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L'épreuve du vide
Michel de Certeau


(La difficulté de communiquer en parlant de notre foi avec nos contemporains, le fait de "parler dans le vide" ou de "parler à vide") nous ouvre la voie d'une plus authentique vérité humaine et évangélique. "Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort" (2 Cor. 12/10). Certes, quand nous l'analysons aujourd'hui en nous, il ne faut pas tenir cette "faiblesse" pour vertu ou la traiter trop vite comme une catégorie religieuse. C'est d'abord un fait, et partiellement une maladie. Mais le symptôme est également un signe; il appelle un "réveil"...

A une condition pourtant. C'est que nous ne cherchions pas obstinément à boucher ce trou avec n'importe quoi, à remplacer des idées par d'autres, des procédés et des sécurités par d'autres, c'est-à-dire le savoir désenchanté par le charme d'un autre savoir... A cet égard, il y a une forme de dialogue qui consiste seulement à s'aliéner, à répéter les autres, à attendre d'eux ce qu'il nous faut pour être modernes, à les mimer du dehors en croyant être ainsi "avec eux"...

La question radicale nous est indiquée par le vide même. Nous apprenons ainsi que les autres nous échappent - nos interlocuteurss tout comme les signes de la présence de Dieu... Ce moment de notre faiblesse ou de l'absence des autres est un moment de la vérité. Parce qu'elle nous prive de ce que nous avions des autres, cette "épreuve" a un sens spitituel ; ainsi, naguère, les auteurs spirituels voyaient dans la "désolation" et la privation une "grâce" qui nous oblige à distinguer les autres (ou la révélation) de nos idées et de nos prétention sur eux; elle révèle la "différence" des autres et de Dieu ; elle manifeste l'existence de quelqu'un d'autre à travers sa résistance et son abstention.

Si nous ne sommes pas seulement des fournisseurs jugés sur la qualité des objets qu'ils présentent, et tenus d'offrir des "garanties" qui éviteraient aux autres une question analogue à la nôtre; si nous croyons à une vérité qui n'est pas seulement quelque chose de "plus" que le "reste" mais le sens de tout langage et de tout échange, nous la trouverons d'abord dans l'expérience de cette résistance destinée à nous signifier que les autres existent et que, pourtant, nous sommes liés à eux pour exister nous-mêmes. En confessant notre incapacité à les saisir, nous confessons déjà, et tout ensemble, leur existence, la nôtre (à laquelle nous sommes renvoyés) et une réciprocité fondamentale entre eux et nous. Dans la mesure où nous acceptons de ne pas nous identifier à ce qu'ils peuvent attendre de nous, et à ne pas les identifier à ce qu'ils peuvent attendre de nous, et à ne pas les indentifier aux satisfactions ou aux assurances que nous espérions tirer d'eux, nous découvrirons le sens de la pauvreté qui est le fond de toute communication.

...Telle est l'expérience humaine radicale, jamais close, toujours surprenante, toujours rénovatrice: nous nous inventons mutuellement en nous reconnaissant différents. L'autre est d'autant plus l'inséparable qu'il devient l'irréductible impossible à identifier...

...Un seul exemple, celui de la Samaritaine. Dès les premiers mots Jésus récuse une localisation: de la part d'un "Juif" "au sens johannique", son attitude est déroutante; il est différent de l'idée que la Samaritaine se fait d'un interlocuteur juif.Il est bien juif, par sa naissance, sa culture, par sa docilité aux lois, mais il n'est pas identifiable à cela. Il suggère autre chose, qui critique l'absolu représenté par cette condition raciale: il est quelqu'un qui existe. Cette "autre chose" la Samaritaine l'identifie à quelque chose de plus, au fait d'être un prophète, au miracle et au mirage de n'avoir plus à trimer elle-même pour puiser de l'eau. Mais, une fois de plus, se produit le quiproquo si fréquent dans les réponses de Jésus : il répond à côté de la question, il "disparaît" après être "apparu", selon un schéma propre à toutes les scènes et à tous les dialogues de l'Evangile johannique.

Mais où est cet "ailleurs" ? "Va chercher ton mari", dit-il. Il la ramène à elle-même, au problème crucial de sa vie et de sa relation avec les autres. C'est elle qui était ailleurs et qui, dans la sincérité de son désir, déplaçait la question. Jésus ne lui dit pas quelque chose de plus; il démystifie cette image qui la situait hors d'elle-même ; il brise l'objet qu'elle prenait pour la vérité en faisant de la vérité un miracle extérieur à elle. Il la rend à elle-même, non pas sous la forme de ce qu'elle devrait être, non pas en lui proposant un modèle ou un programme, mais par une question vive et un appel indissociables, chez la Samaritaine, de la relation avec d'autres - avec ses maris, "objets" d'amour...

Ainsi en va-t-il de tous les autres dialogues de Jésus. Ses interrogations "déplacées" renvoient chacun à lui-même. Un "je suis moi qui te parle" ouvre la possibilité d'un "je suis, moi qui te parle", qui lui réponde.

Michel de Certeau
"La parole du croyant dans le langage de l'homme" (Esprit; oct. 1967)

Pastel de Pierre Meneval