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Mystérieuse Eglise
Michel Jondot

Péguy disait que le christianisme est la religion du coeur. En effet, l'Eglise repose sur une Parole et toute parole vraie sort du coeur. Qu'advient-il de l'Eglise lorsque la charité lui fait défaut?

Michel Jondot est prêtre séculier du diocèse de Nanterre (France), membre de l'équipe animatrice "Dieu maintenant"

(1) Commentaires et débats




Qui est dedans, qui est dehors ?

Plusieurs évêques se sont désolidarisés de l'archevêque de Recife, au Brésil, au motif qu'il avait exclu de l'Eglise un médecin ayant sauvé une petite fille de neuf ans ; violée par son père, cette gamine s'était trouvée enceinte de jumeaux. Biologiquement, psychologiquement, économiquement, l'enfant ne pouvait être mère. A l'évidence, laisser se poursuivre cette gestation affligeante c'était, sans même être assuré que les jumeaux pourraient être sauvés, tuer la victime d'un acte que réprouve la conscience morale la plus frustre. A s'en tenir à la discipline de l'Eglise, le fameux archevêque avait raison. En enfreignant les lois de l'Eglise qui interdisent l'avortement, le médecin s'était exclu de la communion ecclésiale. Interrompre une grossesse entraîne l'excommunication.

L'événement trouble les chrétiens. Au nom même de l'Evangile, ils sont nombreux ceux qui, à la suite de quelques évêques français, désavouent la sanction ecclésiastique. A Rome même, « l'Académie pontificale pour la vie » est divisée ; au nom de la compassion, disent les uns, on se devait de sauver la victime. Ne parlons pas de compassion trop vite, rétorquent les autres. La loi ne souffre pas d'exception ; on ne peut la transgresser sans encourir les sanctions prévues ; une faute est une faute, commençons par le reconnaître. Il ne s'agit pas de nier la compassion : l'Evangile nous invite à souffrir avec le fautif et éventuellement à faire oeuvre de miséricorde à son égard. Autrement dit, le médecin sauveur pouvait implorer la réintégration après l'excommunication qui met publiquement hors de l'Eglise, on pouvait avoir pitié d'un homme que sa faute a plongé dans la souffrance, mais celui-ci était plus coupable que le père indigne qui, pour sa part, n'avait qu'à se présenter dans le secret du confessionnal, avouer sa faute, et recevoir l'absolution.

Ce fait divers tragique révèle la question qui traverse les églises d'Occident. Combien sont-ils, à l'intérieur de l'Eglise, ceux qui ignorent les interdits de la morale catholique, qui les transgressent sans la moindre mauvaise conscience. Ils se considèrent bel et bien dans le troupeau et pourtant, aux yeux de la hiérarchie, ils sont dehors. De même s'accroît de jour en jour le nombre de ceux qui consciemment se sont mis hors de la pratique religieuse; si on les interroge, ils s'avoueront souvent croyants mais la morale de l'Eglise, les sermons de la messe du dimanche, leur semblent tellement loin de leurs préoccupations qu'ils oublient les rendez-vous dominicaux. Qui n'a connu ces militants qui avaient la trentaine dans les années 70 ? Pleins d'espoir, au lendemain du Concile, ils trouvaient, dans les paroisses ou dans l'Action catholique, l'énergie nécessaire pour s'engager au service d'un monde fraternel. Aujourd'hui l'engagement demeure, les motivations évangéliques du départ ne se sont pas éteintes mais l'Eglise d'antan est bien loin d'eux et leurs convictions spirituelles ne se sont pas transmises à leurs enfants. Sont-ils hors de l'Eglise ?

Concernant l'Eglise d'Occident, les questions sont nombreuses. Est-elle en voie de disparition ? Son affaiblissement est-il le fruit du combat acharné que le siècle des Lumières avait amorcé ? Ou plutôt n'est-il pas la conséquence d'une permissivité qu'ont entraînée les dérives de mai 68 ? N'est-elle pas soumise à une dérive qui emporte toutes les institutions prétendant détenir la clef du sens ? A cet égard, la chute du Mur de Berlin est éclairante : l'explication marxiste de l'univers qui donnait sens au combat de nombreux militants s'est avérée illusoire. Derrière ces interrogations perce une inquiétude que l'excommunication d'un médecin brésilien ravive ; beaucoup de ceux qui se disent encore chrétiens s'interrogent par rapport à l'Eglise et se demandent s'ils en font vraiment partie : qui est dedans, qui est exclu?

