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Les évangéliques en France
Julien Lecomte

La forte croissance des mouvements protestants évangéliques en France depuis ces trois dernières décennies interroge. Que prêchent-ils, qui sont-ils et que représentent-ils ? Quelques éléments de synthèse de la documentation accessible facilement à leur sujet sont ici présentés. Les propos n’engagent que leur auteur.

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Prémices

Durant la première moitié des années 90, je finançais mes études en travaillant comme animateur pour les centres de loisirs d’une municipalité de Seine-Saint-Denis. Une des enfants de mon groupe était souvent fatiguée le matin. Elle m’expliquait à chaque fois qu’elle s’était couchée tard car elle avait veillé avec ses parents pour «  chanter à l’église ». Je m’étonnais qu’une paroisse organise de telles soirées en semaine, et de surcroît plusieurs jours d’affilée. En outre, le respect des rythmes de l’enfant nous était souvent rappelé par notre direction, où la durée du sommeil figure en première place. Les parents de cette petite fille m’apparaissaient donc imprudents et je jugeais qu’il y avait quelque chose d’un peu trop exalté derrière tout ça. Ce n’est que quelques mois plus tard que je compris quelle était cette église, en découvrant alors des affichettes placardées un peu partout en ville. Elles invitaient à se rendre à des grandes sessions de louange, animés par des pasteurs dont les noms comme les portraits photographiques indiquaient leurs origines africaines ou afro-américaines. Ces pieux rassemblements se déroulaient dans de vastes bâtiments tertiaires, sans doute loués pour l’occasion. Immanquablement, je pensais alors à ces fameux télévangélistes américains, dont les frasques financières et sexuelles de certains avaient fini par être évoqués « au JT de 20 h » vers la fin des années 80.

J’ignorais encore leur nom : les protestants évangéliques – que nombre de personnes appellent toujours « les évangélistes », par confusion avec les rédacteurs des évangiles. Depuis ces années 90 où j’en fis inopinément la découverte, leurs églises ont poursuivi leur implantation, discrètement mais sûrement.

En France, si la question religieuse dans les médias et les préoccupations politiques reste largement centrée sur l’islam, les évangéliques font maintenant l’objet, de temps à autre, de l’actualité. Ainsi, ce vaste rassemblement de Mulhouse en février 2020 accusé d’avoir été un vecteur important de l’épidémie de Covid-19 (1), ou ces élus ruraux s’inquiétant de la venue de milliers de gens du voyage pour de grandes célébrations estivales (2). Les évangéliques restent discrets dans le débat public, mais les médias semblent s’y intéresser de manière croissante.

N’étant ni journaliste et encore moins sociologue des religions, cet article propose une synthèse de recherches sourcées, pour donner quelques indications quantitatives et qualitatives sur le développement des églises évangéliques en France. J’y ajouterai quelques réflexions personnelles, purement empiriques et sans prétention de validité scientifique.

Quelle est la doctrine des évangéliques ?

L’évangélisme est une confession chrétienne protestante. Il est peu aisé de le définir au sein du protestantisme, lui-même pluriel par nature, mais quelques grands principes doctrinaux guident l’ensemble des églises s’en réclamant. Il est tout d’abord admis que sa doctrine s’est principalement élaborée au XVIIIème siècle, en particulier lors du mouvement dit du « Grand Réveil ». Ce renouveau religieux, souhaitant revenir aux fondements de la Réforme, s’établira surtout dans le monde anglo-saxon, mais touchera aussi le protestantisme français (3).


Le pasteur et théologien anglais John Westley (1703-1791), par George Romney.
Fondateur du méthodisme, il est considéré comme l’une figures majeures du « Grand Réveil » en Grande-Bretagne
(source : Wikipedia – courtesy National Portrait Gallery, Londres)

Quatre grands principes communs sont partagés :

- La place centrale de la Bible comme autorité normative de la foi et de la vie des croyants ;
- L’importance de la conversion personnelle, dite aussi « nouvelle naissance » ou « regénération », par le baptême et la profession de foi choisis et proclamés en pleine conscience, c’est-à-dire pas avant l’adolescence. Les évangéliques s’opposent au baptême des bébés et des jeunes enfants, puisant ici leur source dans le baptisme et l’anabaptisme. Ainsi, l’évangélisme constitue une « Eglise de professants », doctrine trouvant ses racines dès le XVIème siècle et se développant au siècle suivant dans des branches plus radicales de la théologie réformatrice ;
- L’engagement en faveur de l’universalité de la Bible : effort constant pour partager la Bible autour de soi. L’engagement au sens général est également demandé aux fidèles, comme à travers le bénévolat pour l’Eglise ;
- Le crucicentrisme : importance centrale de la mort du Christ sur la croix et de sa résurrection, comme le moyen de pourvoir au pardon des péchés et d’annoncer le salut. Le thème est permanent dans la prédication.

