1- L'échange : mouvement de l'entretien
L'entretien : une relation en acte
Par une heureuse rencontre, propre sans doute à l’usage de notre langue, deux lignes de sens se croisent dans le substantif entretien et dans le verbe
entretenir qui lui est associé.
On entretient un organisme, un monument et aussi bien une personne. Par là on leur permet de subsister, en leur assurant des aliments, des soins ou des
moyens d’existence. Au sens large de ce terme, il s’agit de leur vie, ce dernier terme signifiant aussi bien l’animation biologique que la durée dans
le temps. Mais entretenir quelqu’un ou s’entretenir avec quelqu’un, c’est aussi s’adresser à un interlocuteur, engager ou poursuivre avec lui une
conversation, un dialogue. L’entretien signifie alors l’envoi et la réception de messages. Il relève de l’ordre de la parole.
Cette rencontre dans un même vocable de deux significations bien différentes nous invite à prêter attention à un même trait qui est présent dans les
réalités qu’elles manifestent.
Dans l’ordre de la vie comme dans celui de la parole se trouvent ce qu’on peut nommer des choses. Ainsi la parole comporte-t-elle des signifiés et
désigne-t-elle des référents qui existent dans le monde. De son côté, la vie, sous son aspect biologique, est faite d’éléments que la chimie distingue
et, d’autre part, la vie, entendue comme durée, affecte des entités qui ont une certaine consistance matérielle, qui sont des corps physiques, composés
de parties solidaires les unes avec les autres.
Or, dans le cas de la parole comme dans celui de la vie, ces choses n’épuisent pas à elles seules la réalité. En effet, quand on parle, il y a ce que
l’on dit et les objets du monde dont on parle mais il y a aussi, outre les énoncés et leurs référents, le mouvement ou, comme on voudra, le geste même
de l’énonciation et, surtout, cette relation bien singulière en quoi consiste le fait de converser. Pareillement, dans le cas de la vie, il y a des
éléments mais aussi leur assemblage et les échanges qui se produisent entre eux. Qu’on songe seulement à ce qu’on nomme métabolisme dans le cas de
la vie animale et végétale !
On pourrait donc soutenir qu’avec la parole parlée il y a la parole parlante et, avec la vie vécue, la vie vivante. Or, cet aspect actif, présent dans
les deux ordres que nous considérons, notre langue l’exprime par ce même terme d’entretien. L’entretien n’est donc pas rien mais il n’est pas une chose,
pas même un terme à quoi s’arrête un mouvement : il est une relation toujours en acte.
Voilà ce qu’il importe de ne jamais oublier. Alors l’ordre tout entier de la parole ne se confondra pas avec les fractionnements qu’imposent le lexique
et la syntaxe d’une langue et, d’autre part, la vie, quant à elle, ne sera plus tenue pour identique aux découpages qu’on peut faire dans ses manifestations :
on sera rendu sensible avant tout à l’élan en lequel elle consiste. Bref, ici et là, on prêtera attention à ce que nous proposons de réunir sous le concept
d’entretien. Sans doute l’entretien ne se réalise-t-il pas de la même façon dans la parole et dans la vie. Mais, comme on va le montrer, sa présence dans
l’une comme dans l’autre, permet de faire apparaître les différences et les ressemblances qui existent entre ces deux ordres.
On pourra bien comparer à une immense conversation les échanges vitaux qui maintiennent l’univers comme les organismes entre eux. L’entretien qui se produit
là est cependant d’un autre ordre que celui par lequel nous communiquons entre nous. Tout au plus devons-nous affirmer que celui-ci ne peut pas advenir
sans qu’advienne et se maintienne celui-là. La mort n’est-elle pas là pour nous avertir que c’en est fini de tout dialogue entre nous lorsque le souffle
nous est enlevé ? Mais, reconnaissons-le, la prégnance de la vie est si forte dans l’usage que nous faisons entre nous de la parole que, si nous affirmons
la poursuite d’un échange entre nous au-delà de notre trépas, nous le concevons à la façon d’une immortalité, d’un retour de la vie ou d’une résurrection,
bref, nous traduisons la parole dans le registre de la vie.