« Leur coeur est loin de moi ! »

Dehors, dedans ! La question laisse retentir la répartie de Jésus, telle que la rapporte Marc (7/21); au premier abord elle semble terrible : « C'est du dedans que sortent les desseins pervers ! ». Tout le contexte mérite d'être lu (Marc 6/53-7/30). Jésus, accompagné de ses disciples, vient d'accoster aux bords de la mer de Tibériade, à l'intérieur de la judaïté. Des coreligionnaires l'abordent, scandalisés par le comportement d'un groupe qui connaît la Loi et dont le Maître est capable de citer les textes des prophètes. Ils s'étonnent : «Pourquoi tes disciples ne se comportent-ils pas suivant la tradition des anciens, mais prennent-ils leur repas avec des mains impures ?» En introduisant les acteurs et avant de leur donner la parole, Marc a pris soin de décrire le comportement des personnages interpelant le rabbi. Il souligne deux éléments ; d'une part, ils font des ablutions nombreuses avant les repas; non seulement ils se lavent les mains, mais aussi les bras et les coudes. L'eau ruisselle sur la peau. Par ailleurs, entre autres pratiques, Marc souligne les « lavages de coupes, de cruches et de plats d'airain », autant d'ustensiles qui servent d'intermédiaires entre les boissons ou les aliments et la bouche. Ces détails ne sont pas insignifiants. En glissant sur la peau, l'eau épouse les contours du corps que nous habitons ; elle désigne la frontière entre un «dedans» et un «dehors» ; le «dehors» est dangereux, «impur» dans le vocabulaire des Pharisiens et des scribes. C'est pourquoi le nettoyage des coupes et des plats est important ; il faut rendre purs ces objets qui vont passer par les lèvres pour rejoindre les entrailles.

Jésus sait jouer sur les mots ; il ne manque pas d'humour. A l'intention de ces notables pour qui la bouche est lieu de passage entre l'extérieur et l'intérieur, lieu où passent les aliments, Jésus cite cette phrase d'Isaïe : «Ce peuple m'honore des lèvres ! » Poussant même la plaisanterie jusqu'à la limite du convenable, il parle du ventre où aboutissent les aliments qui, purs ou impurs, vont se transformer en souillure et s'en aller «aux lieux d'aisance»!

N'en concluons pas trop vite que Jésus se laisse enfermer dans cette opposition entre l'intérieur et l'extérieur. Il refuse, en réalité, la dichotomie entre le pur et l'impur. Si l'intérieur est le lieu où l'on entre et où l'on demeure, il faut reconnaître une autre intériorité, que désigne le mot «coeur», sur laquelle il convient de s'interroger. Le terme est mystérieux : le coeur est un point d'aboutissement, il est aussi un point de départ : « C'est du dedans, du coeur des hommes que sortent les desseins pervers ». Autre ambigüité ; en même temps qu'il est le lieu d'où part la perversité, il est aussi le lieu d'où devrait partir l'honneur que Dieu attend : « Ce peuple m'honore des lèvres ; mais leur coeur est loin de moi !»

Du coeur à la parole

On peut supposer, étant donné ce contexte où l'on s'attarde sur la bouche et les lèvres, que le coeur a quelque chose à voir avec la parole. Par-delà le pur ou l'impur, par-delà l'intérieur ou l'extérieur, la parole touche les interlocuteurs, parfois au plus intime d'eux-mêmes ; elle part d'un sujet qui veut en rejoindre un autre. Dans une conversation, peut-on dire que la parole a un lieu ? Les mots prononcés ne touchent pas le sol : Verba volant, disait-on à l'époque où l'Eglise parlait encore latin. Peut-on dire qu'elle est sans lieu alors que ceux qui s'adressent les uns aux autres habitent un corps de chair et se meuvent dans l'espace ? Ce lieu sans lieu où circule la parole ne serait-il pas précisément ce que désigne, dans le langage de Jésus, le vocable « coeur » ? On serait tenté de le penser lorsqu'on remarque la façon dont, au centre du récit, Jésus sort de l'alternative dans laquelle ses adversaires veulent l'enfermer. Alors qu'ils s'en tiennent au trajet de la bouche au ventre, Jésus se retourne vers la foule en disant : « Ecoutez-moi ! ». Le coeur serait peut-être à chercher sur le trajet qui va de la bouche aux oreilles.

