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Ouverture de la voie
Maurice Bellet

Maurice Bellet oppose une foi critique à l’usure irréparable de la religion, en particulier du christianisme : « Foi critique envers le monde, envers tout ce qui en lui travaille à la destruction. Mais foi critique envers elle-même, d’abord, dénonciation et analyse implacables des dérives de cette ‘religion-là… » (1)

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L’amour renouvelé

Mais le cœur de la vie, c’est l’amour. Vieux comme le monde ! Pourtant toujours neuf, imprévu. Et si nous avions, là aussi, dans l’explosion où nous sommes, à réinventer ? Si nous avions à réinventer l’amour ?

Le propos fait sourire, ou ricaner. Et pourtant… L’amour, en ce temps-ci, fait songer au sexe. Mais l’amour dont nous avons besoin (oui, besoin) dépasse largement ce que nous nommons le sexe. Certes, nous savons depuis Freud que la sexualité est partout, et d’abord inconsciemment. Mais ce que nous avons à faire de cette puissance-là n’est pas bêtement inscrit dans nos gênes.

Et au point où nous en sommes venus, après les horreurs, et encore dedans, et dans les menaces effrayantes, il pourrait bien apparaître qu’il y a une certaine qualité d’amour, dont l’urgence croît. Un amour précédant tous les amours, une présence qui se donne sans rien vouloir prendre, une parole d’éveil et d’écoute, un goût de la vie qui se répand en une générosité allègre et sans repli. Oui, c’est affaire de goût ! C’est bien plus que morale ou éthique, bien plus fort et stable que les envies et tout le passionnel.

Peut-être est-ce ce qui reste ou surgit quand les vieilles croyances, les idéologies en débâcle, les sagesses fatiguées nous laissent sans ressort et sans but. Un « je ne sais quoi » de très humble qui fait que nous sommes les uns aux autres la bonne présence, du corps et de l’âme, qui nous délivre de l’atroce froideur où pourrait finalement nous conduire la brutale exaspération des envies, de l’emprise, de la domination, des fureurs de l’argent. (…)

Faire que notre condition charnelle, et d’homme et de femme, soit l’espace où nous pouvons vivre le grand chemin est sans doute l’œuvre qui s’annonce nécessaire ; c’est-à-dire que cet amour, qui est le sel de la vie, puisse être de l’homme en son entièreté, et pas seulement de sentiment, de devoir ou d’envie. Au vrai, dès qu’on y pense, c’est un bouleversement prodigieux par rapport aux sagesses et croyances dont nous avons hérité, comme aux pseudo-évidences du temps présent.

Une foi critique

Ouverture de la voie. Ici se présente la religion. On annonçait sa mort, et voici qu’elle semble retrouver de la vigueur. Une vague de religion déferle sur le monde, en Europe – et spécialement en France – plutôt moins qu’ailleurs. Assez impressionnante toutefois pour donner à songer.

En vérité, sur le long terme, il y a une usure irréparable de la religion. Elle n’est pas du tout ce qu’elle fut : l’étoffe du monde. Elle s’est cantonné, précisément, dans le « religieux ».

Il semble alors que s’il est possible que ressurgissent parmi nous les intuitions et impulsions qui ont agi là, ce sera à travers un déchirement gigantesque, une mort de ce « religieux » où le prodigieux mouvement s’est figé et rétréci.

Crise majeure. Elle a déjà travaillé durement, et continue à travailler, la religion qui a eu part le plus directement à l’aventure de la modernité : à savoir le christianisme. C’est comme s’il fallait que cette crise soit menée jusqu’au bout, jusqu’à ses plus dures conséquences, pour que la parole dont cette foi se prétend l’écoute puisse à nouveau se faire entendre dans le lieu qui est son lieu : crise, précisément, krisis, jugement, séparation radicale de la vie renaissante d’avec ce qui tue, de la vérité libérante et aimante d’avec les ténèbres où l’homme est horreur pour l’homme.

Foi critique. Foi critique envers le monde, envers tout ce qui en lui travaille à la destruction. Mais foi critique envers elle-même, d’abord, dénonciation et analyse implacables des dérives de cette « religion-là », de sa paresse de pensée, de ses hypocrisies, ses entêtements, ses prétentions et par-dessus-tout du fonctionnement en elle de cette perversion majeure qui transforme le Dieu d’amour en Dieu pervers : dur ennemi de l’homme, dominateur à outrance, qu’il faut pourtant aimer d’amour – puisqu’Il nous aime.

Ne dites pas : air connu. Le risque de la grande perversion tient à l’ambition de l’Évangile, qui est de l’extirper : puisque la puissance divine se donne à voir dans l’humble serviteur des humains. Lieu privilégié du retournement monstrueux.

