Une famille regorgeant de foi et d’engagement
Le confinement imposé écarte d’autorité tout le superflu et est propice à la réflexion et à l’écriture.
Est-ce une chance, est-ce un handicap, je me rappelle des moments où j’en ai voulu à Dieu. Déjà, très petit, après la lecture quotidienne de la Bible, avec mon père, je m’insurgeais contre ce Dieu qui pourfendait les Egyptiens ou les Assyriens… En revanche, jamais, je pense n’avoir pas cru en lui, en son amour qui donnait un sens à ma vie et faisait avancer notre destinée humaine. Aucun où je n’ai été convaincu non plus de ce que la liberté des hommes, et, très vite leur folie, pouvaient mener aux pires catastrophes. Même si cela déplait à Dieu.
La foi a pourtant besoin du doute. Il viendra… sans doute.
Je suis né dans une famille regorgeant de foi et d’engagements ; mais pas forcément de religion.
Ma mère, élevée dans le christianisme social le plus ouvert et militant qui soit – fille de Francisque Gay, fondateur de La Vie catholique, filleule de Marc Sangnier, l’animateur du Sillon, qui ancra l’Eglise dans la République et la réconcilia avec le monde ouvrier - a souhaité, non sans douleurs, non sans errances, angoisses, que ses cinq enfants posent leurs pas dans ceux de Jésus-Christ, soient accueillants, généreux, d’abord tournés vers les autres.
Mon père était un converti. Baptisé protestant, il a été élevé par un père militaire, franc-maçon et farouchement athée, mais aussi profondément humaniste. Sa foi, qu’il décrivait avec fierté comme celle « du charbonnier », était nourrie de Teilhard de Chardin et de Bernanos.
Mon arrière-grand-mère maternelle, juive allemande ayant opté pour la France en 1870, était également une convertie. C’est une homélie sur la grâce, alors qu’elle s’était glissée parmi les fidèles de Saint-Augustin, qui la secoua et l’émerveilla tant qu’elle demanda à l’abbé Frémont, l’orateur, républicain de gauche, d’être son directeur de conscience et de la baptiser. Ces deux femmes étaient fières de leur judéité maintenue.
Ces deux conversions ont fortement imprégné notre famille. C’est tellement fort, violent, une conversion ! Nous rechristianisions, en période de déchristianisation…
En cette époque, et c’est toujours le cas en 2020, tout aussi injustement, « gauche » ou « progrès » impliquaient athéisme ou rejet de la foi ; pour nous, et pour beaucoup, ignorés des medias, c’était très exactement le contraire.
Nous vivions dans le quartier Montparnasse, qui n’était pas un quartier riche dans les années 1950 ou 1960, mais où les populations étaient très mélangées. Si à l’école Alsacienne, je fréquentais une bourgeoisie intellectuelle parfois d’élite, nos amis à la paroisse Notre-Dame des champs, dont le curé, le père Perrot, surnommé « le curé rouge » était mon confesseur, étaient souvent très démunis. Notre Noël, c’était d’être joyeux ensemble, mais surtout de chanter et d’apporter des colis alimentaires à des personnes âgées pauvres.
Je ne me rappelle pas que mes parents m’aient enseigné autre chose sur Dieu qu’il était amour, et que seul le manque d’amour pouvait être un péché. Ils préconisaient le pardon, parfois le renoncement pour une cause plus grande que notre propre confort, notre propre intérêt. Ce que j’ai retenu de cette enfance, et qui est gravé en moi, c’est qu’être chrétien, c’est pouvoir aimer ses ennemis. Qui d’autre le propose ? Pâques, c’est la victoire de l’amour sur la mort, et c’est chaque jour, nous disaient-ils. Ils ne croyaient pas à l’enfer.
Ma vie, trépidante avec tant de monde à la maison, tant d’activités, culturelles, caritatives ou intellectuelles, fut, je crois heureuse jusqu’à mes sept ans.
Un pari paradoxal
Un jour malencontreux, j’acceptais la proposition d’un homme avec qui je jouais au football au Luxembourg de venir chez moi, un mercredi après-midi, seul moment où il n’y aurait personne. Il m’infligea la violence inouïe. Je manquais un trimestre d’école, refusant de parler à quiconque que je ne connaissais pas, et obtenant de ma mère de l’accompagner chaque matin à la messe. Je me plongeais dans la prière, demandais et obtenais du père Perrot de faire ma première communion avant la date prévue. Je décidais d’être prêtre, ressentant un appel irréversible. Ma joie s’était estompée, comme si j’étais entré dans l’ère adulte. Paradoxalement, ma volonté de propager la paix, le bonheur que nous promettait le Christ si nous le suivions, était ma raison d’être.