L'hypothèse est confirmée si, reprenant le même Evangile de Marc en remontant jusqu'au chapitre 3 (13 à 21 et 31à 35), on voit de nouveau se dessiner la même opposition entre un dedans et un dehors. C'est la scène où les proches de Jésus viennent le chercher et à l'égard de qui il prend ses distances : « Qui est ma mère ? Et mes frères ? »

Le « dedans », cette fois, n'est pas celui du corps individuel. Il désigne un ensemble humain : une foule s'est rassemblée entre les quatre murs d'une maison. Mais, comme dans la scène dont on vient de parler, il est question de repas ; cette fois pourtant le fait de manger disparaît au profit de la parole. On fait cercle autour de lui comme on fait cercle autour d'un Maître dont on attend le message. On nous précise que la foule se presse « au point qu'ils ne pouvaient pas même manger de pain ». Il n'est plus question des coupes ni des divers ustensiles qu'on porte à ses lèvres ; la bouche énonce des discours qui, rejoignant les oreilles, composent un auditoire attentif.

Le « dehors », lui aussi, désigne un ensemble humain. Certes, il est repérable dans l'espace puisqu'il est à l'extérieur d'une maison. Mais il désigne la famille de Jésus : « Sa mère et ses frères arrivent et, se tenant dehors, ils le firent appeler ».Cette fois l'opposition « dedans »-« dehors » ne correspond pas à la distinction chère aux Pharisiens entre le « pur » et « l'impur ». Jésus ne s'est jamais désolidarisé des siens et n'a jamais renié son appartenance à une famille ou un peuple particulier. Il se refuse pourtant à confondre la parole des siens qui « l'appellent», et qui ont à coeur de le retrouver, avec la parole qui manifeste un autre appel, un autre désir, une autre volonté. A ceux qui font office de médiateurs entre le dehors et le dedans et lui disent : « Voilà que ta mère et tes frères et tes soeurs sont là dehors qui te recherchent », il montre l'ensemble dessiné par ceux qui, faisant cercle, l'entourent et l'écoutent. En l'occurrence il fait corps avec ceux qui l'ont cherché et trouvé pour recevoir un message honorant Dieu son Père dont il est l'envoyé. Au nom de quoi mère, frères et soeurs le cherchaient-ils ? Au nom, sans doute, d'une sollicitude humaine, d'ailleurs bien légitime : on nous dit qu'ils avaient des raisons d'être inquiets de le voir dépasser les bornes du bon sens. «Promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui, il dit: «Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m'est un frère et une soeur et une mère».

Ainsi, nous voici face à deux désirs qui dessinent deux ensembles aussi différents que le dedans l'est du dehors et qui se croisent. Le désir d'un ensemble familial qui a le souci d'un de ses membres et, d'autre part, le souci de ceux qui, rejoignant Jésus, sont ouverts au désir qu'un Autre a d'eux : le Père dont on cherche à faire la volonté. Ce désir se reconnaît à l'intérieur des mots qui composent le discours ; il sort des lèvres mais d'où procède-t-il ? Le « coeur » désigne ce point - hors lieu et pourtant incarné - où les sujets parlent et s'entendent, s'appellent et se répondent.

Le mystère de l'Eglise

Nous voici en plein dans le mystère de l'Eglise. Le mot désigne l'ensemble composé de ceux que la Parole de Dieu rassemble. En grec le mot prend racine dans un verbe qui signifie « appeler » ; comment mieux faire entendre qu'il n'est pas d'Eglise ailleurs que là où l'homme, entrant dans le langage, se reconnaît pris dans le désir que Dieu a de lui et que Jésus manifeste ? Face aux Pharisiens et aux scribes qui ne parlaient que pour préserver l'ensemble humain fini, défini par des rites et des ablutions, la citation d'Isaïe prenait sens : « Ce peuple m'honore des lèvres ; mais leur coeur est loin de moi. Vain est le culte qu'ils me rendent, les doctrines qu'ils enseignent ne sont que préceptes humains ».Il est sans doute légitime de respecter les manières de faire et de vivre qui forment l'ensemble humain qui nous a vu naître, qui nous a forgés et dont nous sommes en quelque sorte les héritiers. Nous pouvons les respecter, les aimer, les avoir à coeur : c'est humain ! Humain, oui, mais « trop humain ! » dirait Nietzsche. Seulement humain. « Pourquoi tes disciples ne se comportent-ils pas suivant la tradition des anciens ? » Le comportement des disciples de Jésus ne pouvait être emporté dans un mouvement qui s'arrêterait à un horizon simplement culturel : « les doctrines qu'ils enseignent ne sont que préceptes humains ! » ; il ne s'agit pas seulement d'entendre la voix des anciens et d'obéir ainsi à l'appel d'un passé auquel on désire être fidèle. Dans ces conditions-là, le coeur est borné par l'horizon d'un peuple, fût-il le peuple à qui Dieu a parlé. Quand la parole ou les rites - qui sont une façon de faire signe et de parler - sont pris dans un désir qui se satisfait de ce qu'il trouve, le coeur est loin de Dieu (« Ce peuple m'honore des lèvres, mais son c0eur est loin de moi »).