D’autres principes prévalent mais, même si des débats persistent, cette définition doctrinale semble globalement admise par les représentants des fidèles eux-mêmes, comme on peut le retrouver sur le site du Conseil National des Evangéliques de France (CNEF) (4), regroupant 70% des églises évangéliques nationales. Les 30% restants sont rattachés à la Fédération Protestante de France.

Combien sont-ils en France ?

Le dénombrement des fidèles d’une religion pose toujours des problèmes méthodologiques bien connus. De ce fait, les chiffres diffèrent selon les sources.

Le CNEF revendique actuellement 745 000 pratiquants réguliers en France métropolitaine et ultramarine (5). En janvier 2021, le journal La Croix a mené une enquête de fond sur les évangéliques, estimant leur nombre à plus de 700 000 pour le seul territoire métropolitain (6).

Outre l’évaluation du nombre de fidèles actuels, il est tout aussi intéressant d’observer leur progression. Sur une base très minoritaire estimée à 50 000 fidèles dans les années 50, le CNEF avance un facteur multiplicateur de 15, d’autres sources le plaçant autour de 10. L’enquête de La Croix note surtout leur importante progression depuis les trois dernières décennies, sans pour autant la qualifier « d’explosion ». Cette accélération de la courbe de l’évangélisme s’est donc produite à partir des années 90, venant rejoindre mon anecdote de terrain présentée en introduction.

Rappelons que, d’après une étude publiée par l’INSEE en mars 2023, 29 % des français se déclarent catholiques, soit environ 19,7 millions de personnes, mais que seulement 8 % d’entre eux fréquentent régulièrement un lieu de culte, soit environ 1,58 millions de pratiquants. L’islam arrive en seconde position avec 10 % de déclarants, dont 20 % ayant une pratique régulière. Fait intéressant à relever, ce même taux de 20 % de pratiquants se retrouve dans la partie de la population se déclarant chrétienne non catholique, au rang de laquelle se trouvent les protestants évangéliques (7).

Quelles catégories de la population ?

Peu, voire pas, de données quantifiées sont accessibles pour le moment, par exemple à propos des catégories socio-professionnelles des fidèles. Ce sont donc plutôt des enquêtes journalistiques, qualitatives, qui peuvent tenter de cerner les types de population se retrouvant dans le courant évangélique. Les journalistes de La Croix insistent sur l’extrême diversité du mouvement. Certaines églises sont ancrées depuis des décennies dans leurs territoires tandis que d’autres sont toutes récentes, trouvant parfois place dans des locaux un peu improbables. Les pratiques liturgiques sont tout autant diversifiées : d’un culte austère centré sur la lecture de la Bible à l’expression émotionnelle où la musique joue un rôle majeur.

Toutefois, particulièrement en région parisienne, l’enquête de La Croix relève la forte présence de fidèles originaires de l’Afrique subsaharienne. L’observation empirique, que l’on peut faire à travers les reportages, les documentaires ou autour de soi, montre en effet la prédominance de fidèles issus de l’Afrique centrale et guinéenne dans les églises franciliennes. Rappelons que la loi française interdit officiellement les statistiques ethniques ou religieuses, mais les autorise de manière dérogatoire pour des approches catégorielles non nominatives, et à des fins proportionnées de recherche. Ainsi, l’enquête de l’INSEE citée plus haut indique que 77 % des migrants provenant de l’Afrique centrale et guinéenne se déclarent chrétiens. De fait, le souhait de maintenir sa pratique religieuse dans le pays d’accueil conduit à venir grossir les rangs des lieux de culte qui s’y trouvent. La volonté de conserver les pratiques culturelles et religieuses de son pays d’origine est une tendance générale chez les populations migrantes. Ce phénomène n’est donc pas spécifique à l’évangélisme. L’enquête de l’INSEE précise que les immigrés sont deux fois plus affiliés à une religion (81 %) que les populations locales sans ascendance migratoire ou ultramarine sur deux générations (42 %). Cette enquête rappelle aussi que la transmission de la religion se fait avant tout par la socialisation religieuse de la famille.

