Face aux enjeux majeurs des crises sanitaire, environnementale, climatique, économique et sociale, il est nécessaire d’interroger les relations que nous avons établies avec le monde qui nous entoure, humain et non-humain.
Oser penser le monde peut paraître prétentieux, pourtant c’est dans le débat des idées que la démocratie s’invente, se reconfigure, se déploie pour aujourd’hui et pour demain. Nous sommes dans la nécessité de construire des cohérences à partir d’un avenir désirable, d’un monde qui vient et d’une humanité qui se cherche.
Hartmut Rosa nous propose, dans son dernier ouvrage « Rendre le monde indisponible », une analyse critique de la crise de la modernité et des éléments susceptibles de contribuer à réinventer notre relation au monde.
Selon lui, « pour les sujets de la modernité tardive, le monde est purement et simplement devenu le point d’agression. Tout ce qui apparaît doit être connu, dominé, conquis, rendu utilisable. Formulé abstraitement, cela paraît de prime abord banal. Mais ça ne l’est pas. Derrière ce constat se dissimule une refonte insidieuse de notre rapport au monde qui remonte loin sur le plan historico-culturel et économico-institutionnel, mais accède à une nouvelle radicalité au XXIe siècle… »
« L’idée selon laquelle la clé d’une vie bonne, d’une vie meilleure réside dans l’extension de notre accès au monde. Notre vie sera meilleure si nous parvenons à accéder à plus de monde, tel est le mantra non exprimé mais inlassablement réitéré et réifié dans l’action… »
La situation dans laquelle nous sommes peut s’exprimer de la façon suivante : « Une société est moderne si elle n’est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique, c’est à dire si elle a besoin pour maintenir son statu quo institutionnel, de la croissance (économique), de l’accélération (technique) et de l’innovation (culturel) constantes. Telle est la définition de la société moderne. »
Mais la perspective d’augmentation passerait peu à peu de la promesse à la menace. Si nous ne devenons pas meilleur, plus rapide, plus créatifs, plus efficaces, nous perdons, nos emplois, nos capacités budgétaires, nos retraites…
« Ce n’est pas la soif d’obtenir encore plus, mais la peur d’avoir de moins en moins qu’entretient le jeu de l’accroissement. Nous gravissons continuellement un escalier mécanique descendant. »
L’ambition de mise à disposition du monde semble se révéler comme une aporie.
Ce programme de mise à disposition du monde par lequel nous pensions nous être assuré d’une prospérité sans limite, non seulement ne fonctionne pas mais peut même se retourner en son contraire. Le monde rendu disponible sur les plans scientifique et technique, économique et politique semble se dérober et se fermer à nous d’une manière mystérieuse ; il se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible.
La crise du coronavirus vient illustrer ce « retournement mystérieux » qui nous met en demeure de consentir à l’indisponibilité des autres, des objet, des territoires…
Mais il faut admettre que le tout-indisponible n’est pas plus que le tout-disponible une solution. Il faut consentir que nous n’en avons jamais fini avec le monde que nous rencontrons.
« Le programme moderne d’extension de l’accès au monde, qui a transformé ce dernier en un amoncellement de point d’agression, produit donc de deux manières concomitantes, la peur du mutisme du monde et de la perte du monde : là où tout est disponible, le monde n’a plus rien à nous dire ; là où il est devenu indisponible, d’une nouvelle manière, nous ne pouvons plus l’entendre parce qu’il n’est plus atteignable. »
Pour notre auteur ce n’est pas le fait de disposer des choses, mais d’entrer en résonance avec elles qui constitue le mode fondamental pour l’humain de l’être-au-monde dans sa forme vivante. C’est peut-être ici que se situe la clé permettant de nous soustraire au jeu de l’accroissement sans limites auquel se livre la modernité et à son ambition de rendre tout et chacun disponible.
Comment garder le monde atteignable afin de tenter, par une relation toujours incertaine, d’entrer avec lui en résonnance.
Je n’entends pas par ces quelques lignes rendre compte de l’ampleur, de la profondeur et de la pertinence de cet ouvrage. Je voudrais simplement signaler combien cette pensée peut nous aider dans ce moment très particulier et constituer un outil précieux pour entreprendre le travail de refondation du politique.
Jean Luc RIVOIRE, le 4/5/2020
Peinture de Cirilo Martinez Novillo