Répondre à la tradition des anciens est une chose ; entendre l'appel de Dieu a un tout autre effet ; lorsqu'il est entendu, l'Eglise peut naître. Lorsque Jésus se laisse prendre aux attentes de ceux qui, reconnaissant en Lui la parole du Père, se rassemblent auprès de lui, lorsque lui-même s'arrache à l'appel de ceux qui veulent rétrécir son horizon à celui de la famille, l'Eglise vient de prendre corps. Toutes les confessions chrétiennes s'accordent pour reconnaître qu'il n'est d'Eglise qu'enracinée dans l'appel des disciples et la réponse qu'ils y apportent. En St Marc « l'institution des Douze », comme on dit, se situe précisément en cet endroit du texte et cette naissance s'insère dans ce jeu d'appel et de réponse qu'on décèle dans la parole humaine. « Il gravit la montagne et il appelle à lui ceux qu'il voulait. Ils vinrent à lui, et il en institua Douze pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher... » Marc énumère ensuite les noms de ceux qui sont « appelés » et c'est alors qu'Il vient à la maison où la foule se rassemble. En cet endroit, la parole a appelé, elle rassemble encore, elle se déplace, elle fait un ensemble nouveau, une famille nouvelle (« voici ma mère et mes frères ! » 3/34).

Le tournant de l'Eglise de France

Il faudrait relire un article d'Emmanuel Mounier, écrit au lendemain de la seconde guerre mondiale dans la revue Esprit (« L'agonie du christianisme », mai 1946). C'était l'époque où ceux qui s'affirmaient croyants faisaient, en France, une expérience qui éclaire peut-être ces situations que décrivent les textes de Marc évoqués à l'instant. Dès avant la guerre, des croyants avaient reçu un choc, dans les années 1936, au moment du Front Populaire. Un dominicain, le Père Montuclard, prenait alors conscience qu'en sortant des frontières du catholicisme, en côtoyant un monde ouvrier non seulement étranger au monde chrétien mais atteint par le marxisme, l'Evangile, qu'une institution lui avait transmis, retrouvait sa fraîcheur. S'enfermer dans les murs de l'Eglise de France lui semblait malsain ; on ne peut vivre la foi chrétienne sans entrer en relation avec ce qu'elle n'est pas. Pendant la guerre, dès l'année 1941, alors que la plus haute autorité catholique et la plupart des évêques étaient silencieux, des religieux, laïcs ou prêtres, sous l'impulsion du Père Chaillet, créaient un réseau de résistance à l'occupation ennemie et diffusaient des cahiers destinés à réveiller les consciences françaises. Après la Libération, cette publication clandestine devenait Témoignage Chrétien. On y continuait à militer non pour le service des clercs ou pour les intérêts chrétiens, les écoles libres par exemple, mais pour la défense de la justice et la promotion d'une paix réelle pour tous. Dans le même temps, le Père Montuclard créait « Jeunesse de l'Eglise » et, sous son impulsion, beaucoup de prêtres quittaient les murs de leur presbytère pour rejoindre le monde du travail. Cette situation troublait la communauté chrétienne. On s'offusquait de cette présence sacerdotale qu'on qualifiait de trahison ; ne pactisaient-ils pas avec un monde manipulé par un parti politique athée ? Dans ce contexte, Emmanuel Mounier s'étonnait. D'une part il se demandait pourquoi refuser de rendre hommage à ce qu'on découvre de noble à l'extérieur d'un univers chrétien. Il se demandait aussi, et avec vigueur, pourquoi personne ne s'insurgeait contre la médiocrité de l'Eglise de France. L'Eglise n'est-elle pas le lieu où doit retentir la Parole de Dieu qui rassemble ? Et si oui, pourquoi supporte-t-on les discours creux ou plats ? « Il rôde parmi nous une forte odeur d'apostasie... Elle nous suffoque... dans nos comportements les plus orthodoxes, c'est à telles messes désolantes, à tels sermons désespérément vides, 'vides comme une courge vide et comme un tombeau vide' »

