« S’ils se taisent, les pierres crieront. »
(Lc 19,40)
L’auteur du psaume 42, exilé, probablement en Babylonie, persécuté par ses ennemis, entend ces derniers lui dire à travers des moqueries et des railleries : « Où est-il ton Dieu ? » Autrement dit : « Que fait-il pour toi ? » Invocation de toute victime, de tout un chacun dans la désolation, au creux de ce sentiment de n’être plus reconnu comme sujet de dignité, de liberté, d’avenir.
Où est-il, mon Dieu ? Où était-il alors ? A l’heure du crime subi, de l’intime violence au corps et à l’âme. De l’intime violence à la foi, au sens même du combat pour vivre. Alors, quand tout ce qui rend possible l’orientation autant que la signification et le goût de la vie est fracturé, comment croire ? Quel Dieu croire encore ? Le ciel reste noir et Dieu ne répond pas. Un silence, mais qui n’est pas un silence habité. Silence de l’absence, du vide. Un écho qui se perd.
Écouter tant de douleurs, se laisser bouleverser, éprouver, et même entamer par le drame vécu, par sa trace toujours active, maligne dans l’existence des décennies plus tard, empêche d’imaginer qu’il serait encore tout simplement possible de dire « Dieu », comme si de rien n’était.
Faut-il rappeler ces mots terribles de la romancière britannique Virginia Woolf : « Il y a quelque chose d’indécent chez celui qui, assis près du feu, croit en Dieu (3). »
Alors, faut-il renoncer à vouloir tout dire et prendre pauvrement le pas de l’autre ?
Se laisser aussi déloger de tant de pseudo assurances par la mise à nue des complicités, parfois des réseaux que je qualifie de « criminels », qui permirent, du sein d’institutions d’Eglise, écoles ou mouvements de jeunesse, diocèses, instituts religieux, que de tels méfaits puissent perdurer.
Tout cela fait porter en soi, pour soi-même, la question « Où est-il, ton Dieu ? ». Où est-il, mon Dieu ?
Car l’idée d’un Dieu protecteur, d’un Dieu attentif aux petits, ami des vulnérables, disparaît dans les décombres des fausses certitudes. Même l’idée d’un Dieu de bonté est en faillite.
Non que Dieu soit à l’origine de tant de désastres, à l’origine du mal commis par des hommes qui se nomment de Dieu. Mais parce qu’il n’a rien fait et s’est en quelque sorte laissé instrumentaliser par des bourreaux qui, pour beaucoup, se sont servi de lui pour asseoir leur aura, leur « charisme », leur autorité sur leurs victimes.
Quel chemin emprunter alors ? Est-il seulement tracé ? Non. Car seuls chacune et chacun, seule chaque victime des abus et des agressions sexuelles par des membres de l’Église peut tenter de tracer son propre chemin. Comme chaque écoutant, s’il écoute vraiment.
Il faut se tenir là. « Un puits est là où Dieu se tient (4) », selon Etty Hillesum. Construire une parole qui n’écarte rien des abîmes. Tenter d’embarquer les abîmes dans la parole pour ne plus les laisser désolées, et croire qu’elles peuvent être lentement, pauvrement, chaotiquement aussi, acclimatées. Une parole qui ne cherche pas à tout dire. Car tout dire est impossible, impudique, et relèverait d’une imposture. Rien ne peut se démontrer ici. Alors, il s’agit de prendre le pas du témoin du chagrin, simplement, pauvrement, des questions de toutes les personnes victimes rencontrées.
Job, le compagnon de toutes les infortunes
Il faut pour cela prendre la suite d’un vieux compagnon d’infortune : Job. Car lui au moins ne fait pas la leçon, contrairement aux amis qui viennent le visiter. Le prendre pour compagnon parce qu’il entre dans la tempête, avec sa sensibilité de souffrant et de questionnant, et qu’il y persévère. (…)
Job est dans cette aventure, bien malgré lui, de ne plus avoir de discours construit mais, s’il veut survivre, de devoir se tenir dans une parole singulière.
Tout le propos des amis, aux oreilles de Job, peut se condenser en cette parole, au chapitre 16, verset 2 : « En fait de consolateurs, vous êtes désolants. »
Attaque, ou plutôt constat, qui m’accable aussi. Entendre des consolations à bon compte. Des propos faussement spirituels qui prétendent qu’en Dieu tout peut prendre sens et qu’il suffit d’y croire, de le vouloir.
Trop souvent les propos de notre Église furent, restent parfois, sur ce versant d’une spiritualisation à bon marché. Alors que la question primordiale du psalmiste, « Où est-il, ton Dieu ? », oblige au dépouillement, à la parcimonie en ce domaine, pour se laisser déplacer par la plainte, la douleur, l’incompréhension de la victime ou de ses proches. (…)
L’enjeu alors, et même l’obligation, c’est d’élargir notre angle d’engagement dans l’écoute des personnes victimes. Quitter nos schémas, à tout le moins en suspendre les évidences. Avancer sur un chemin inconnu (5) en nous laissant transformer de l’intérieur par cette écoute. Vivre la même question, la même angoisse : « Où est-il, ton Dieu ? » Car c’est à l’impuissance qu’il faut faire face. Celle de ne plus pouvoir changer l’histoire. Celle, trop souvent, de l’impossibilité de la justice pénale, civile comme canonique, car trop de décennies ont passé ou/et l’agresseur est mort. Impuissance à donner sens à ce qui n’en a pas et qui est venu meurtrir l’âme de la vie et de son espérance.
