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Le modèle de la crèche
Michel Jondot

La nature humaine est soumise aux lois de la biologie. Mais, plus radicalement, l'homme et la femme sont pris dans le travail de la Parole qui fait de notre corps le lieu de la rencontre et de l'alliance avec Dieu. Tel est le mystère de Noël.

Michel Jondot est membre de l'équipe animatrice "Dieu maintenant".

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Entre Joseph et Marie

Procréation médicale assistée ; mères porteuses et gestation pour autrui ; enfants des couples homosexuels. Que de questions agitées en cette période où l’on célèbre la naissance de Jésus !

Les chrétiens ont-ils vraiment la bonne réponse ? Ils le prétendent et s’apprêtent à manifester, le 14 janvier prochain, pour la faire entendre.

En ces semaines du temps de Noël, la crèche - scène familière qu’on revoit tous les ans dans les églises et dans beaucoup de foyers chrétiens - semble illustrer merveilleusement le message que les évêques de France veulent faire entendre dans la société. Un père et une mère encadrent le bébé que Marie vient d’enfanter : voilà le modèle qu’il faut désirer. On se souvient de la prière prescrite à tous les chrétiens dans la France entière lors de la fête de l’Assomption 2012. On suppliait le Père pour que tous les enfants puissent « bénéficier pleinement de l’amour d’un père et d’une mère ».

Les lois de la nature et le monde de la parole

On sait par ailleurs à l’intérieur de quelle morale sexuelle ces désirs de paternité et de maternité sont insérés. Ecartons tout ce qui entrave le fonctionnement normal de la biologie : limiter les naissances est une insulte à la nature humaine et à ses lois.

On peut s’interroger sur cette insistance de l’Eglise. S’intéresser au rythme biologique féminin pour élaborer une morale conjugale n’est peut-être pas très cohérent avec la façon dont Luc nous rapporte la conception de Jésus.

L’affirmation de la virginité d’une mère intrigue beaucoup. Faut-il y croire ? Dans la mesure où je veux demeurer dans l’Eglise, je dis « Oui ! J’y crois ! » Mais j’ajoute aussitôt « Croire n’est pas savoir ». La virginité de Marie est une croyance qui ne trouve pas sa vérité dans les découvertes que pourraient faire des historiens ou des biologistes. Elle n’a de sens que dans la foi qui n’est pas un catalogue de vérités mais l’entrée dans une parole. La foi m’oblige non à me crisper sur un dogme comme sur un objet-dont je possèderais la connaissance. Elle me lie à un Autre. Elle me livre au monde où il faut savoir ouvrir les yeux et les oreilles : « Heureux ceux qui voient ce que vous voyez » ; « Ils ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre ».

D’ailleurs, à relire l’Evangile de l’Annonciation (Luc 1,26-45) avec des yeux naïfs, on peut se demander si, dans ce récit, l’évangéliste s’intéresse beaucoup à la virginité de Marie. L’affirme-t-il expressément ? Et si oui, quel sens lui donne-t-il ?

Il faut bien remarquer que le récit de Luc ne raconte pas seulement l’annonce faite à Marie ; il met en scène deux grossesses. Celle d’Elisabeth encadre le récit : l’expression « le sixième mois » revient deux fois comme pour marquer le début et la fin de l’histoire (1,26 : « le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu… » (1,36) « Et voici qu’Elisabeth, ta parente…en est à son sixième mois »). C’est alors qu’a lieu la scène de la Visitation où le fonctionnement du corps féminin est fortement souligné : « L’enfant tressaillit dans son sein » (1,41).

Le récit de la conception de Jésus lui-même est très peu centré sur la virginité de Marie. A travers les paroles de l’ange, certains mots ont une connotation amoureuse appuyée. Les traductions disent que Marie était troublée par la salutation. Elle n’est pas seulement troublée par ce qu’avait d’insolite cette présence d’un messager mais par un geste qu’on pourrait considérer comme une caresse ou une embrassade (haspasmos) ; quelques lignes plus bas, ce même terme grec désignera le fait que les deux femmes, Elisabeth et Marie, tombent dans les bras l’une de l’autre.

L’univers dont l’ange est la figure

Toute la scène est inséparable de la réalité ; on nomme les villes et les régions, on désigne des personnages, on évoque des lignées familiales, on décrit des comportements, des sentiments, des peurs ; on annonce des événements précis. Mais tout ceci, qui fait partie du monde et de l’histoire, est pris à l’intérieur d’un univers autre dont l’ange est la figure. Que peut-on dire d’un ange ? Qu’il est ou qu’il n’est pas ? Disons que Luc le présente comme un personnage qui rejoint le monde de ce qui existe (« Il fut envoyé dans une ville de Galilée ») mais qui vient d’un monde autre que celui que nous connaissons.

