L‘antisémitisme des chrétiens d’Orient ?
Le dialogue interreligieux est parfois souillé par des incompréhensions douloureuses dont les territoires de Palestine et d’Israël sont le lieu. Au début de ce millénaire, au terme de plusieurs années d’expérience sur le terrain de la rencontre avec juifs ou musulmans, Monseigneur Michel Sabbah faisait part de ses convictions dans une série d’entretiens qu’il accordait à Yves Teyssier d’Orfeuil. Paix sur Jérusalem : tel est le titre du livre qui contient les propos du patriarche latin de Terre Sainte (1).
On est étonné des réactions, face à ce livre, dans une revue sérieuse, animée par des intellectuels et des religieux de grande valeur ! (2) On est peiné du mépris dont est entouré, dans cet article, le monde arabe ; il serait le foyer où l’antisémitisme a pris naissance et devrait partager les repentances qui se multiplient dans le monde européen ; lorsque Monseigneur Sabbah explique que le dialogue judéo-chrétien ne peut avoir, en Palestine, la même allure qu’en Europe, lorsqu’il explique qu’en Palestine juifs, chrétiens et musulmans vivaient en bonne intelligence, avant la naissance d’Israël, on lui rétorque que la Palestine est précisément le berceau de l’antisémitisme (« le premier antijudaïsme est né en Orient »... « Les chrétiens d’Orient ont été les premiers des antisémites ») ! L’auteur se prétend historien.
A-t-il jamais lu les livres du Cardinal Daniélou qui, pourtant, fut à la naissance du cercle St Jean Baptiste et des amitiés judéo-chrétiennes ? Étudiant le judaïsme du premier siècle, il fait remarquer que les Juifs de la diaspora, ceux qui avaient préféré rester dans les divers pays de l’Empire romain plutôt que de rentrer en Judée, s’étaient remarquablement insérés dans la culture des pays où ils avaient établi leur résidence : tellement bien qu’ils y occupaient des postes élevés et suscitaient la jalousie et l’animosité des autochtones. Le christianisme n’existait pourtant pas encore ! Certes, au temps de Néron dans les années 60 après JC, on comptait de nombreux juifs parmi les esclaves de Rome ; Pierre et les premiers chrétiens partageaient le sort de ces miséreux. Ceci, bien sûr, n’excuse pas les églises d’avoir alimenté, en Occident, au fil des siècles, un antijudaïsme déplorable. Mais pourquoi faire porter aux chrétiens de Palestine le poids de nos infidélités ?
La complicité du Monde arabe ?
On nous dit que les peuples arabes sont complices du sort fait à la Palestine lors de la naissance d’Israël. Il faut rappeler que la Palestine était en plein essor économique à la veille de la première guerre mondiale. L’Angleterre est venue troubler un bel équilibre. Avec Le « Livre blanc » du 2 mai 1939, elle interdisait toute présence juive en Palestine, créant la déchirure dont on ne sait, 70 ans plus tard, si elle se refermera un jour. Faut-il rendre le monde arabe responsable, comme le fait l’auteur de celui qui s’oppose à Mgr Sabbah, des désordres entraînés par les décisions de novembre 1947 ? Faut-il rendre le monde arabe complice de la félonie européenne qui, quelques années plus tard, conduisait les pays occidentaux à fermer leurs frontières aux survivants d’Auschwitz, les condamnant à naviguer sur des rafiots aussi peu fiables que les barques d’aujourd’hui, remplies de Maliens et faisant naufrage dans la Méditerranée ! Quel soulagement pour l’Occident tout entier de pouvoir, sans rien avoir à perdre, cesser d’être antisémite lorsque naissait l’Etat d’Israël !
La porte était ouverte aux repentances possibles ; on pouvait désormais se draper dans une bonne conscience qui aurait risqué d’être troublée. Monseigneur Sabbah a vécu les conséquences de cette rencontre ; sur un terrain miné, faisant les frais d’un drame international aux dimensions apocalyptiques sans pactiser jamais avec la violence, il a dénoncé le mal et l’injustice dont souffrait son peuple. Il est étrange que des évêques, à Drancy, se soient repentis du silence de leurs prédécesseurs pendant l’occupation allemande et que la même église de France, par la bouche de son expert en matière de dialogue avec le judaïsme, stigmatise les propos du Patriarche qui, sans la moindre haine à l’égard de quiconque, se met aux côtés de la Palestine occupée.
En adoptant la cause de son pays, Monseigneur Sabbah, paraît-il, fait offense à l’Église. N’a-t-il pas l’audace de prétendre que « les chrétiens d’Orient » sont de « civilisation islamique » ? Il est bien vrai que l’expression est insolite dans un pays comme le nôtre. On devrait pourtant se rappeler que chrétiens et musulmans ont partagé la même histoire. La langue du Coran n’est-elle pas aussi celle de la liturgie chrétienne au Proche Orient ? Et pourquoi craindre que le christianisme s’incarne dans une culture particulière, fût-elle islamique ? Le mot « catholique » désigne cette faculté de l’Église de s’insérer dans les civilisations les plus diverses. Faut-il rappeler que les maronites du Liban ont contribué à sauver la langue arabe sans laquelle il n’y aurait pas de culture islamique ?
