Plus que nous nos grands-mères s’entendaient à distinguer l’ouvrage de la besogne. La besogne répond à la nécessité de cuisiner, d’entretenir la maison pour la « faire tourner ». Elle est un travail qu’il est nécessaire d’accomplir. L’ouvrage, lui, n’est pas dénué d’une note de nécessité, mais plus que la besogne, il implique la dimension d’un désir. C’est une broderie, un tricot, une layette. Il demande une participation du cœur car il s’adresse au cœur de l’autre. Il est rarement confectionné dans la précipitation de la contrainte. Il célèbre plutôt le moment d’une existence. Il demande du temps et l’on en parle. Le temps qui lui est consacré se confond avec la silencieuse parole déjà adressée au bébé qui va naître ou avec le souvenir qui rend présent celui ou celle auquel il est destiné. L’ouvrage devient le support de la parole que l’on dit à quelqu’un. « La parole est un tissage, nous révèle un des contes du Roi-Singe (1), le temps et la parole ont les mêmes secrets. Il faut bien des mois pour tisser ni lâche, ni serré. Avec une parole fine comme une laine, tu fais une surface entière, tu fabriques un récit, avec ses dessins, ses couleurs, et dedans il y a ton souffle, ton cœur et ta tête. »
(…) Les gens qui prient vraiment comme ceux qui travaillent vraiment, on les reconnait à ceci qu’ils n’économisent pas leur souffle, en même temps que leur prière et leur travail ne sont encombrants pour personne. Ils savent d’ailleurs, merveilleusement perdre leur temps. C’est que, pour eux, il n’y a pas de temps perdu. Le temps, l’espace, le savoir ne sont plus vécus seulement comme des objets à acquérir et qui les rassasieraient, mais aussi comme la révélation, avec la blessure qui la marque, de leur présence à eux-mêmes, au monde et à Dieu.
Denis Vasse, Extraits de Le temps du désir (2)
Peinture de Soeur Marie-Boniface
1- André Voisin, Les contes du Roi-Singe, Ed. de Paris, 1958, p.32. / Retour au texte
2- Denis Vasse, Le temps du désir, Ed. du Seuil, 1997. P. 53 et 57. / Retour au texte