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La machinerie du silence
Entretien avec Philippe Lefebvre

Philippe Lefebvre, prêtre dominicain, décrit la machinerie du silence dans lequel il a été pris quand il a voulu alerter sur l’affaire de Tony Anatrella, un prêtre catholique français, psychanalyste reconnu (ou autoproclamé) : entre 2006 et 2019, plusieurs de ses anciens patients ont accusé Tony Anatrella d’abus sexuels et d’abus de conscience durant des séances thérapeutiques prétendument destinées à « guérir » l’homosexualité. Le témoignage de Philippe Lefebvre, que nous reproduisons ici, date de 2021 et porte sur des faits dont il a eu connaissance en 2006. Il nous permet de mesurer ce qui peut se passer quand les dénonciations sont portées de l’intérieur par quelqu’un de profondément honnête.

Nous conservons le style parlé de cet entretien, extrait d’une vidéo sur la chaîne YouTube de Pascal Hubert :
https://www.youtube.com/watch?v=ZWQqPr4EBlc&t=4127

(1) Commentaires et débats

Au départ, Philippe ne connaissait ni l’auteur des abus ni la mécanique du silence.

À une question de Pascal Hubert, demandant à Philippe Lefevre de se présenter, il répond : « Je suis un bibliste et je suis plutôt traditionnel : la Bible m’a appris et m’apprend toujours à discuter. Je m’inscris dans la tradition des débuts de l’Église, dans ce qu’elle a de plus inventif, d’étonnant. Une invitation à explorer les Écritures et à les mettre en lien avec nos expériences et nos questions. Je m’inscris donc dans une tradition très diverse, très ‘discutante’. »

Pascal Hubert : Tu as eu le courage de prendre cette problématique des abus dans l’Église à bras le corps à un moment où tu étais pratiquement seul. Je parle ici de Tony Anatrella. Il a été considéré longtemps comme « LE psy » de l’Église. Il a écrit de nombreux livres pour défendre la famille traditionnelle, pour mettre les homosexuels au ban de l’Église. Dans le cadre de ses thérapies pour les guérir de leur homosexualité, il abusait sexuellement d’eux. Les premières plaintes de victimes, « passées entre ses mains », datent de 2006. C’est dans ce contexte, me semble-t-il, que tu as reçu la parole de certaines d’entre elles. Tu es pratiquement le seul à en parler dès 2006. L’enquête canonique est lancée seulement en 2016, c’est-à-dire 10 ans plus tard, à la demande de Mgr André Vingt Trois. Et finalement Tony Anatrella est sanctionné - interdit de ministère sacerdotal – en juillet 2018. Il n’est pas nécessaire d’être un grand expert de la Bible pour savoir que les plus petits et les plus vulnérables y sont censés être les premiers aux yeux de Jésus. Comment se fait-il qu’il y ait, en l’occurrence, une omerta concertée ?

Philippe Lefebvre : Il y a, de toutes façons, une omerta dans l’Église. Et il faut en parler ! C’est quelque chose de vraiment très enraciné. Dans les strates des prêtres, des évêques, dès qu’il y a un problème : Silence ! Et une mécanique. Des journalistes avaient écrit en 2016 La Mécanique du silence. J’en témoigne. Tout le monde sait ce qu’il a à faire sans qu’il y ait d’ordres reçus. On se tait à tous les niveaux. Les sites catholiques bien-pensants font la chasse à tous ceux qui « disent du mal » de qui que ce soit. Et on resserre l’étau. C’est presque « magnifique », si j’ose dire, comme mécanique qui va toute seule. On n’a pas besoin de faire venir les ordres d’en haut. C’est terrible.

