Des victimes conscientes de l’injustice
Le monde aujourd’hui sait tout. Même le plus pauvre sait ce qui se passe, presque instantanément, d’un bout du monde à l’autre. J’ai vu un illettré dans un bidonville
d’Amérique latine, au milieu du tas d’ordures que les pauvres ont pour tâche de trier, trouver des revues de luxes et les emporter chez lui. Il ne sait pas lire mais il
voit les photos de ceux qui ont des logements luxueux, des habits et de la nourriture en surabondance. Il voit. Il sait et ne peut pas ne pas comparer sa situation avec
celles des riches. Hier il souffrait de la faim ou du dénuement. Aujourd’hui, en plus il souffre de souffrir. Il réalise cette injustice qui lui est faite ainsi qu’à
sa famille. Peut-être n’a-t-il pas les moyens de faire une analyse politique mais il la fait dans sa propre chair. Il entend le cri de ses enfants qui lui
disent : « J’ai faim ! ». Il voit sur les revues, des enfants bien nourris qui sûrement – en rentrant de l’école ou d’avoir joué – disent
aussi à leurs parents : « J’ai faim ! ». Mais il sait que ce n’est pas du tout de la même faim dont il s’agit.
Hier j’étais avec une équipe d’Emmaüs qui finissait de réhabiliter une aile de l’hôpital Claude Bernard pour y loger des familles qui vivaient dans la rue.
J’ai vu ces parents avec leurs enfants arriver. J’ai entendu les petits crier : « J’ai faim ! ». 80 familles ont été hébergées mais combien sont encore
dans la rue ? Ils savent, ils voient cette injustice dont ils sont les victimes. Car tout homme, toute femme, tout enfant a le droit d’avoir un logement et
suffisamment de nourriture pour ne pas avoir faim. C’est un droit inaliénable. Ceux là voient l’argent dépensé en superflu par les autres alors qu’eux n’ont
pas le minimum vital. La terre entière est agressée par la misère et cette misère n’est pas « venue du ciel », elle n’est pas sans raison :
elle est due à l’égoïsme de certains qui refusent de voir ce que leur désir de richesse ou de pouvoir crée chez les autres. Cette cécité ne concerne pas
seulement les très riches mais tout un chacun. Un jeune, par exemple, entre dans la vie avec l’idée classique qu’il faut travailler et que, par son travail,
on peut devenir riche et profiter de ses richesses. Et c’est vrai qu’il faut travailler et il est tout autant vrai qu’il est normal d’obtenir une certaine richesse
de son travail. Mais il n’est pas vrai que je puisse agir ainsi au détriment des autres. Certes, ce jeune, la plupart du temps ne dira pas qu’il veut du mal aux autres.
Il dira plutôt : « Qu’ils se débrouillent ! » autrement dit « les autres je m’en fiche ! ». Il pensera : « Ceux qui sont à la rue,
au chômage, incapables de nourrir leur famille – qu’ils soient dans mon pays ou à l’autre bout du monde – ce n’est pas mon problème ! » Mais alors, dites-moi,
c’est le problème de qui ?
La priorité des priorités
Depuis toujours les plus misérables souffrent mais aujourd’hui ils savent qu’ils souffrent d’un bout de la terre à l’autre. Il serait temps que cette explosion
de la misère devienne prioritaire. On trouve de l’argent pour bien des recherches scientifiques, on en a trouvé pour aller sur la lune, et cette extraordinaire
capacité d’invention est bonne. Mais ne serait-il pas meilleur encore de mettre des priorités et de s’attaquer d’abord aux causes de la misère ? Ceci à tous
les niveaux, tant de politique nationale qu’internationale ou au niveau de simples citoyens. Vous les politiques, que vous soyez de droite ou de gauche, ne
croyez-vous pas qu’il serait temps – plutôt que de vous faire la guerre pour le pouvoir – d’élaborer un programme prioritaire commun contre la misère ?
Vous qui allez voter pour la droite ou la gauche, je vous en supplie exigez des politiques qu’ils bâtissent ensemble ce programme pour procurer en priorité
un logement et du travail pour tous. Il n’est pas vrai que la misère soit inéluctable. Mais il est vrai que lutter contre la misère est un combat quotidien.