Les migrants des pays d’Afrique où la confession évangélique est bien implantée viendront alors rejoindre les lieux de culte qu’ils retrouveront près de chez eux. On notera que les paroisses catholiques « de banlieue » comportent elles aussi un nombre significatif de fidèles originaires de ces mêmes régions africaines.

Enfin, je m’attarderai sur deux autres catégories de population où l’évangélisme a le vent en poupe : les populations d’Outre-Mer de la zone caribéenne et les gens du voyage. En Guadeloupe et en Martinique, le nombre de lieux de culte évangéliques figure dans la moyenne haute à l’échelle de tous les autres départements métropolitains. Plus encore, la Guyane est, de loin, le département français qui compte le plus d’églises locales, soit 150. Le second étant la Seine-Saint-Denis avec 94 églises (chiffres du CNEF).

L’engouement des gens du voyage pour l’évangélisme donne régulièrement lieu à des polémiques nationales concernant les sites d’accueil de leurs méga-rassemblements. Dans l’actualité toute récente, les élus d’un village de Moselle ont protesté auprès du gouvernement car celui-ci a autorisé, pour la quatrième fois, le regroupement de 40 000 personnes sur le terrain d’un aérodrome (8).

Répartition des lieux de culte

Les cartes présentées par le CNEF sont riches d’enseignement (9).

Concernant d’abord le nombre d’églises par départements, les mieux pourvus sont logiquement ceux polarisés autour d’une métropole importante. Les trois départements caribéens déjà évoqués constituent toutefois une particularité. Outre la métropole francilienne, avec la Seine-Saint-Denis la plus dotée (94 églises, second département après la Guyane), on retrouve les départements liés aux métropoles lilloise (79 églises), lyonnaise (66), marseillaise (80) et strasbourgeoise (72) dans le haut du tableau.


Nombre d’églises évangéliques locales par départements (source : CNEF)

La seconde carte dite du « taux de pénétration » apporte une lecture complémentaire. Le CNEF s’est fixé, de manière transparente, d’atteindre à terme l’objectif d’une église locale pour 10 000 habitants dans chaque département. Sur la base de cet indice de référence, de valeur 1, la carte du taux de pénétration dessine clairement celle du protestantisme historique en France métropolitaine. L’évangélisme n’y apparaît plus seulement comme un phénomène propre aux métropoles, dopé par l’immigration. Ainsi, les régions où ce taux est le plus élevé sont celles de l’Alsace et du Doubs, de toute la zone Cévennes-Vivarais-Languedoc, avec en particulier l’Ardèche, la Drôme, la Lozère et le Gard, départements largement ruraux. A cela se rajoute le Sud-Ouest, avec le Lot-et-Garonne, dont le taux est le plus élevé de la région. En fait, quoi de plus logique que le protestantisme évangélique se soit d’abord bien ancré dans les vieilles terres protestantes ?


Taux de pénétration des églises évangéliques par département (source : CNEF)

L’exception est encore représentée par les deux départements antillais où le taux de pénétration est le plus fort à l’échelle nationale, atteignant 1,75. La Réunion présente également un taux identique aux départements métropolitains de forte tradition protestante (entre 0,6 et 0,8). En Guadeloupe et Martinique, ce « record » ne peut pas s’expliquer par l’appui sur une tradition historique protestante, celle-ci étant au contraire dominée par le catholicisme. Mon hypothèse est celle d’une identification croissante de la jeunesse ultramarine, antillaise en particulier, aux communautés évangéliques afro-américaines avec lesquelles elle partage l’histoire commune de l’esclavage, et se retrouvant dans les thématiques militantes de celles-ci.

Leur financement

Les capacités financières des églises évangéliques interrogent. Ces dernières décennies, elles ont soit acquis soit construit de nombreux lieux de culte, ce qui implique des moyens financiers importants. A l’inverse de l’Eglise catholique, le mouvement évangélique n’apparaît pas désireux d’inscrire ses églises contemporaines dans la longue histoire de l’architecture sacrée européenne. Ainsi, les lieux de culte évangéliques sont d’abord des bâtiments fonctionnels ayant servi préalablement à d’autres usages, comme des immeubles tertiaires. Dans les villes, on retrouve fréquemment ces églises dans des zones d’activité, et seule l’enseigne permet de les différencier des autres bâtiments alentour.