Dans l’affaire plus précisément Anatrella, je ne savais absolument rien de cet homme. Comme j’écrivais un livre, avec une coautrice, sur les questions d’hommes et femmes à la lumière de la Bible, nous nous sommes dit : « avant de le terminer, lisons peut-être deux ou trois textes qui viennent de paraître. » On publiait, justement à ce moment-là, un écrit d’Anatrella sur l’accès aux ordres sacrés par des personnes homosexuelles. Il commentait une note de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, de manière encore plus rigoureuse qu’elle et en s’appuyant sur Freud. Il n’y avait aucune citation biblique. Je n’ai rien contre Freud mais cela m’a semblé un peu étrange de faire paraître - dans des journaux liés à l’épiscopat et au Vatican – un interdit d’accès des homosexuels aux ordres sacrés justifié uniquement par Freud. On est dans un mélange de genres un peu étonnant…

À la suite de cette lecture, j’ai fait un petit article - comme je fais quelque fois des recensions de bouquins – et je l’ai envoyé à deux revues catholiques. Elles m’ont répondu : « Vous avez raison mais on ne touche pas à cet homme. » Je me suis demandé pourquoi et j’ai fait paraître l’article dans un site que je bricolais avec quelques amis. Il y a eu 40 000 lecteurs en quelques mois. Avec des lettres dans lesquelles on me disait « Mais quel courage vous avez ! » Pour moi, il ne s’agissait pas du tout de courage. Je donnais simplement un avis sur ce petit texte de Tony Anatrella qui m’avait semblé du bricolage pas très ajusté, d’un point de vue théorique et avant même de critiquer ses positions.

D’autres victimes se manifestent, les menaces contre Philippe se multiplient.

J’ai reçu des lettres de beaucoup de monde, des moines, me disant « Merci beaucoup ! » Ou un abbé et un monseigneur disant « Ne dites jamais que je vous ai écrit, mais bravo ! » Je ne comprenais pas. Parmi les lettres, l’une m’était adressée par un jeune-homme que j’avais connu auparavant et dont j’avais perdu la trace. Après quelques détours, il en est arrivé à me dire qu’en thérapie, il lui était arrivé « … ceci… » Puis un autre… Puis un autre… Puis un prêtre français m’a dit « J’ai lu votre article. Vous n’allez jamais me croire mais j’accompagne des jeunes-gens qui sont sortis de cette thérapie… » Nous avons réuni nos documents. Il a porté nos dépositions devant un groupe de sept évêques qui préparaient la Conférences des Évêques de France. La réaction de l’un d’eux a été : « Nous savons tout cela depuis longtemps. » Nous étions en 2006. Nous nous sommes aperçu qu’une victime avait parlé déjà en 2001 ou 2002, au précédent archevêque de Paris, Mgr Lustiger. Tony Anatrella a été puni par Mgr Aupetit : il a fallu trois archevêques de Paris pour que quelque chose se passe et… une grosse vingtaine d’années.

Pour moi tout a commencé là. J’avais fait ce petit article. Je me suis dit : maintenant les évêques savent, ils vont faire quelque chose. Dix mois après, rien ne s’était passé. Donc j’ai fait un article un peu ad hominem, presque un peu potache pour essayer de faire bouger. Là j’ai été pris pour cible par certains sites catholiques conservateurs disant que j’étais sans doute le cerveau d’un complot gay international. Je leur ai vaguement répondu que je n’ai jamais autant entendu parler d’homosexuels que depuis que je suis dans la vie religieuse. C’est un des thèmes favoris de l’Église, ce qui m’a toujours un peu étonné. J’ai reçu des lettres anonymes, des menaces de mort. J’avais envie de répondre : « Hou, hou, je suis Philippe Lefebvre… c’est rien… je ne vous veux pas de mal… »

Il y avait, en même temps, les victimes qu’il fallait accompagner. L’une d’entre elle a fait un procès, dans lequel c’était la parole de l’un contre la parole de l’autre. Anatrella avait construit tout un argumentaire pour expliquer que les victimes qu’il recevait avait souvent ce syndrome de faire porter à leur thérapeute les pulsions qu’ils ont en eux. Du côté des hauts responsables de l’Église, il n’y a pas de traces : ils vous font dire, par des personnes interposées, « ton poste ne tient qu’à un fil » ou « le cardinal untel n’est pas très content de ton attitude… » Je me suis dit « mais qu’est-ce que c’est que ça ? ».