Qui est dans l'Eglise, qui est hors d'elle ? Emmanuel Mounier touchait du doigt la question qui s'amorçait. L'Eglise est-elle le rassemblement d'hommes et de femmes qui se résignent à entendre des propos insignifiants ne choquant personne? Est-elle étrangère à la présence des croyants et des croyantes dont la relation à autrui fait réagir. Les événements d'après-guerre ont quelque chose de tragique. Ces prêtres partant au travail pour découvrir l'Evangile « au coeur des masses », le Père Montuclard et son mouvement (« Jeunesse de l'Eglise »), ont été condamnés. Ces baptisés, engagés dans tel ou tel syndicat suspect, ont été marqués au fer rouge pour complicité avec un mouvement « intrinsèquement pervers ». Beaucoup ont quitté la barque mais certains sont restés, cherchant leur chemin dans la nuit. C'est dans le sillage de ces derniers qu'il faut poser la question.

Marcher à la frontière

Ce sillage est la trace laissée par la parole et les actes de Jésus. Pour en revenir au texte d'où nous sommes partis, remarquons comment il est encadré. Il commence par un accostage ; voici Jésus et les disciples au bord de la mer, là où se joignent et se distinguent l'eau et la terre ferme. Lorsque l'épisode que nous avons relu s'achève, Jésus se déplace et les voici, lui et ses amis, à une jointure d'un autre genre; il quitte son pays juif pour mettre ses pas sur une terre païenne : « il s'en alla dans le territoire de Tyr » (7/24). Le parcours de Jésus se poursuit sur une frontière. Cet encadrement est en consonance avec l'échange qui s'est produit face au Pharisien. Le coeur dont il parle désigne le point d'où jaillit la parole et ce point n'est ni à l'intérieur ni à l'extérieur ; il circule entre les mots du discours qui unit les interlocuteurs. La bordure ou la frontière ne serait-elle pas la figure de ce passage des uns aux autres? On a tendance à le penser lorsqu'on compare l'entretien qui se déroule en ce point du texte et celui qui précède, avec les scribes et les Pharisiens.

A la femme étrangère (« grecque, syrophénicienne de naissance ») qui vient le supplier de guérir sa fille, il affirme son identité juive et se situe par rapport aux « enfants » de son pays (« laisse d'abord les enfants se rassasier...»). La réaction de la femme le touche au coeur et il répond à la demande. Tout juif qu'il soit, il rejoint l'étrangère, dépassant ce qui les particularise l'un et l'autre. Alors que scribes et Pharisiens insistaient sur la « tradition des anciens », sur les gestes et les rites qui permettent de définir et de maintenir une identité, la femme ne se laisse pas enfermer à l'intérieur des limites qui séparent les goyim et les juifs, les hommes et les femmes : son coeur s'ouvre et la parole appelle, animée d'un souffle assez puissant pour briser les frontières. « A cause de cette parole », dit Jésus, la vie revient, la fillette est guérie et le parcours de Jésus, le Verbe fait chair, se poursuit. Chaque personne humaine ne peut entrer en humanité sans se définir dans un ensemble humain particulier. Le fait même de naître nous dé-finit (en latin, finis signifie frontière) comme homme ou femme. Père et mère, soeurs et frères nous transmettent un langage, des manières de vivre qui forgent notre identité et nous particularisent, faisant de chacun le membre d'une famille, d'une tribu, d'un peuple ou d'une nation et lui transmettant une tradition. Chacun des ensembles qui forgent notre identité a ses limites. Le danger est de prendre ce qui nous particularise pour un tout qu'il convient de préserver de toute intrusion. Alors la violence surgit et avec elle la guerre et la mort. En réalité, le chemin que prennent ceux qui répondent à l'invitation de Jésus (« viens, suis-moi ! ») passe sur les frontières, là où, par-delà l'intérieur qui fait notre identité et l'extérieur que certains considèrent comme une menace, la parole passe des uns aux autres, faisant surgir la paix et avec elle les promesses de vie. A la tentation de se replier sur un centre autour duquel gravite ce qui fait notre identité, s'oppose le chemin que fraye Jésus ; il nous décentre. Sans perdre son identité, celui qui prend le chemin où le Verbe, la parole, prend chair, celui-là s'ouvre à l'altérité. Identité et identique ont même racine ; en préservant à tout prix son identité on se condamne à se replier sur le même, la répétition. En s'ouvrant à l'altérité la parole qui surgit, dans la mesure où elle sort du coeur, fait jaillir des perspectives nouvelles ; elle est créatrice comme la parole du premier jour qui arrachait la lumière à la nuit (« Dieu dit... et la lumière fut ! »).

