Dialogue entre un vieux médecin, le docteur Delbande, et le curé de campagne :
(Le docteur) :
- (…) Je pense, d’ailleurs, que l’humanité se partage en deux espèces distinctes, selon l’idée qu’on se forme de la justice. Pour les uns, elle est un équilibre,
un compromis. Pour les autres…
(Le curé) :
- Pour les autres, lui ai-je dit, la justice est comme l’épanouissement de la charité, son avènement triomphal. (…)
(Le docteur) :
- Triomphal ! Triomphal ! Il est propre votre triomphe, mon garçon. Vous me répondrez que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde ? D’accord. Mais si on donnait un petit coup de pouce à l’horloge, quand même ? Ce que je vous reproche, à vous autres, ça n’est pas qu’il y ait encore des pauvres, non. Et même, je vous fais la part belle, je veux bien que la charge revienne à de vieilles bêtes comme moi de les nourrir, de les vêtir, de les soigner, de les torcher. Je ne vous pardonne pas, puisque vous en avez la garde, de nous les livrer si sales. Comprenez-vous ?
Après vingt siècles de christianisme, tonnerre de Dieu, il ne devrait plus y avoir de honte à être pauvre. Ou bien, vous l’avez trahi, votre Christ ! Je ne sors pas de là. Bon Dieu de bon Dieu ! Vous disposez de tout ce qu’il faut pour humilier le riche, le mettre au pas. Le riche a soif d’égards, et plus il est riche, plus il a soif. Quand vous n’auriez eu que le courage de les foutre au dernier rang, près du bénitier ou même sur le parvis – pourquoi pas ? – ça les aurait fait réfléchir. Ils auraient tous louché sur le banc des pauvres, je les connais. Partout ailleurs les premiers, ici, chez notre Seigneur, les derniers, voyez-vous ça ?
Oh ! je sais bien que la chose n’est pas commode. S’il est vrai que le pauvre est à l’image et à la ressemblance de Jésus, - Jésus lui-même – c’est embêtant de le faire grimper au banc d’œuvre, de montrer à tout le monde une face dérisoire sur laquelle, depuis deux mille ans, vous n’avez pas encore trouvé le moyen d’essuyer les crachats. Car la question sociale est d’abord une question d’honneur. C’est l’injuste humiliation du pauvre qui fait les misérables.
On ne vous demande pas d’engraisser des types qui d’ailleurs ont de père en fils perdu l’habitude d’engraisser, qui resteraient probablement maigres comme des coucous. Et même on veut bien admettre, à la rigueur, pour des raisons de convenances, l’élimination des guignols, des fainéants, des ivrognes, enfin des phénomènes carrément compromettants. Reste qu’un pauvre, un vrai pauvre, un honnête pauvre ira de lui-même se coller aux dernières places dans la maison du Seigneur, la sienne, et qu’on n’a jamais vu, qu’on ne verra jamais un suisse, empanaché comme un corbillard, le venir chercher au fond de l’église pour l’amener dans le chœur, avec les égards dus à un Prince – un Prince du sang chrétien.
Cette idée-là fait d’ordinaire rigoler vos confrères. Futilités, vanités. Mais pourquoi diable prodiguent-ils de tels hommages aux Puissants de la terre, qui s’en régalent ? Et s’ils les jugent ridicules, pourquoi les font-ils payer si cher ? « On rirait de nous, disent-ils, un bougre en haillons dans le chœur, ça tournerait vite à la farce. » Bon ! Seulement lorsque le bougre a définitivement changé sa défroque contre une autre en bois de sapin, quand vous êtes sûrs, absolument sûrs, qu’il ne se mouchera plus dans ses doigts, qu’il ne crachera plus sur vos tapis, qu’est-ce que vous en faites du bougre ? Allons donc ! Je me moque de passer pour un imbécile, je tiens le bon bout, le pape ne m’en ferait pas démordre.
Et ce que je dis, mon garçon, vos saints l’ont fait, ça ne doit pas être si bête. A genoux devant le pauvre, l’infirme, le lépreux, voilà comme on les voit, vos saints. Drôle d’armée où les caporaux se contentent de donner en passant une petite tape d’amitié protectrice sur l’épaule de l’hôte royal aux pieds duquel se prosternent les maréchaux !
Georges Bernanos (Journal d'un curé de campagne)
Sculptures de
Pierre Meneval