. La force du langage qui est en Dieu, « auprès de Dieu et en Dieu » (Jean 1) n’a pas quitté Jésus aux heures tragiques du Golgotha. La mort elle-même en Jésus s’est avérée une « heureuse nouvelle » : elle ouvre encore à la vie si l’on en croit l’expérience de la Résurrection. C’est la raison pour laquelle on regarde les défunts avec un intense respect. Le corps qu’on conduit en terre demeure pris dans le discours sans fin d’un Dieu qui nous dit son amour et nous promet la vie.
Michel Jondot
Peintures et vitraux de Marc Chagall