Mais avec la forte croissance du mouvement évangélique, un changement d’échelle s’est opéré ces dernières années : la construction de mega churches calquées sur le modèle d’Outre-Atlantique. A Créteil, ouverte aux fidèles depuis septembre 2021, la fondation Martin Luther King (MLK) s’étend sur 6000 m² et six étages, et dispose d’une crèche et d’un restaurant. En semaine, ses salles sont louées pour organiser congrès et séminaires, grâce à ses équipements audio-vidéo du dernier cri, dont un auditorium de mille places. L’espace MLK se définit comme « un palais des congrès » et « un espace socio-culturel ouvert à tous » (10). Le bâtiment a coûté dix-huit millions d’euros, auxquels se rajoutent quatre autres millions d’euros de matériel technologique. Son financement s’est réparti entre les collectivités et pouvoirs publics (Région Ile-de-France, fonds européen FEDER) pour trois millions, trois par la paroisse évangélique Martin Luther King et les douze millions restants par emprunts. Il serait intéressant de connaître les prêteurs privés, et comment ont-ils été garantis. La mairie de Créteil a octroyé un million, au titre de « la partie culturelle », se défendant de tout favoritisme en déclarant avoir financé au même niveau la cathédrale Notre-Dame de Créteil (livrée en 2015) et la mosquée locale (11).


Le centre de congrès et mega church Martin Luther King à Créteil (source : fondation MLK)

Mais il y a encore plus impressionnant avec la dernière mega church sortie de terre en Seine-et-Marne, à Croissy-Beaubourg, au printemps dernier : la Cité Royale, œuvre des églises Impact Centre Chrétien (ICC). Ce projet gigantesque a coûté la bagatelle de 60 millions d’euros pour 18 000 m², et s’affirme également comme un centre d’affaires, de culture et de loisirs, avec restaurant, équipements sportifs, accueil des enfants, etc. Son auditorium ultramoderne de 3780 places assises est l’un des plus grands d’Europe. Les églises ICC veulent résolument s’ancrer dans le monde économique en affirmant être aussi « un centre de puissance économique et financière, où des hommes et des femmes passionnés de Dieu, ambitieux et créatifs appliquent les principes du Royaume des cieux dans le monde des affaires et associatif afin d’influencer positivement le monde et laisser un héritage favorable aux enfants de nos enfants » (12). De quoi rappeler les théories de Max Weber sur le lien entre protestantisme et capitalisme.


L’auditorium de la Cité Royale à Croissy-Beaubourg (source : Fédération Protestante de France)

Influence sur le christianisme

La toute première influence des évangéliques porte sur le protestantisme lui-même. Comme on l’a vu sur la carte du CNEF, ce sont les « terres huguenotes », souvent rurales, qui présentent le plus fort taux de pénétration de leurs églises, en France métropolitaine. A l’échelle mondiale, le courant évangélique est devenu majoritaire dans le protestantisme. D’après le chercheur Sébastien Fath, les évangéliques représentent désormais 54 % des protestants en France (13). Alors que le protestantisme traditionnel français perd des fidèles, l’évangélisme ne cesse d’en gagner. Cependant, Pierre-Yves Kirschleger, maître de conférences spécialiste du protestantisme, s’oppose à la vision dichotomique d’un culte luthéro-réformé historique d’un côté et d’un évangélisme en dehors de cette histoire de l’autre (14). Il rappelle que les sources de ce courant se retrouvent dès la Réforme. Ce qui est certes vrai, mais c’est peut-être aussi oublier « l’effet-retour » de l’évangélisme américain sur le Vieux-Continent. Les religions se transforment dans de nouveaux contextes : l’évangélisme aux Etats-Unis est-il toujours celui du XVIème siècle européen ? Car il est difficile de ne pas y voir un mouvement religieux d’abord américain, et l’un des outils du soft power de l’Oncle Sam.

L’influence sur le catholicisme est clairement documentée puisque les pratiques pentecôtistes, qui irriguent en partie l’évangélisme, ont été à l’origine de la création du courant dit du Renouveau Charismatique au sein du catholicisme français. Par exemple, le jésuite Laurent Fabre a fondé la communauté charismatique du Chemin Neuf à partir de son expérience aux Etats-Unis, au début des années 70. Aujourd’hui, plusieurs de ces « communautés nouvelles » ou charismatiques, apparues en France durant cette période, sont sous le feu d’enquêtes judiciaires pour dérives sectaires, abus psychologiques et sexuels, manipulations mentales et extorsion de fonds. Des faits très graves trop longtemps couverts par la hiérarchie ecclésiale (15).

