Il n’y a pas de messe « privée »
La sécurité et la santé de tous passent aujourd’hui par un fraternel « rester chez vous » ou un amical « jamais en groupe » qui séparent plus qu’ils ne rassemblent. Chacun comprend l’urgence vitale de ces injonctions, mais chacun réagit à sa manière pour les mettre en pratique avec zèle ou à reculons. Au cours d’une réflexion sereine les responsables de la paroisse saint-Eustache ont pris ces mesures au sérieux et décidé de maintenir la fermeture complète de l’église tout le temps du confinement imposé par les autorités. Cela a pour conséquence l’arrêt des célébrations eucharistiques jusqu’à nouvel ordre. Une eucharistie ne pouvant exister sans l’assemblée qui en est le signe premier et fondamental il n’y a pas de « messe privée », donc les prêtres ne célèbrent pas seuls, ils « jeûnent » tout comme les autres fidèles et en communion avec eux. L’eucharistie est un sacrement du corps, le corps de l’assemblée devient le corps du Christ, et il ne semble pas qu’un écran puisse le remplacer. L’écran de l’ordinateur ou du téléphone offrent une image nourrissante et apaisante, mais ambiguë et sans mystère. S’il est légitime de retransmettre une messe comme le fait la télévision depuis des décennies au profit de ceux qui ne peuvent se déplacer ou participer à de grands rassemblements internationaux, l’Église n’a jamais cherché à faire croire que ces émissions pouvaient remplacer le contact et la présence qui sont la chair du sacrement. Un enseignement et une émotion sont transmises à travers des images de recueillement et de fête, des prédications et des chants, mais c’est dans le secret du cœur de l’auditeur, dans sa solitude et son absence que se révèle le mystère du geste sacramentel trouvant sa source dans la foi et l’espérance dont il est porteur.
« Nous priver de messe ne nous prive pas du Christ »
Ne pas célébrer la messe peut être aussi important que de la célébrer, et aussi « nourrissant » pour la vie chrétienne. Les Églises appellent cela le « jeûne eucharistique » par comparaison avec le jeûne comme pratique saine pour retrouver la santé et sainte pour faire pénitence, pratique que Jésus nous demande de vivre comme une fête : « Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites, qui se rendent le visage tout défait, pour montrer aux hommes qu’ils jeûnent. Je vous le dis en vérité, ils reçoivent leur récompense. Mais quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage,… » (Mt 6/16). L’eucharistie instituée par Jésus au cours du dernier repas qu’il prit avec des disciples a été d’emblée reçue par les premières communautés chrétiennes comme le cœur vivant de leur rassemblement, elles nous en ont fait de multiples récits, elles en ont fait dès le début mémoire comme le demandait Jésus lui-même : « faites ceci en mémoire de moi ». Mais elles ne l’ont jamais considérée comme leur unique et exclusive raison d’être, au contraire elles manifestent la possibilité et l’importance de vivre aussi cette communion avec le Christ en dehors de ce geste. La communauté célèbre le rite mais c’est le Christ qui fait la communauté, et non le rite. Saint Jean est le premier à le marquer dans son évangile quand il ne transcrit pas l’institution de l’eucharistie comme le font les autres évangiles ou saint Paul, mais le lavement des pieds des disciples par Jésus, un autre geste qui implique tout autant le Seigneur et ses disciples dans une mémoire transmise encore aujourd’hui. Saint Luc lui aussi place ce jeûne dans son évangile avec les pèlerins d’Emmaüs qui reconnaissent Jésus rompant le pain alors qu’il a déjà disparu. Ils réalisent qu’ils sont seuls, mais avec le « cœur brûlé tandis qu’il leur parlait » (Lc 24.32). Ces évangélistes nous disent que si la communion eucharistique se trouve dans le rite faisant mémoire du geste de partage de son corps par le Christ, et que ce rite nous est donné pour vivre cette communion à notre initiative, cette communion eucharistique se trouve aussi et se reçoit dans d’autres circonstances, qui ne sont pas des rites mais des événements ou des rencontres, voire des silences ou des haltes qui surgissent dans la vie de chacun ou de la communauté, et qu’il faut saisir car elles nous purifient de nos routines et de nos facilités pour nous rendre à l’innocence de celui et de celle qui reçoivent un cadeau inattendu et en sont émerveillés. Dieu est fidèle et il nous accueille quand nous nous tournons vers lui, mais ce qui est décisif c’est de reconnaître que quel que soit le parti que l’on prend à son égard, contemplation ou nuit, la place de Dieu dans nos vies est un lieu secret, il se révèle, il se dévoile sans nous attendre, ce qui nous surprend, sans nous abandonner, ce qui nous rend confiants, sans nous enfermer, ce qui nous rend vraiment libres.
Nous priver de messe ne nous prive pas du Christ, ne nous prive pas de l’amour de nos frères et sœurs, ne nous prive pas du tête-à-tête avec l’en-haut, ne nous prive pas d’une espérance qui devient puissante. Nous sommes dans un temps d’attente, de respirations courtes et de regards furtifs, un temps de crépuscule que le printemps naissant n’arrive pas à réveiller car la ville est vide et les rues abandonnées à l‘errance des sans-abris sans amis. L’urgence est de maintenir possible notre communion en la réinventant au besoin, pour poursuivre sûrement autrement ce que les gens les plus simples dont la foi est dite populaire, ce que les croyants les plus traditionnels, les mystiques et les prophètes visionnaires ont entrepris avant nous, ce que Paul a entrepris pour passer du Jésus qu’il n’a pas connu au mystère du Christ dans la communauté chrétienne, ces entreprises il nous appartient de mettre à profit en ce temps où nous sommes livrés à nous-mêmes, pour les actualiser, pour passer du Christ restreint à la communauté chrétienne au Christ universel qui s’élabore dans l’humanité entière, au-delà des frontières définies par nos lieux, nos agendas, nos institutions et nos autorités ou par ceux qui veulent s’en emparer, Christ aujourd’hui qui s’élabore au sein de notre humanité qui tente de rejoindre la demeure de Dieu parmi les hommes.
Jacques Mérienne, avril 2020
Peintures d'Abdelkader Guermaz