Au cœur de ses longs poèmes, la force de Job est de ne pas se résigner. De refuser de chercher une justification à son malheur. D’interdire l’entrée au dieu superbe, peut-être, de ses quatre visiteurs, mais pervers. Et en même temps, de continuer de parler, de convoquer Dieu, depuis sa chair éprouvée.
C’est aussi là que le vieil ami Job est précieux pour les personnes victimes et pour nous qui tentons, depuis cette même chair de nos existences bouleversées, de nous en faire les proches. Car, en définitive, seul Dieu peut être mon avocat contre le dieu du bonheur et du malheur, le dieu de notre justice. Seul le Dieu vivant peut se lever contre le dieu pervers.
Nombre de victimes ont eu l’assurance très tôt que le Dieu vivant, le Dieu de Jésus, se tenait près d’elles, bafoué, torturé avec elles, crucifiés avec elles. (…)
Cette sureté de l’âme, comme pour Job, n’a pas d’explication rationnelle. Et pourtant. (…)
Le Dieu libre et l’homme libre
Au creux du refus de se soumettre au destin autant qu’à un deus ex machina se niche alors la foi possible au Dieu de la kénose, de l’abaissement, du Ecce Homo. Au Dieu fait homme, vraiment homme. Ce Dieu qu’on ne peut saisir, posséder, qui ne peut se dire que dans du lien. Un lien de soin d’humanité.
La foi en ce Dieu-là ne cherche pas à donner sens au fracas provoqué par l’abus. Surtout pas, car elle consent au scandale. Mais elle rend possible à chacun, lentement, chaotiquement, de participer à rendre de la signification à l’existence qui se débat avec le mal subi, de redonner une orientation aux jours, de retrouver du goût d’être et d’être en relation. Par là même, c’est de la dignité de la personne victime qu’il s’agit. De sa capacité à devenir, à redevenir sujet – et non plus objet d’abus.
Voilà ce qu’ouvre le Dieu pauvre qui ne sauve pas de la souffrance et du mal, mais qui vient sauver « dans » la souffrance, en se faisant le compagnon indéfectible de l’humain qui peine, dont la vie, la peau ont été écrasés.
Une foi qui alors devient libre. Libre de débattre avec Dieu. Libre de l’assigner à s’expliquer – « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » - sans pour autant attendre d’explications causales. Mais du lien. Oui, que le vrai Dieu soit le défenseur du creux de la détresse et de l’existence brisée. Qu’il se lève contre le Dieu pervers et contre tous les enclos où ce dernier ne cesse de vouloir enfermer sa proie.
Tous nos « pourquoi ? » sont justes et légitimes. (…)
La plainte de Job a peu à peu creusé en lui, du cœur de la tempête, le désir d’un autre Dieu. Il a refusé de se faire enfermer dans l’enclos de ses amis. Il a aussi pu, en quelque sorte, rendre les armes de cette même plainte ?? incessante, dans laquelle il s’épuisait en s’autojustifiant et parfois en s’autoaccusant, pour entendre ce : « Ça suffit ! » Croire alors qu’il est possible de se retourner vers la terre des vivants, blessé pour la vie, mais vivant. De la part des écoutants, des compagnes et compagnons que nous essayons d’être en vérité, il est alors requis de nous tenir au plus près, respectueusement, modestement, mais avec persévérance. Et surtout de briser nos propres enclos, d’élargir nos angles d’engagement, de ne pas vouloir défendre une institution, une doctrine ou toute autre chose, pour seulement nous approcher au plus près possible de l’abîme de ui souffre. Non pour y descendre. Mais pour croire du fond de l’âme que, si nous sommes vraiment là, alors Jésus, le Christ, en son Samedi saint, descend en ces lieux inhabitables de la douleur, de la brisure de l’âme et de la chair, et nous tire vers l’aube du cœur de la nuit.
L’existence demeure meurtrie. Bien malheureusement et tristement, comment pourrait-il en être autrement ? Mais peut-être peut-elle croire que le Crucifié, victorieux de la mort en sa mort même, se tient là, près d’elle, indéfectiblement. Son combat, sa belligérance, son refus de se soumettre à toutes justifications, font de la personne victime la sœur, le frère du Christ, en son engagement pour la vérité.
Où est-il, ton Dieu ? Là, dans ces existences cassées dont la dignité inaliénable est magnifique et le combat, essentiel à notre humanité à tous.
Véronique Margron, mis en ligne octobre 2023
Tableau de Marc Chagall, Job