Il offense encore l’Église, nous dit-on, en faisant cause commune avec les musulmans dont le comportement terroriste est un scandale à dénoncer. Il devrait penser « à d’autres pasteurs qui vivent des situations analogues d’injustice et de souffrance dans les pays où l’islam est prédominant ». Il est vrai que la naissance d’Israël, l’alliance de ce pays avec les Etats-Unis, l’intervention de l’Arabie Saoudite sur la scène internationale ont abîmé le monde arabe et l’intervention américaine en Irak en a déchiré l’unité. Boutros Hallaq a su le montrer : la déferlante islamiste se nourrit de la détérioration du Proche-Orient qui a vu se briser la cohabitation d’un univers autrefois pluraliste (3).
Peut-on sauver cette unité d’un peuple en danger d’émiettement ? Les évêques des pays arabes le croient, et pas seulement Monseigneur Sabbah. Ils insistent, auprès de leurs ouailles, pour qu’ils demeurent sur place. Ils ont pour vocation de faire, avec leurs voisins musulmans, un vrai peuple. Ils en sont capables ; les événements de Gaza en ont apporté le témoignage. Le curé catholique de cette enclave palestinienne, au coude à coude avec ses voisins du Hamas, a ouvert les portes de son église et de son école à tous les gazaouis, musulmans ou chrétiens, terrorisés par les bombardements, mais unis dans le sentiment d’appartenir à une même patrie.
En relisant la Bible
La notion de peuple est, en effet, au cœur des problèmes palestiniens. Elle appelle une réflexion théologique.
On reproche au Patriarche latin de Jérusalem de ne pas avoir éclairé les chrétiens de Palestine sur la réalité du dialogue judéo-chrétien engagé par le Concile. Il aurait dû comprendre que le retour sur la terre d’Abraham d’un peuple juif disséminé parmi les nations est voulu par Dieu. Il faut relire la Bible ; on doit y retrouver les véritables racines de l’existence de l’Israël d’aujourd’hui. Le peuple juif demeure le peuple que Dieu a choisi pour parler aux hommes ; les dons de Dieu sont sans repentance et l’existence d’Israël en est la manifestation.
Soyons prudents lorsque nous voulons éclairer la réalité présente par une lecture de la Bible. Vouloir justifier l’actualité par la lecture d’un texte sacré relève de ce qu’on appelle le fondamentalisme. On le sait mieux que jamais : il n’est pas de texte sans lecteur ; un texte est une machine à faire du sens et cette création est incessante ; autre est la lecture d’Augustin et autre la lecture de François d’Assise. Relisons la Torah, certes, mais reconnaissons que les siècles de lectures chrétiennes, à commencer par celles qui composent le texte du Nouveau Testament, s’écartent des commentaires juifs qui ont donné la Mishna et le Talmud. Si la lecture que nous faisons de la Bible aujourd’hui nous conduit aux mêmes conclusions que celles qui ramènent les juifs sur la terre qu’avant-guerre on appelait Palestine, il y a fort à parier que cette lecture est le fruit d’un a priori idéologique plus que mystique. Oui, Dieu a parlé « à bien des reprises et de bien des manières autrefois aux pères par les prophètes ». Un chrétien ne peut le nier sans manquer de foi. Oui, lorsqu’un juif lit les textes que nous avons en commun, il est à l’écoute du Dieu d’Abraham : « Écoute Israël ; ton Seigneur est le seul Seigneur. » Ceci ne suffit pourtant pas à justifier théologiquement ni spirituellement l’existence d’Israël.
Par ailleurs, s’il est vrai que la lecture de la Bible a accompagné la naissance du sionisme, il faut avouer qu’aucun homme cultivé, qu’il soit chrétien ou non, ne peut décemment adhérer à la manière dont l’approche du texte s’est produite. Des historiens israéliens ont montré comment, progressivement, s’est mise en place une certaine interprétation des livres saints. Les lecteurs sionistes ont agi avec la même outrecuidance que les historiens négationnistes. On s’étonne, avec raison, devant la manière dont certains intellectuels manipulent les documents et les faits pour contester les déportations et l’existence des chambres à gaz. Des historiens juifs, formés pourtant à bonne école, ont réussi à mépriser les recherches qui ont abouti à l’exégèse moderne et qui permettent de dater les livres dont l’histoire ne se confond pas avec celle des événements qu’ils rapportent. On en est venu à transformer le livre saint en un récit qu’il convient de prendre à la lettre. Autour de Ben Gourion, s’est constituée une école où l’on a recomposé, à partir des différents récits bibliques, une histoire du judaïsme. Il s’est agi de refaire le texte de manière telle qu’une essence juive est dégagée, intacte, des méandres de l’histoire ; elle se retrouve inaltérée aujourd’hui ; il s’agit de la conserver dans la pureté de ses origines qui ne peut se maintenir sans le désir de retrouver ses racines, la terre promise à Abraham.