Dans un registre moins dramatique, l’arrivée du rock, de la pop ou des chorales d’inspiration gospel dans les célébrations et événements catholiques semblent témoigner de cette influence. A l’image, par exemple, du groupe de pop-louange catholique lyonnais Glorious qui anime de grandes veillées de prière dans une église rebaptisée « Lyon Centre » (16).

Vers une influence politique ?

Le développement de l’évangélisme étonne, dérange ou inquiète. L’ancienne ministre Marlène Schiappa déclencha une polémique à leur sujet, qui donna lieu à des réactions indignées (17). Les évangéliques peuvent agacer avec leur prosélytisme, leurs pratiques exaltées, leur esprit conquérant et décomplexé, leurs moyens financiers considérables, et, disons-le, leur américanisme, dans un pays sécularisé comme la France, entretenant un rapport d’attraction-répulsion avec tout ce qui provient du monde anglo-saxon. On les accuse de sectarisme, et des églises en relèvent très clairement, mais quelle religion échappe-t-elle aux dérives sectaires ? On alerte sur le fondamentalisme de ses courants les plus durs, soutiens étroits de Trump et Bolsonaro (18), mais, depuis ces trois ou quatre dernières décennies, toutes les religions, du moins leur version officielle ou la plus active, ne sont-elles pas engagées dans une dynamique néo-conservatrice, pour ne pas dire plus ? Aux Etats-Unis, le « sionisme chrétien » des évangéliques constitue également une forte puissance d’influence géopolitique sur l’administration américaine. Ces mouvements apportent leur soutien indéfectible au sionisme le plus extrême de l’état d’Israël, à la colonisation des territoires occupés et à sa justification théologique (19). Les importantes ressources financières des évangéliques interrogent, mais cette question ne se réduit pas qu’à leur seul cas, comme par exemple celui du financement de la construction de mosquées, en France et en Europe, relevant de jeux d’influence extérieure et faisant régulièrement l’objet de vifs débats politiques.

Le CNEF rappelle sur son site son attachement au principe de laïcité, mais veut défendre une « laïcité ouverte », ce qui peut aussi être source d’ambiguïté (20). L’enquête de La Croix a révélé combien la diversité est forte dans l’évangélisme, lui-même clivé entre des églises sectaires (21), et d’autres qui, au contraire, veulent s’institutionnaliser et dialoguer avec les autorités publiques. La participation financière des collectivités à la construction du centre de congrès Martin Luther King à Créteil en témoigne. Mais ici également, les subventions publiques dites « culturelles » à des associations confessionnelles donnent toujours lieu à des suspicions de détournement de la loi de 1905 à des fins électoralistes. Où se situe la limite entre le « culturel » et le « cultuel » ?

Il reste difficile, et sans doute impossible, de mesurer les capacités d’influence de toute nature des évangéliques sur la société française. Elles me semblent pour le moment encore faibles. Mais leurs églises vont-elles atteindre à la fois une masse critique et un ancrage territorial suffisant pour commencer à disposer d’un potentiel réel ? ll se pose également la question des influences internes entre les différents courants évangéliques, car, comme partout ailleurs, les luttes de pouvoir y sont présentes. Quelle est, ou sera, la part d’acculturation paisible des églises à la société française et quelle part revient, ou reviendra, à l’importation des thèses provenant des mouvements ultra-conservateurs et fondamentalistes, en particulier nord-américains et brésiliens ? L’idéologie de ces groupes, puissants dans leurs pays, est totalement opposée tant à nos valeurs démocratiques et républicaines qu’à un christianisme d’ouverture et de débat.

Pour conclure à titre tout à fait personnel, ce qui m’inquiète dans la croissance de l’évangélisme en France, visiblement partie pour durer, c’est surtout la manière dont les responsables politiques vont la considérer. L’implantation pérenne des évangéliques pourrait faciliter la tentation du clientélisme électoral. Dans la période actuelle où, du fait de la forte abstention, une élection locale peut se gagner à quelques centaines, voire quelques dizaines de voix, la stratégie de la niche électorale est souvent payante. Mais elle implique une redevabilité des élus s’y étant livrés, et donc des formes de compromission. A partir de là, des influences peuvent se faire ressentir sur les institutions républicaines.