Pouvais-je être vecteur d’une paix que j’ignorais intérieurement ? C’est depuis lors le pari, paradoxal, de ma vie. Les mots de Jésus dans « les adieux » de saint Jean, « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix » (14,27) me réconfortaient toujours. Les prononcer me donnaient, me donnent toujours espoir.
Hélas, deux autres agressions me frappèrent à la préadolescence. Ces expériences renforcèrent ma foi en un Dieu qui n’abandonne jamais ses enfants, surtout dans la douleur et l’épreuve. Dérouté, je renonçais, néanmoins, provisoirement, au sacerdoce, et j’entrais dans une souffrance intérieure terrible, incompréhensible, invisible pour mon entourage, car cette souffrance n’a jamais entaché mon sourire et mon humour. A 13 ans, renvoyé de l’école pour organisations de chahuts de grande ampleur, je vécus trois mois aux Etats-Unis dans une famille franco-américaine merveilleuse, comme une oasis dans mon angoisse.
Journaliste et chrétien
Hélas à nouveau, la longue maladie puis le départ de mon père, un an après, décuplèrent le mal intérieur et, simultanément, cette aspiration à donner de la joie, du bonheur même. Les plus pauvres ne sont-ils pas les plus généreux ?
Passionné d’actualité, la lecture de France Soir avec le titre « Les Egyptiens attaquent Israël » pendant l’agonie de mon cher papa, en juin 1967, me donnèrent la vocation de journaliste, tant je sentais cette « une » bizarre, donc contestable, donc mensongère, d’où la nécessité de donner des informations justes, puisées à des sources indépendantes. Je voulais être témoin, comme journaliste. C’était une façon d’être chrétien, de communiquer, de communier.
Au sortir de cette nuit de cinq ans, je découvrais l’amour de Marie-Christine. Toute notre relation était basée sur le Christ. Et aussi le besoin d’une Eglise plus ouverte, plus sainte, plus indulgente. Nous partagions – pour moi, c’était un retour -, l’envie d’être prêtres, même si nous nous mariions, persuadés très naïvement que l’Église postconciliaire accepterait des femmes et des personnes mariées au sacerdoce... Nous fûmes l’un et l’autre journaliste, elle au Monde, moi à l’AFP. Mais l’Eglise a besoin d’un nouveau Concile.
Etre chrétien, ce n’est pas une question d’appartenance communautaire, spirituelle même. C’est uniquement un comportement, une réponse au fait d’être immergés dans un monde d’humains dont nous ne pouvions être indifférents. Un comportement imité si possible sur celui de Jésus-Christ. Un regard, une attention, C’est une confrontation au réel, cette nécessité vitale d’agir, en réponse à une sollicitation permanente de la vie. Et, pour moi, de Dieu.
La foi ne se vit pas seul, non plus qu’en prière solitaire, - même si prier est essentiel et magnifique - ; mais dans l’action pour son propre épanouissement et celui des autres. D’abord en direction des plus pauvres.
Nous nous séparâmes après quelques années, notre fils, Benjamin, n’eut pas l’enfance à laquelle il avait droit, d’autant qu’il perdit sa maman en pleine adolescence. J’en voulus à Dieu.
Ce fils, que j’ai élevé longtemps seul, très amoureux de la vie, de musique et d’histoire, si sensible, partit aussi, à 31 ans, un malheur sans commune mesure. Pour cette douleur qui ne peut me quitter, j’en ai terriblement, plus que jamais, voulu à Dieu. « Sous l’emprise de ta main, je me suis tenu seul, car tu m’avais empli de colère. Pourquoi ma souffrance est-elle continue, ma blessure incurable, rebelle aux soins ? Vraiment tu es pour moi comme un ruisseau trompeur aux eau décevantes », se révoltait Jérémie (15,17-18). Je lui en voulais et le vénérais tout autant de m’avoir donné tant de bonheur avec ce fils. C’était pourtant une rupture du pacte. Et puis nous nous sommes reparlés. J’ai pensé que je devais vivre le plus joyeusement possible, surtout pour ceux que j’appelle « mes résurrections », mon épouse Maryam, et notre fils Pierre-Mani. Je ne suis nullement abandonné.
Maryam, justement, n’est pas chrétienne, mais musulmane. Mais elle croit en un même Dieu d’amour, parfois trop sévère, et nous prions en commun.