" En la parole était la Vie... "
Ce passage d’un ordre à l’autre, cette transmission mutuelle des propriétés entre eux, ne devrait pas tellement nous surprendre si nous avions réellement
pris acte que, plus radicalement encore que la parole échangée entre nous et que la vie que nous nous transmettons, comme tous les animaux et les végétaux,
il y a un entretien qui n’est lui-même ni verbal ni vital au sens du moins que notre expérience peut donner à ces adjectifs. Ne sommes-nous pas dirigés vers
une telle pensée quand nous lisons, par exemple ceci : Au commencement était la parole… En elle était la vie… ?
Sans doute de telles déclarations semblent-t-elles donner un privilège ou une primauté, voire une priorité, à la parole par rapport à la vie. Mais on peut
aussi les entendre comme un effort pour échapper à ce positivisme de la chose auquel est toujours exposée une exaltation de la seule vie. Sans nous reconduire
au langage tel que nous pouvons le pratiquer dans l’histoire humaine, la dignité de commencement, voire de principe, reconnue à la parole, dégage, pour
elle-même en quelque façon, l’excellence absolue de la relation en quoi consiste l’entretien lui-même. Et ainsi, dans le même temps, se trouve rendue possible
l’affirmation qu’une telle excellence puisse se rencontrer dans les plus humbles réalisations de la vie dans d’humanité. On peut, en effet, aller jusqu’à
affirmer : Et la parole est devenue chair…
Telles sont, en tout cas, les ressources de pensée que nous a paru contenir ce concept d’entretien. Aussi avons-nous tenu à le distinguer de celui de parole
et de celui de vie, non pour l’en séparer, mais pour pouvoir mieux reconnaître comment ces derniers l’expriment et lui donnent consistance dans notre
intelligence de l’univers comme aussi de l’histoire humaine. On ne sera donc pas étonné si, dans tout texte qu’on pourra lire, outre son thème ou les
réalités qu’il nous rend présents, comme le fait tout document, on peut toujours faire apparaître l’entretien dont de quelque manière il témoigne toujours.
Car tout texte est aussi un message !
Tout texte est un message
Il est des textes qui portent, visibles sur leur surface, la marque qu’ils sont des messages. Ainsi, par exemple, en est-il de ceux qui relatent des
dialogues. Mais il en est d’autres où ne se détecte aucune trace qui signale qu’ils sont adressés et reçus. Pourtant, ceux-là aussi sont des messages.
A quoi donc pourra-t-on reconnaître qu’ils sont bien tels ?
Il faut faire l’hypothèse que les signes par lesquels se manifeste l’acte même d’une communication en devenir se trouvent comme gravés, mais encore
inaperçus, dans la teneur d’un récit ou d’une description, par exemple. Il faut donc les faire saillir. Or, s’il est vrai que tout entretien est fait
d’un battement entre une distance et un rapprochement qui s’établit entre des interlocuteurs - telle est l’essence de la communication - on peut supposer
que tout texte, quel qu’il soit, tel une trajectoire, constitue un passage au cours duquel on va, peu à peu, à un rythme variable et selon des figures
diverses, d’un maximum de distance à un maximum de rapprochement entre des interlocuteurs, ou inversement. Et ce passage, bien réel, possède quelque chose
comme une matière. Celle-ci est à rechercher dans le sens des mots et des phrases qui constituent la teneur même du texte. Ce passage est dessiné en elle.
Elle est comme l’inscription, dans la succession spatiale des éléments d’un texte, du mouvement ou du geste, immatériel, de son énonciation ou de sa communication.
Le contenu de sens d'un texte
Qu’est-ce qui autorise à faire une telle hypothèse ?
Rappelons ce qu’on a dit déjà : que la vie comme la parole n’est pas seulement ce qui est vivant ni ce qui est dit mais aussi, et inséparablement,
le fait même ou, mieux, le mouvement de vivre ou de parler. On s’en souvient, c’est pour cette raison qu’on a mis en évidence la notion même d’entretien,
qui signale la présence d’un acte. Or, c’est un tel acte qu’on cherche et qu’on ne manque pas de trouver, mais comme à l’état solide, ou plutôt étalé
et comme matérialisé, dans ce qu’on peut désigner à bon droit comme le contenu de sens d’un texte.
Si l’on y réfléchit bien, on ne tardera pas à convenir qu’en pratiquant une telle lecture on en vient à comprendre pourquoi nous sommes toujours tant
soit peu concernés ou, comme on dit volontiers aujourd’hui, interpellés par les divers textes dont nous prenons connaissance. Littéralement, ils nous
sont tous adressés, puisque nous les écoutons ou les lisons. Ce que nous en ferons ou, plutôt, ce que fera de nous leur écoute ou leur lecture est une
autre affaire et, assurément, d’un tout autre ordre que l’apport d’information ou de savoir que nous pouvons en retirer et qui se dépose toujours en
nous effectivement dans notre perception, dans notre intelligence et dans notre mémoire.