Devant l’ampleur que prenait la situation je suis allé, par correction, voir l’évêque, ici à Fribourg, pour l’avertir de ma situation. Il est dominicain comme moi et il venait de prendre son poste. Il m’a répondu que je ne lui apprenais rien, que j’avais un dossier énorme constitué depuis son prédécesseur, dans le but de me faire renvoyer de mon poste. On ne m’en avait pas parlé pour ne pas m’inquiéter et parce qu’il n’était pas question de me faire partir. Tout ceci est quand même très étonnant…

« Une enquête de Mediapart a fait avancer à pas de géants. »

Philippe Lefebvre : On m’a cependant demandé d’arrêter de signer des articles sur le sujet, ce que j’ai fait. Mais mon nom était quand même sorti. C’est ainsi, qu’au fil des années, d’autres victimes sont venues me raconter leur histoire, sans que j’y consacre un temps particulier dans la semaine car j’ai beaucoup de travail par ailleurs. Pour certaines, il fallait agir vite. J’ai fait la connaissance d’un petit groupe informel avec qui je travaille par internet : nous échangeons des informations et des coups de mains pour venir en aide à telle ou telle personne. J’ai également continué de suivre l’affaire Anatrella qui a abouti en 2018. En 2016, Mediapart a publié une enquête très précise qui a fait avancer à pas de géants. A partir de ce moment, l’Église a tout de suite dit qu’une enquête allait être faite. Ce que nous demandions depuis dix ans.

Pascal Hubert : Comme souvent, il faut que les médias s’en mêlent pour qu’il y ait une pression de l’extérieur. Comme tu l’exprimes très bien, en interne on étouffe pour sauvegarder sa propre réputation au détriment des victimes. La première fois, tu avais lancé l’alerte entre les mains d’un haut-placé, Mgr Pontier, alors Vice-président de la Conférence des Évêques de France.

Philippe Lefebvre : Oui. Je lui ai écrit deux fois sans jamais avoir eu de réponse. La deuxième fois, ma lettre m’est revenue avec le tampon de la Poste française : « Pli non réclamé. » C’était une lettre recommandée avec accusé de réception ; j’avais téléphoné à sa secrétaire et aussi envoyé un mail pour signaler l’envoi de cette lettre. Le pli m’a été renvoyé, donc après les évêques peuvent dire qu’ils n’étaient pas au courant J’ai prévenu 15 évêques, dont 12 par lettre et 3 oralement. J’estime avoir quand même fait un peu ma part, avoir alerter quand même un peu les gens.

Pascal Hubert : Tu t’attendais à une telle omerta ?

Philippe Lefebvre : Non. Au début, je me disais que - puisqu’ils disent savoir cela depuis longtemps - maintenant que nous leur apportons des cas concrets avec le nom et l’adresse des victimes la machine va se mettre en route. En fait, non. Je me suis aperçu que ce qui se mettait en route était cette machinerie de silence, absolument incroyable. On n’imagine pas l’aspect justement de machine, de mécanique. En fait c’est une organisation qui a des siècles derrière elle. Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de toucher quelque chose qui vient de très loin dans le temps. Même dans certaines attitudes, dans certains gestes d’évêques, on sent que c’est façonné par des générations avant eux. On se dit que ce n’est même pas eux. C’est tout un système qui parle par eux et ils savent les gestes et les mots pour dire au revoir.

(…) J’espère cependant que cette expérience pourra peut-être servir à aborder désormais les choses différemment…

Entretien avec Philippe Lefebvre, mise en ligne septembre 2025
Sculptures de Pierre Meneval