La tentation du repli

Les paroles de Jésus n'ont pas été étouffées par la mort ; elles ont fait naître le livre qu'on appelle Evangile et qui vient jusqu'à nous. Evangile : bonne nouvelle ! On peut sourire. Tant et tant de ceux qui s'en réclament et sur qui repose l'édifice qu'on appelle Eglise sont essoufflés et leur parole n'est plus efficace : qui écoute les consignes romaines ? Il en va de l'Eglise comme de tout ensemble humain ; elle a ses rites, ses manières de faire, sa morale, qui la caractérisent et en font un ensemble particulier. On ne peut ni s'en étonner ni s'en lamenter. Mais se replier sur une identité catholique ou chrétienne est aussi dangereux que de se replier sur une identité nationale au risque de jeter à la mer ceux qui se trouvent aux approches des rivages européens. Se replier sur l'Eglise en prétendant que hors d'elle il n'est point de salut, conduit au constat d'Emmanuel Mounier : la parole devient vide comme une courge vide. Loin d'être nouvelle et bonne et de donner la vie, elle est vieillotte et pitoyable au point qu'on se demande si, en Europe du moins, elle n'est pas à l'agonie.

Que faire alors ? Quitter la barque ? Si le chemin de la parole ouvert par Jésus débouche sur une impasse dans l'Eglise, le mieux n'est-il pas d'en sortir ? A chacun de répondre mais qu'on prenne garde ! A moins de sombrer dans la folie, on ne prendra jamais pied hors d'un ensemble humain tout aussi dangereux. Certes, on peut trouver hors de l'Eglise des messages qui ouvrent des horizons nouveaux. On peut aussi s'enfermer dans des idéologies qui emprisonnent, des nationalismes à l'intérieur desquels sommeillent de vieux démons prêts à se réveiller, se laisser prendre au piège de pseudo prophètes : des gourous qui vous enferment dans des sectes aliénantes. Bien des chrétiens que la foi a désertés se tournent vers l'islam. Faut-il s'en réjouir ? Toutes les religions monothéistes sont soumises au même danger : prendre pour universel ce qui particularise et alors alimenter la violence et marcher vers la mort.

Il n'est pas insensé de retrouver ce chemin de crête dessiné dans les textes d'Evangile qu'on a lus. Jésus était juif ; il citait les textes juifs, il lisait les prophètes ; les mots d'Isaïe, on l'a vu, venaient sur sa bouche. Sa manière de lire l'arrachait à l'illusion qu'il suffisait d'avoir les Ecritures pour appartenir au peuple à qui Dieu avait parlé par Abraham et sa descendance. Sa façon d'entendre Isaïe lui permettait de voir que ses interlocuteurs étaient loin de Dieu (« Ce peuple m'honore des lèvres mais son coeur est loin de moi »). Lorsque son chemin débouchera sur sa Pâque - cette frontière entre la mort et la vie - ses disciples prendront le relais de la parole ; ils liront les Ecritures à la manière de Jésus. Le Livre de la parole où ils puisaient les ultimes volontés du Père (on appelle Testament le texte qui dit la volonté d'un absent) devenait ancien. Lire les écritures, à la suite de Jésus, c'est se tenir non seulement à la frontières des lieux mais à la frontière des temps, c'est passer de l'ancien au nouveau en se tenant à la lettre de la Bonne nouvelle. En d'autres termes, lire c'est se tenir à la lettre de l'Evangile : comment lire sans déchiffrer des lettres ? En même temps, c'est ancrer la parole sur l'instant présent. « Maintenant » est le mot qui donne sens à la lettre; nous venons d'en faire la démonstration en relisant deux passages de Marc. Un mot nous vient de Jésus pour désigner le lien entre le présent où nous ouvrons le livre et la lettre qui nous vient du passé : l'Esprit. La lettre sans l'Esprit est lettre morte mais l'Esprit la fait vivre.