Le point critique
Allons plus loin encore. Si l’on accorde l’hypothèse qu’on vient de formuler, on admettra que, dans le trajet que nous faisons en recevant un texte,
nous passons par un moment critique où se décide ce qui l’emportera, dans l’entretien en cours, de la distance ou du rapprochement, de la disjonction
ou de la conjonction, comme il s’en rencontre dans la relation qui unit et sépare entre eux des interlocuteurs. Ce point critique, à notre insu,
se formera toujours en nous mais seule une attention méthodique nous en fera prendre conscience. Au reste, quoi qu’il en soit, attentifs ou insouciants,
d’avoir reçu un texte comme on fait d’un message qui nous a été envoyé nous aura changés et, conscients ou non, nous continuerons autrement notre
participation à la situation d’entretien dans laquelle nous sommes établis.
Entendons-nous bien sur la nature de ce point critique. Il ne s’agit pas d’abord de l’approbation ou du désaveu des pensées ou des valeurs qui font la
trame du texte mais, de façon plus élémentaire, de l’adhésion ou du désaccord que nous donnons ou refusons au mouvement même de l’entretien qui s’est
dessiné dans le message que nous avons reçu et qui, finalement, s’est gravé en nous.
En recourant sans cesse à la notion de mouvement pour caractériser l’entretien, nous indiquons sans doute au mieux en quoi consiste celui-ci. Cependant
il convient d’ajouter aussitôt que ce mouvement est celui d’un échange. On ne saurait donc se le représenter par l’image d’une ligne qui irait toujours
de l’avant et qui, dans son progrès, procèderait par scissions successives, comme lorsque, sur un chemin où l’on avance, on doit choisir, à de certains
moments, entre deux directions divergentes. Il s’agit plutôt d’un mouvement, sans doute, mais dont la trajectoire serait assez bien figurée par la
convergence de deux mobiles, partis d’origines distinctes, qui ne cessent d’être simultanément présents et absents l’un à l’autre. Un tel mixte d’attraction
et d’éloignement est essentiel au mouvement qui les dirige réciproquement l’un vers l’autre en sorte qu’ils ne sont jamais ni absolument confondus
ni absolument séparés.
Dans le mouvement de l’entretien il y a donc deux pôles et aussi la liaison qui les maintient l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, qui fait qu’ils ne sont
jamais l’un sans l’autre. Si l’on se propose de compter, comme on ferait pour des éléments qui composent un tel ensemble, on dira avec raison que ceux-ci
sont au nombre de trois : les deux pôles et leur liaison. Mais convient-il ici de compter ? Non, car compter, c’est déjà défaire et, d’une certaine façon,
détruire ce qui n’existe que de tenir ensemble, que de s’entretenir.
Qu’il suffise donc de reconnaître que nous n’existons que de nous entretenir ! La voie est ainsi ouverte aussi bien vers ce qui nous assure dans l’existence,
c’est-à-dire vers l’amour mutuel qui nous unit et nous fait être, que vers son contraire qui, en nous disjoignant radicalement les uns des autres, tendrait,
si c’était possible, à nous anéantir.
2- Un théologien de la communication
" Un Etre qui peut entrer en rapport avec nous "
Notre insistance à caractériser l’entretien par le mouvement révèle notre dette envers la pensée de Bergson. Mais nous avons aussi prolongé à notre façon
son souci de fidélité à l’expérience. Ainsi avons-nous été moins sévères que lui à l’égard des ressources qu’offre le langage, à l’instar de la vie, pour
porter en lui-même le mouvement.
En cela nous héritions des observations qu’ont été conduits à faire notamment les phénoménologues et les philosophes de la communication. Nous ne pouvions
plus tenir le langage et sa réalisation dans la parole comme le champ dans lequel se fractionne et se perd la continuité d’élan d’un mouvement. Nous aurions
alors négligé tout ce que nous enseignent l’énonciation et le fait même de l’échange qui préside à la conversation.