Le mot « ange », dans le récit de l’Annonciation, est l’axe autour duquel tout s’articule. Il introduit le passage et il le clôt. L’ange apparaît dès l’entrée en matière et disparaît avec la fin : « Et l’ange la quitta » (1,38).

Que signifie le mot ? A coup sûr, il comporte un sens qui est proche du fait de dire et d’annoncer ; il a même racine que le mot « évangile » qui veut dire « Bonne nouvelle ».

A quel univers appartient un ange ? « Il fut envoyé », nous dit-on. Mais d’où est-il parti ?

Certes, il est proche de l’univers auquel appartient Marie, dans « une ville de Galilée appelée Nazareth » mais il appartient à un autre monde : un monde à la fois lointain et élevé dont l’ange évoque la présence inaccessible (« La puissance du Très-Haut »).Il est proche de l’univers humain au point qu’il dit l’intimité des corps, tant celui de Marie que celui d’Elisabeth, enceinte depuis six mois.

La présence d’un ange auprès de Marie à l’Annonciation nous indiquerait-il un univers mythologique auquel, en notre temps, aucun esprit sensé ne peut avoir accès ?

En réalité, les études sur le langage menées depuis des dizaines et des dizaines d’années et reprise par des penseurs, nous permettent peut-être d’éviter de sombrer dans la mythologie. On ne peut confondre la réalité des éléments qui composent le monde et l’histoire des hommes avec le langage qui permet de désigner et de raconter. Et lorsque le langage se déploie, on distingue encore deux ordres de réalités qu’on ne peut ni séparer ni confondre : le langage, en même temps qu’il décrit ce qui est, met en relation des sujets qui s’écoutent, s’interrogent et se répondent. Autre est la réalité existante que l’on dit, autre est la communication de ceux qui, se parlant, la disent. Face à cette évidence, un philosophe en est venu à considérer qu’on ne pouvait réduire le monde à ce qui existe. Le langage dit ce qui est, il laisse aussi apparaître un autre monde qui le traverse sans se confondre avec lui : le monde du « Dire » qui livre chacun à autrui. A l’univers que l’on voit, que l’on scrute et que l’on connaît, en est joint un autre qu’il faut appeler « autrement qu’être ».

Ne peut-on dire que c’est ce monde-là que figure l’ange dans le récit de l’Annonciation ?

La parole a pris chair

Marie est-elle restée vierge ? Est-ce à cette question que répond l’Evangile ? Ne peut-on entendre d’abord que toute conception est une annonciation et ne se confond pas avec les lois de la nature et de la biologie ? Pourquoi Marie se met-elle en route pour rencontrer Elisabeth ? La rencontre de ces deux femmes laisse entendre que l’une et l’autre ont été visitées. La rencontre amoureuse des corps, dans la cohérence chrétienne, fonctionne comme un langage ; l’un et l’autre s’appellent et se répondent et l’enfant qui naît est l’autre du couple, le fruit d’une annonce. Le monde des corps que les mots peuvent désigner est rencontré par l’univers de la parole. Dans toute naissance la parole prend chair et le croyant considère que, dans cette rencontre, Dieu se donne et se révèle.

L’Eglise est amenée à partager les questions de la société sur la rencontre des corps, sur le fait de devenir père et mère. Elle a peut-être des raisons de défendre une morale qui prétend respecter les lois de la nature. Dans les sociétés démocratiques qui sont les nôtres, on ne peut lui interdire de se situer et de se faire entendre.

Mais l’écoute des attentes est sans doute la première attitude qui s’impose à elle. Ne cessons de le répéter l’acte de croire ne consiste pas à posséder des vérités mais à tendre l’oreille pour demeurer en Alliance. Avant d’énoncer prescriptions et interdits, l’Eglise est conduite à déceler le travail de la parole dans les sociétés qui ne cessent de se transformer.

En ces temps de Noël, le chrétien reconnaît dans l’enfant qu’entourent Joseph et Marie, la parole qui a pris chair, l’invitation adressée à l’humanité par le Père. Ce bébé est vraiment Fils de l’Homme ; il donne à voir l’acte de dire. Celui-ci consiste à être tourné vers autrui, livré à autrui comme Jésus le sera aux jours de sa Pâque. Livré, c’est-à-dire donné gratuitement comme la parole d’amour échangée entre ceux qui sont prêts à s’effacer l’un devant l’autre pour le bonheur de l’autre. Inévitablement l’humanité se doit de trouver une morale nouvelle. Beaucoup craignent que la libre concurrence en soit le vrai moteur. Dans cette recherche de nos contemporains, l’Eglise se doit de chercher le chemin de la gratuité qui est celui de la parole et de la vie. Le texte nous révèle peut-être que le fait de se parler et de se répondre est plus réel et plus vrai que ce que l’on dit.

Michel Jondot
Peinture de soeur Marie-Boniface