L'horizon toujours ouvert

Celui qui se laisse prendre par l'Esprit, lisant l'Evangile, retrouve le sillage de la parole vive. Point de parole sans écoute ; les mots du Nouveau Testament se manifestent à l'oreille du lecteur comme parole de Dieu dans la mesure où l'auditeur est croyant. Avec l'Esprit, la foi nous tient doublement unis ; elle nous ancre par la lettre du Nouveau Testament sur la volonté, sur le désir d'un Autre que Jésus appelait Père. Et dans la mesure où l'Ecriture est trace d'un appel, elle nous tient en communion avec tous ceux qui le perçoivent et y répondent, à commencer par la communion à Jésus dont l'obéissance au Père ouvre la route sur laquelle nous sommes, à notre tour, invités à marcher.

Pourquoi vivre en se mettant à l'écoute de Celui que Jésus appelle Dieu et Père (« mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu ») ? Ne suffit-il pas d'être à l'écoute de ceux qui nous entourent, d'entendre les appels des uns et des autres, d'y répondre, de trouver les mots qui donnent joie et vie ? Face à Jésus, la femme étrangère, dans la région de Tyr, trouve la parole qui touche Jésus et relance la vie. Cela peut servir d'exemple mais pourquoi y voir un engagement à suivre Jésus, au nom du Père qu'Il révèle et dans l'Esprit qui nous unit à Lui ?

Certes, cela suffirait. Mais le croyant ne se contente pas de ce qui lui suffirait ni de ce qui suffirait à l'humanité. Mieux que la suffisance (!) le mot « Dieu » attaché à Jésus et aux écritures laisse entrevoir un chemin, celui du désir, qui ne saurait être bouché. On peut se tourner vers l'étranger au nom des Droits de l'homme ou au nom d'une terre à sauver, menacée qu'elle est par un monde économique et industriel aveugle et impitoyable; on peut s'insurger contre les injustices au nom d'une cause humaine et noble. Bien sûr ! Et le croyant se doit d'être au coude à coude avec tous ceux qui sont ainsi engagés au service d'un monde où les écarts entre les hommes et les peuples s'accroissent. Il le doit, dût-il pour cela s'insurger contre les siens, dans l'Eglise où il a reçu l'Evangile. Il le doit au nom de Celui qu'il s'efforce de suivre : « J'avais faim, j'avais soif ! ». Faisant ainsi son devoir d'homme au nom de Dieu, il sait que l'horizon sera toujours ouvert. Un monde réconcilié tel qu'on peut l'imaginer ne peut le satisfaire. Dieu sera toujours à chercher, toujours à désirer ; si Dieu est Dieu, Il nous manquera toujours mais il sera sans cesse donné, et, pour le croyant, repérable aux traces que son Fils a laissées dans l'histoire, en particulier les sacrements qui disent sa présence en même temps que son absence.

Sacrement : le mot désigne l'Eglise telle que le croyant la perçoit par-delà toutes les déceptions qu'il peut y trouver. Ce terme ne fait qu'un avec les écritures. Comme le texte des écritures il ne se comprend qu'avec l'Esprit et dans la foi ; il manifeste le désir du Père réalisé par Jésus lorsque sa mort sur la croix se transforme en message. « Poussant un grand cri, il expira ». Ce cri était à la fois un appel au Père absent et un appel adressé à l'humanité tout entière. Appel de Dieu à Dieu : « l'abîme appelle l'abîme », dit un psaume. Appel de Dieu à l'humanité tout entière et que peut entendre l'homme autant que la femme, le juif autant que le grec. Appel qui laisse deviner, aux oreilles du croyant, le désir de dépassement de tous les clivages qui particularisent. Les sacrements, du moins dans la cohérence catholique, maintiennent cet instant où s'opérait la jonction entre la mort et la vie, entre le silence et la parole, entre la détresse humaine et la gloire de Dieu (« Nous avons vu sa gloire », dit Jean, le seul disciple témoin de l'événement). Prendre le chemin dont l'Evangile est la trace, prolonger le parcours de la parole qui, au nom du Père, rassemble par-delà les frontières qui séparent, c'est percevoir que l'eau coulant sur le front « Au nom du Père et du Fils et de l'Esprit » fait entrer dans l'ensemble qu'on suppose composé exclusivement de ceux qui, ayant entendu l'appel, y ont déjà répondu ; c'est percevoir que le pain de l'Eucharistie prolonge l'instant où le Verbe fait chair est livré aux mains de Judas et des soldats : « prenez, c'est mon corps livré pour la multitude ».