Cette inquiétude ne concerne bien entendu pas que les mouvements évangéliques, mais tout groupe constitué, potentiellement influent, religieux ou non. Or l’actuel tableau du personnel politique n’est pas fait pour rassurer sur le sujet.

Julien Lecomte, janvier 2024

1- https://www.francebleu.fr/infos/sante-sciences/covid-a-mulhouse-un-apres-le-tsunami-nous-avons-ete-les-revelateurs-assure-le-pasteur-peterschmitt-1613322894 / Retour au texte
2- https://www.lagazettedescommunes.com/608397/gens-du-voyage-des-rassemblements-evangeliques-estivaux-difficiles-a-cadrer/ / Retour au texte
3- Pour une première approche et des références supplémentaires, on peut commencer par consulter l’article de Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89vang%C3%A9lisme / Retour au texte
4- https://www.lecnef.org/page/445845-ce-qu-ils-croient / Retour au texte
5- https://www.lecnef.org/page/445846-cartes-et-statistiques / Retour au texte
6- https://www.la-croix.com/Religion/Evangeliques-France-pourquoi-nous-avons-fait-cette-enquete-2021-01-18-1201135584 / Retour au texte
7- Lucas Drouhot (Utrecht University), Patrick Simon (Ined et ICM), Vincent Tiberj (Sciences Po Bordeaux), La diversité religieuse en France : transmissions intergénérationnelles et pratiques selon les origines. A retrouver sur: https://www.insee.fr/fr/statistiques/6793308? / Retour au texte
8- https://www.ladepeche.fr/2023/09/03/gens-du-voyage-pourquoi-le-rassemblement-evangelique-xxl-de-grostenquin-inquiete-ce-petit-village-de-moselle-11429979.php / Retour au texte
9- https://www.lecnef.org/page/445846-cartes-et-statistiques - op.cit. / Retour au texte
10- https://fondationmlk.fr/ / Retour au texte
11- https://94.citoyens.com/2021/leglise-evangelique-xxl-de-creteil-ouvre-ses-portes,10-09-2021.html / Retour au texte
12- https://impactcentrechretien.com/qui-sommes-nous/ / Retour au texte
13- https://regardsprotestants.com/actualites/societe/les-evangeliques-representent-54-des-protestants-francais/ / Retour au texte
14- https://www.la-croix.com/Religion/qui-sont-vraiment-evangeliques-france-protestants-2021-01-19-1201135718 / Retour au texte
15- La Conférence des évêques de France semble, enfin, avoir pris la mesure du problème. D’après l’enquête de sa cellule spécialement dédiée aux dérives sectaires (installée en novembre 2015), entre 2018 et 2019, elle a identifié 17 communautés nouvelles et 14 groupes de délivrance/guérison et charismatiques parmi 86 cas définis comme sectaires, soit plus du tiers. https://eglise.catholique.fr/wp-content/uploads/sites/2/2019/06/DP-Derives-sectaires-2019.pdf / Retour au texte
16- https://www.egliselyoncentre.fr/ / Retour au texte
17- https://www.reforme.net/societe/2021/01/14/marlene-schiappa-accuse-les-evangeliques-davoir-recours-aux-certificats-de-virginite/ / Retour au texte
18- https://educ.arte.tv/thematic/les-evangeliques-a-la-conquete-du-monde-tous-les-episodes / Retour au texte
19- https://www.slate.fr/story/254658/etats-unis-droite-chretienne-evangelique-soutien-historique-israel-politique-religion-sionisme-lobby Ce sionisme chrétien a déjà par ailleurs infusé dans certaines communautés catholiques, au sein desquelles de graves dérives sectaires ont eu lieu (communauté des Béatitudes, par exemple) / Retour au texte
20- https://www.lecnef.org/page/510470-questions-frequentes / Retour au texte
21- Il faut préciser que certaines églises évangéliques ne sont affiliées à aucune fédération nationale, et c’est souvent dans ces communautés autonomes que se produisent les phénomènes sectaires. Le CNEF souhaite être une autorité régulatrice, vigilante sur ces risques, et collaborant avec les autorités publiques. La mission interministérielle de lutte et de vigilance contre les dérives sectaires (MIVILUDES) a reçu en 2021 presque 200 saisines sur des dérives sectaires au sein d’églises évangéliques. Le courant pentecôtiste est le plus concerné. https://www.unadfi.org/actualites/groupes-et-mouvances/la-mouvance-evangelique-dans-lhexagone/ / Retour au texte