Les très nombreux séjours à l’étranger, notamment en Irak, en Iran, en Chine, en Europe de l’est que j’ai accomplis, pour le travail, ou la découverte, ces relations approfondies ont toujours raffermi ma foi, tant je sentais que les gens attendaient un même message de paix et d’amour. Et pourtant, ils tombaient dans des guerres inhumaines.
Besoin partout de Dieu
Partout, je trouve ce besoin de Dieu, et souvent de quelqu’un qui serait Jésus-Christ, même chez ceux, trop nombreux encore, qui n’en ont jamais entendu parler. Les liens, la générosité, la fraternité, notre condition humaine, font de nous des « parcelles » de Dieu, selon la formule de Maxime le Confesseur. Jésus nous demande « d’être parfaits comme (notre) père céleste est parfait » (Mat 5,48). Bien sûr, c’est impossible. Mais en mûrissant, je pense qu’être chrétien, c‘est y tendre autant que possible, dans tous les actes de la vie. Même ceux qui apparaissent anodins. Toute rencontre, au fond, est une rencontre avec Jésus-Christ et nous appelle.
Des régimes politiques ont voulu effacer Dieu du cœur des gens. Par exemple la Chine, pendant la révolution culturelle, ou l’Albanie. Les pays de l’est, l’URSS ont voulu l’endiguer, trahissant gravement le bel idéal communiste. Le résultat est que la foi y a rejailli de façon extraordinaire, même si certains aspects de « religiosité » et de nationalisme qui en ont découlé dérangent.
Et l’Evangile, les Béatitudes, la Transfiguration, la rencontre avec la Samaritaine, l’épisode de la femme adultère - c’est-à-dire avec une étrangère méprisée et une femme opprimée -, la joie de Pâques ont ceci d’unique qu’elles peuvent être comprises de chaque être humain, quelle que soient son origine, sa culture, ses idées, son mode de vie, son niveau d‘études. Notre bon Pape François a bien dit qu’un non-croyant qui faisait le bien était préférable à un chrétien malfaisant… C’est peut-être cela la force du christianisme : son accessibilité à tous, dans le respect des cultures. Sa simplicité. Mais il faudrait au plus vite l’intercommunion entre tous les chrétiens, car, désunis, nous piétinons.
La connaissance de Dieu ne se trouve que « par l’amour de la justice ou la charité, qui se confond avec elle », nous append saint Augustin.
Dieu, l’amour égal
Dans chaque religion ou spiritualité – judaïsme, bouddhisme, islam, hindouisme, taoïsme (que j’ai pour ma part étudié à l’Université) et d’autres -, l’homme cherche un au-delà, une réponse aux questions essentielles : la vie, l’amour, l’amitié, la vengeance, la mort…
Et ces voyages, ces expériences, en France et dans le monde, notamment mon travail actuel qui consiste – comme Maryam - à enseigner aux étrangers l’histoire de France et les valeurs de la République, me montrent que seul Dieu regarde avec un même amour, tous les êtres humains. Il est l’amour égal. Bien sur, j’entends la critique. La maladie, - le coronavirus actuellement -, la pauvreté, les souffrances, frappent très inégalement. Que fait Dieu ? Tant de gens quittent la foi pour ce constat. Je ne sais pas pourquoi la toute puissance de Dieu n’entraîne pas la solution à tous les problèmes de la terre. Ce que je crois, c’est que, même dans la nuit et la plus atroce souffrance, le don de Dieu n’est pas refusé, et peut changer complètement le cours de la vie. Nous l’avons tous expérimenté tant de fois !
Cette existence de Dieu, question que je ne me suis jamais posée frontalement, je la découvre dans ce regard de ces étrangers, injustement pourfendus, totalement isolés devant le drame du coronavirus d’autant que beaucoup ne comprennent pas les directives, dans leur soif de vivre, de se faire respecter, apprécier.
A 67 ans, me sentant toujours plein d’entrain, et n’ayant pas renoncé à être prêtre (de l’Eglise d’Orient), malgré les découragements d’un certain cardinal, je mesure mieux que notre condition humaine nous rapproche de Jésus. Jésus lui-même n’a-t-il pas un peu hésité, tâtonné, comme l’écrivait le grand philosophe catholique de l’Action, Maurice Blondel à Lucien Laberthonnière en 1907 (Le Seuil, 1961) : « Une chose m’a beaucoup frappé dans l’Evangile, c’est de voir comment Jésus, qui était venu en ce monde pour y mourir et affronter la croix, s’est à plusieurs reprises dérobé, et a différé en quelque sorte son supplice. »
Jean-Michel Cadiot, le 30 mars 2020