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L’Étranger (1)
Michel de Certeau

Michel de Certeau écrit : « Dieu reste l’inconnu, celui que nous ne connaissons pas, alors même que nous croyons en lui : il demeure l’étranger pour nous, dans l’épaisseur de l’expérience humaine et de nos relations. Mais il est aussi méconnu, celui que nous ne voulons pas reconnaître… »

Rappel : Michel de Certeau, né le 17 mai 1925 à Chambéry (France) et mort le 9 janvier 1986 à Paris, est un prêtre jésuite français, philosophe, théologien et historien.

Tout chrétien, je crois, circule et travaille parmi les autres à la manière des disciples d’Emmaüs. Ils faisaient route vers le village d’Emmaüs avec un étranger : Tu ne sais donc rien de ce qui se passe ici ? Il leur fallut partager le même pain pour reconnaître en lui Jésus. C’est de l’inconnu et comme inconnu, que le Seigneur arrive toujours dans sa propre maison et chez les siens : « Je viens comme un voleur. » Ceux qui croient en lui sont appelés sans cesse à le reconnaître ainsi, habitant au loin ou venu d’ailleurs, voisin méconnaissable ou frère séparé, côtoyé dans la rue, renfermé dans les prisons, logé chez les dépourvus, ou ignoré, presque mythique, dans une région, au-delà de nos frontières. Il n’est pas jusqu’au « mystique » qui ne survienne toujours dans l’Église comme un trouble-fête, un gêneur et un étranger. Ainsi en a-t-il été de tous les grands mouvements spirituels ou apostoliques. Inversement, tout chrétien est tenté de devenir un inquisiteur, tel celui de Dostoïevski, et d’éliminer l’étranger qui vient.

Cela nous renvoie à quelque chose de plus déroutant encore, mais de fondamental à la foi chrétienne. Dieu reste l’inconnu, celui que nous ne connaissons pas, alors même que nous croyons en lui : il demeure l’étranger pour nous, dans l’épaisseur de l’expérience humaine et de nos relations. Mais il est aussi méconnu, celui que nous ne voulons pas reconnaître et qui, saint Jean le dit, n’est pas « reçu » chez lui, par les siens. Et c’est là-dessus que nous serons jugés en dernier ressort, c’est le test dernier de la vraie vie chrétienne : avons-nous « reçu » l’étranger, fréquenté le prisonnier, accueilli l’autre ?

Au principe et tout au long de la vie chrétienne, il y a le revirement dont un mot de l’apôtre Pierre donne déjà une expression décisive. Après le discours sur le pain de vie, tout le monde s’en va : il est fou, dit-on. Ce qui veut dire : il est étranger à notre raison. Voulez-vous partir vous aussi, demande-t-il à ses disciples ? Libre à vous. A qui irions-nous, répond Pierre, tu as les paroles de la vie. Pierre ne comprend pas mieux, mais il sait déjà que partir, ce serait quitter sa vie – ce que cet homme lui a dévoilé de sa propre existence. Jésus n’est pas ce qu’il possède, mais ce sans quoi vivre ne serait plus possible. Il est déjà l’essentiel et il reste différent ; nécessaire, et imprenable.

Sur le mode de l’expérience personnelle, l’Étranger est à la fois l’irréductible, et celui sans qui vivre n’est plus vivre.

Michel de Certeau
Peinture de Georges Rouault

1- Extrait de L’étranger ou l’union dans la différence - Éditions du Seuil, 2005. / Retour au texte