Nous méritons les pires malédictions politiques ou personnelles si nous ne mettons pas toutes nos énergies à inventer des solutions chaque jour. Aujourd’hui
quiconque est riche a le devoir de dépenser. Malheur aux riches qui aujourd’hui, parce qu’ils voient la crise, se mettraient à faire la politique du bas de laine,
qui cacheraient dans leur coffre des diamants ou de l’or. Malheur à ce riche là. Il est haï de Dieu. Il se rend haïssable car on n’a pas le droit, dans des
époques comme la nôtre d’utiliser son argent autrement que pour créer de l’emploi. Ceux qui ne le font pas, ceux qui prétendent mettre leur argent en sûreté
en refusant de risquer de la création d’emploi, ceux là sont misérables.
Une mobilisation générale
A ceux parmi vous qui êtes chrétiens, je veux dire que notre responsabilité n’est pas d’être croyants. Nous serons maudits de Dieu si nous ne sommes que
croyants. Notre responsabilité est d’être croyables. Nous ne le serons que si nous luttons concrètement car nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre contre
l’injustice et la misère. Si nous étions dans la guerre sanglante, tout de suite tous ceux qui ne sont pas des extrémistes ou des fanatiques s’uniraient pour
trouver un programme minimum commun, provisoire, temporaire mais réel. On ferait un gouvernement d’union nationale temporaire pour la victoire. Nous ne sommes
pas attaqués de manière sanglante alors qu’il y a des suicides chaque jour à cause de la misère et du chômage. Nous ne sommes pas dans la guerre sanglante
sans doute, mais nous sommes dans la guerre. Le monde entier est agressé par nos bêtises, par la misère. Face à cette situation, j’en appelle à tous et aux
politiques d’abord pour qu’ils dialoguent avec tous ceux qui ne sont pas des fous afin d’arriver à un minimum de programme commun de situation de détresse.
Cette guerre contre la misère est le chemin. Il n’y en a pas d’autre. Je vous le dis : Ne vous trompez pas de chemin !
Dans ce combat, nous ne sommes jamais sûrs de gagner mais je suis sûr que c’est un devoir de l’entreprendre et d’y investir toutes ses énergies. Il est des
politiques, de droite comme de gauche, qui pour être élus vous disent : « Faites-nous confiance, avec nous vous verrez le bout du tunnel. » Ne croyez
pas ces paroles. Pour voir le bout du tunnel, il est indispensable de faire quelques pas en arrière pour retrouver une route libre ! Il est indispensable
que le plus grand nombre possible s’y mette sans être jamais assuré de la victoire finale. Il y a des générations entières qui ont cru que cela valait
la peine de se laisser immoler pour des lendemains qui chantent. A vous les jeunes qui allez rentrer dans la vie responsable, jamais je ne vous
dirais : « Devenez compétents, unissez vous pour mobiliser toute votre vie pour la paix, la justice, la liberté et, si vous le faites assez bien,
avec assez de compétence et de persévérance, la victoire historiquement est assurée. » Ni la foi, ni la science, ni ce que nous pouvons connaître
de l’histoire ne permet d’être certain que l’autodestruction, l’apocalypse, ne viendra pas catastrophiquement par la bêtise de l’homme lui-même.
Tous les efforts pour toutes ces valeurs – justice, paix, liberté – nous n’avons aucune certitudes qu’elles triompheront. Je n’en sais rien. Je mets
toutes les énergies de ma vie pour qu’elles triomphent dans le cours de l’histoire. Mais la foi ne m’en donne pas la certitude. Dans l’Evangile,
Jésus nous parle de bonheur, de justice et de paix dans le texte des béatitudes. Mais, avez-vous remarqué que toutes les béatitudes – sauf la 1ère et la dernière – sont
au futur : Heureux les artisans de paix, ils seront rassasiés ; heureux les doux, ils obtiendront la terre promise ; heureux ceux qui pleurent, ils
seront consolés... Mais il n’est pas dit que ce futur advienne dans le temps de l’histoire. La première béatitude est au présent : « Heureux les pauvres
de cœur, le royaume des cieux est à eux. » Les pauvres ce ne sont pas seulement les misérables. Ce peut être aussi un grand patron ou un président de
la république dans la mesure où chaque soir ils se demandent ce qu’ils ont fait pour collaborer à plus de justice au sein de leur entreprise ou du peuple
qu’il gouverne. La dernière béatitude est aussi au présent : « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, le royaume des cieux leur appartient. »
Pour le reste, nous devons combattre mais nous devons accepter de ne jamais être assurés de la victoire.
Abbé Pierre
Sculptures de Pierre de Grauw