Qui est dedans, qui est dehors ? La question n'a pas de sens quand elle concerne l'Eglise. Bien sûr, le christianisme et spécialement le catholicisme ou l'orthodoxie ont une histoire qui les particularise ; leur passé a connu des heures de gloire et des heures de violence qui appellent des repentances. L'Eglise, à s'en tenir à son histoire, peut tendre vers sa fin tout comme La Grèce antique ou la Rome impériale. Si elle s'écroule, dans la mesure où elle n'est plus le lieu où la parole rapproche notre coeur de Dieu, si la parole est vide et n'opère plus, qu'importe sa chute!

Reste que, par-delà cet éventuel effondrement, le lecteur croyant aurait pour tâche de trouver, à tâtons, le chemin jalonné par les sacrements et à maintenir présents la parole et l'appel entendus par un groupe d'hommes, autrefois en Galilée. « Le ciel et la terre passeront mais mes paroles ne passeront pas » « Mat 24/35). Et si l'Eglise que nous connaissons aujourd'hui se maintient ou se reconstruit, la même vigilance s'imposera. Ce ne sera jamais que sur les bords, là où elle sort d'elle-même, qu'elle sera fidèle à l'Esprit.

"Entre épreuves et rencontres"

Le temps présent que nous vivons est peut-être prophétique à cet égard. Se retirer sur la pointe des pieds est sans doute un dommage si l'on continue à s'affirmer croyant: on s'écarte des signes qui nouent le fidèle au mystère de la Pâque ; on se met en danger de perdre toute identité chrétienne et on prive l'ensemble des baptisés de l'aide qu'on pourrait attendre d'eux. Se replier sur l'Eglise comme certains groupes charismatiques qui répètent avec ferveur des formules de louange a sans doute sa beauté mais, là encore, on court un risque ; même si l'on invente des formules neuves, même si la joie qu'on exprime est sincère, peut-on dire en vérité que l'unité vécue est fruit de la Parole si elle renferme sur un groupe ? On ne peut enclore la Parole ; elle débordera toutes les clôtures. Péguy l'avait compris ; faisant l'apologie de son ami, Bernard Lazare, il disait « ce juif athée tout ruisselant de la Parole de Dieu ». Les vocations diminuent mais des jeunes prêtres multiplient les signes d'identité : cols romains ou soutanes. A l'Institut Catholique de Lyon, les cours de latin sont fréquentés par des candidats au sacerdoce non pour lire Tertullien ou Cyprien mais pour pouvoir célébrer la messe en latin. N'est-ce pas concevoir la fidélité chrétienne comme une soumission à la tradition des anciens dénoncée par Jésus ? Les JMJ, les voyages du pape, Taizé permettent des rassemblements importants ; ils réconfortent les esprits inquiets mais ils sont éphémères. On peut penser aussi qu'ils sont les symptômes d'une attente insatisfaite ; l'Eglise ne répond plus qu'en des circonstances exceptionnelles aux besoins spirituels des jeunes générations. Entre le retrait et le repli, le chemin est encore à trouver. « Entre épreuves et renouveau la passion de l'Evangile » est à raviver. L'expression est le titre du rapport présenté à l'assemblée des évêques en novembre 2009. Et si l'Eglise se réduit sous les yeux du croyant comme une peau de chagrin, ce qui reste d'elle nous rapproche du mystère de la Croix. La pauvreté du crucifié est le point sur lequel s'appuie le fidèle pour attendre l'avenir et regarder la vie.

Là où l'amour commande

La croix est aussi le point à partir duquel nous pouvons apprécier la situation d'où nous sommes partis : l'excommunication fulminée par un archevêque brésilien. Peut-être l'Eglise a-t-elle raison de maintenir des interdits et des lois qui la définissent ; sans lois, elle perdrait toute consistance. Mais la loi protège la vie. Que faire lorsqu'elle ne fonctionne plus ? Que faire lorsque la loi entraîne à la mort ? La réponse est simple et le croyant la déchiffre sur la croix ; celle-ci manifeste la source d'où procède la loi ; tombant lui-même sous le coup de la loi, sa mort dépasse la condamnation du coupable ou la relaxe de l'innocent, elle réconcilie le pécheur et le saint, elle comble les écarts, sa passion devient compassion : Il souffre avec le coupable et avec l'innocent. Par le fait même, il révèle que lorsque la loi ne fonctionne plus reste l'amour. L'archevêque, semble-t-il, n'a pas compris que le médecin, entrant dans la souffrance d'un enfant pour la soulager et la sauver, rejoignait ce point où se joignent les extrêmes et qu'en ce point l'amour commande.


peinture de Soeur Marie-Boniface