C’est donc d’un même mouvement que la mémoire de cette parole-là se fait la critique la plus dure de tout ; c’est-à-dire ouverture d’un avenir, nécessairement inconnu, où l’homme pourrait être délié de ce qui tue, et dans sa vie même. (…)

La place imprenable

Alors apparaît que ce qui est en cause est moins la disparition simple de la religion qu’une sorte d’éclatement. Le religieux est, c’est vrai, le clavier d’humanité le plus large, allant du très archaïque jusqu’aux spéculations les plus hardies et à la mystique la plus épurée. Mais cette fantastique puissance s’est comme étouffée aux âges modernes. L’après-modernité réveille ce lieu-là, mais dans un espace encore inconnu.

Lieu inassignable : on ne peut lui trouver aucune place dans le paysage culturel, ni case, ni étiquette.
On peut dire : c’est la Voie. Au vrai, c’est aussi la demeure. Et les deux coïncident.

Se tenir là – si cela est possible – est à la fois le grand apaisement et l’arrachement toujours neuf aux illusions et au repos. La voie est neuve : c’est de sa nature. Et, du moins pour nous, où nous en sommes, cette nouveauté est double : parce qu’elle invite chaque homme à se faire neuf ; parce qu’aucune tradition, culture, institution, aucun langage ne peuvent prétendre la fixer. La voie est toujours encore à inventer ; elle est inouïe, parce que pas encore dite.

Négation de l’héritage ? C’est l’inverse. C’est ainsi que ce qui a été dit peut se dire maintenant, autrement que par une compulsion de répétition qui le tue. Chaque naissance répète la naissance ; mais en chaque naissance commence l’humanité.

Lieu inassignable – mais où est-il, dans ce qui concrètement fait la société humaine ? On peut penser qu’il est là où précisément chacun est délogé de la place qu’il occupe : à savoir le dialogue, quand il est à la fois sincère et bienveillant et que les enjeux sont grands et l’urgence proche. La parole échangée dans l’écoute réciproque serait la présence de ce qui, dépassant toute prétention à posséder ou dominer, inaugure l’humanité vraie.

Les questions posées sont formidables.
Toutefois, ce que suggère cette perspective, c’est une allégresse que rien ne viendra désarmer.
L’immense désir s’est donc levé sur le monde. Qui voudrait, qui pourrait éteindre ce feu-là ?

Force et limite du politique

Dans cette œuvre d’humanité se joignent ce qui est le plus personnel en chacun et ce qui hausse la collectivité jusqu’à la dimension de l’universel.

Mais comment est-ce possible ? Que devient, en particulier, le politique ? Serait-il oublié au nom de grandes idées et de valeurs transcendantes ?

Certes non. Il convient, au contraire, de reconnaître l’importance et la difficulté du politique. J’entends : le politique réel, quand il ne s’agit pas seulement du débat d’idées ou d’initiatives locales, mais du gouvernement des hommes et des choses.

Le politique, c’est tout, tout le monde et tout de suite : formidables contraintes. Et le politique qui est action, exige le succès. C’est pourquoi avoir raison, en politique, c’est avoir raison – et réussir. L’échec est une faute, comme une fausse note en musique ou une opération manquée par le chirurgien.

Voilà qui semble condamner l’action politique au court terme : on pare les coups, l’imprévu, on conduit à vue, au mieux on gère en réformant le réformable. Et en un sens, c’est peut-être mieux ainsi. Car l’autre formule, c’est le pouvoir qui se mêle de fixer les buts, les valeurs, la vérité, de prendre la place des religions et des sagesses : pourvoir totalitaire. On y a goûté. Merci. On n’en veut plus. Le premier article de la démocratie, c’est cette liberté qui interdit à l’État ou au Parti de définir l’homme, de décider du bien et du mal.

Sans doute. Mais alors il manque au politique… ce qui lui est le plus nécessaire, c’est-à-dire des humains qui soient justement capables de bien vivre cette liberté, d’en supporter le poids, car il existe un amour de la soumission, et d’en user de telle sorte que l’humanité s’en trouve meilleure et confortée.

Pas évident. C’est pourquoi, au nom même de ce qu’exige le politique, il y a une tâche hautement nécessaire : la formation, la transformation des humains par un travail qui concerne leur liberté, pas pour la diminuer ou la régir, mais pour qu’elle puisse être sauvée de ce qui la menace, du dedans et du dehors.

À quoi correspond, un peu, ce que j’ai évoqué ci-dessus.

Maurice Bellet, mise en ligne septembre 2024
Peintures de Bruno Briatte

1- Extraits du livre de Maurice Bellet, INVITATION, Bayard 2003 (pages 39 à 46) / Retour au texte