Cependant, en faisant droit à la capacité du langage à rendre, comme le fait la vie, le mouvement même et le devenir, nous ne revenions pas aux prétentions
d’un positivisme linguistique qu’aurait justement critiquées et détruites l’auteur des Données Immédiates de la Conscience. Si l’intuition est pour lui un
acte inséparable d’une durée qui en serait l’objet au point qu’on ne peut les comprendre l’une sans l’autre, l’entretien est pour nous le nom unique qui
convient pour désigner, sans cependant les confondre, à la fois le mouvement lui-même et ce qui se meut aussi bien dans la vie que dans la parole.
Quant aux ouvertures spirituelles que permet notre pensée de l’entretien, nous estimons qu’elles rejoignent cette affirmation, à propos de Dieu, qu’on lit
dans Les Deux Sources : statique ou dynamique… la religion le tient pour un Être qui peut entrer en rapport avec nous.
Croire, espérer, aimer
Il convient de ne pas cesser de méditer l’affirmation de Bergson. Sa portée singulière tient à ce qu’elle nous invite à traiter de Dieu sans soulever
la question de son existence ou de son inexistence : d’emblée, Dieu est entendu comme un Être. Mais de celui-ci, ce qui est retenu et mis en belle évidence,
c’est son pouvoir ou, comme on voudra, sa propriété d’entrer en rapport avec nous. En d’autres termes, Dieu est entendu, sinon défini, dans l’ordre de la communication.
C’est donc la portée de la communication qui est ici en cause ou, si l’on préfère, en usant d’un terme riche de signification, il y va de sa vertu.
En somme, la communication pourrait avoir une force que, sans jouer sur les mots, on pourrait nommer proprement théologale.
Or, nous savons que, dans la tradition de pensée chrétienne, inspirée notamment par l’Apôtre Paul, l’ordre qu’on est convenu de nommer théologal est
entendu comme l’articulation des trois gestes de croire, espérer et aimer, portés à leur plus haute puissance (cf. ICor. XIII,13). Ainsi Dieu serait-il
présent dès lors que nous portons ces trois gestes au plus haut, au plus fort.
On se méprendrait toutefois si l’on en venait à estimer que ces gestes produisent Dieu, comme une cause produit un effet. En effet, il convient de
s’abstraire ici de la logique de la causalité efficiente. Qu’il suffise de soutenir que Dieu n’est pas sans notre foi, notre espérance et notre amour ou,
pour parler positivement, qu’il va avec ces trois modalités d’existence, quand celles-ci sont portées à leur plus haute intensité. Mais il n’en est pas le
fruit. Il est plutôt à entendre comme l’interlocuteur ou le partenaire qui n’est jamais présent sans qu’on soit appelé à croire, à espérer et à aimer absolument,
infiniment, en cherchant à atteindre, dans ces trois conduites, l’ultime.
Plus précisément encore, cet interlocuteur ou ce partenaire est tenu comme quelqu’un à qui nous répondons. Nous lui reconnaissons donc, mystérieusement,
une priorité. Mais nous pouvons toujours lui refuser cette réponse bien singulière que constitue le ternaire théologal, croire, espérer et aimer, nous pouvons
même tenter de nous en extraire, le renier. Cependant, au jugement de quiconque croit, espère et aime, cette tentative, si obstinée qu’elle soit, sera toujours
tenue pour vaine, alors même que le consentement à la foi, à l’espérance et à l’amour n’est nullement contraint mais constitue un acte absolument libre.
Notre engagement dans le ternaire théologal peut donc s’entendre comme l’équivalent de l’énoncé du nom de Dieu, à ceci près cependant, et ce n’est pas peu,
qu’à la différence de l’affirmation de ce simple énoncé, l’engagement qui est en cause ici, lui, ne va jamais sans un geste spirituel radical de consentement
ou de refus.
En effet, on peut prononcer le nom de Dieu en prenant soin de tenir ce nom comme la désignation d’un objet qui, existant ou non, est sans rapport avec ce qui,
en nous et entre nous, peut accompagner une telle désignation comme le fait de croire, d’espérer et d’aimer. Ces trois verbes, en effet, sont comme la forme
que nous prenons nous-mêmes ou, plutôt, que nous pouvons prendre ou refuser de prendre, quand nous accompagnons de notre propre existence l’énoncé de ce nom de Dieu.
Mais cet accompagnement se produit ou ne se produit pas. Quoi qu’il en soit, il est bien difficile de ne pas le tenir comme le fruit d’une décision secrète,
d’un « oui » ou d’un « non » radical.
Guy Lafon
Peintures de Marthe Péalat