Cette reconstitution de l’histoire de l’homme juif s’est accompagnée d’une élimination systématique de la dimension spirituelle dont se sont nourries, au cours de l’histoire, tant et tant de générations enfouies dans la diaspora. C’est en étant conscient que l’existence d’Israël est le fruit d’une lecture à la fois mythique et coupée de sa dimension mystique qu’on peut comprendre les réactions de Monseigneur Sabbah devant les invitations de Vatican II qui encouragent au dialogue. « Du fait d’un si grand patrimoine spirituel, commun aux chrétiens et aux juifs, le Concile veut encourager et recommander entre eux la connaissance et l’estime mutuelles, qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques, ainsi que d’un dialogue fraternel » (N.A. n°4). Les citoyens de l’Etat juif que Monseigneur Sabbah côtoyait ne sont pas au nombre de ceux avec qui un patrimoine spirituel est à partager. Il l’a dit mais, à en croire les réactions que ses propos suscitent, il n’a pas été entendu.
Les dangers de l’assimilation
Pour entrer dans la cohérence du Concile, il convient de réentendre une voix qui n’est jamais citée lorsqu’il est question de dialogue judéo-chrétien : la voix d’Emmanuel Raïs. La revue « Esprit » (4) lui donnait la parole à un moment particulier ; les camps d’extermination avaient été libérés mais l’antisémitisme ambiant allait bon train. Il conduisait Sartre à écrire ses Réflexions sur la question juive et les passagers de l’Exodus ne trouvaient pas sur terre un coin où mettre les pieds. Quelques semaines plus tard, les Nations Unies décidaient le partage du pays entre un état arabe et un état juif (novembre 1947). Ainsi était détruite une cohabitation millénaire.
Dans ce contexte, Emmanuel Raïs réfléchissait sur les drames vécus au cours du demi-siècle écoulé. Il voyait les sources de l’extermination dont ses coreligionnaires avaient été et continuaient à être victimes dans le fait qu’ils avaient succombé à ce qu’on appelle l’assimilation. D’avoir voulu se faire semblables aux individus composant les sociétés où ils vivaient, ils avaient perdu leur raison d’être. Non seulement ils s’étaient rendus semblables mais ils avaient choisi ce qu’il y avait de moins noble dans les cultures qu’ils adoptaient. L’assimilation ne les conduisait pas à la lecture de St Augustin ou de Jean de la Croix. Plus trivialement, elle les rendait soucieux de la dernière mode, avides de pouvoir et d’argent, acteurs des politiques les plus viles, complices d’un machinisme sans âme, confondus avec les cultures environnantes en voie de sécularisation et de paganisation. Ce qui caractérise le disciple de la Torah, c’est un vrai détachement de la logique et de l’évidence du monde.
En l’occurrence le vocabulaire de Raïs rejoint celui de l’Évangile de Jean. Ce qui est évident aux yeux du monde est nécessairement contesté au regard du juif qui entre dans une autre logique, celle de la Révélation et de la Loi. Dieu parle aux juifs ; chaque juif un peu croyant en fait l’expérience. Dieu parle, non à la façon dont les exégètes et les historiens savants peuvent comprendre. Chaque juif sincère, fût-il un homme simple, reçoit le message à sa façon. Qu’il oublie d’écouter cette parole et il perd la place que Dieu lui assigne. Selon le juif Emmanuel Raïs, d’avoir oublié leur vocation, nécessairement ses coreligionnaires ne pouvaient que sombrer dans l’extermination qu’ils eurent à subir de la part du peuple nazi. Le judaïsme est « le nœud où les fils du cosmos et de l’humanité se réunissent à Dieu, l’organe de liaison et de contact entre Dieu et la Création ». Qu’il dénoue ce lien et le voici irrémédiablement voué aux gémonies. Bien évidemment, le chrétien, dans ces propos, reconnaît les accents des Prophètes et il n’a aucun mal à les accepter ; Emmanuel Mounier les comprenait lorsqu’il donnait la parole à leur auteur dans les colonnes de sa revue, 15 ans avant le Concile. Monseigneur Sabbah serait le premier à le reconnaître si le Juif, son voisin de Terre Sainte, était pris dans une pareille cohérence.
La vision qu’Emmanuel Raïs avait de l’assimilation l’amenait à formuler des craintes qui, aujourd’hui, s’avèrent prophétiques. Devant la perspective d’un pays juif dont on attendait la naissance d’un jour à l’autre, il admettait l’hypothèse d’une communauté, en Palestine, dont les membres seraient unis par la volonté d’être exclusivement à l’écoute de la Loi et dont la vocation serait de maintenir vivantes sur terre les perspectives eschatologiques, c’est-à-dire l’irruption de Dieu déjouant toutes les attentes et tous les projets humains. Il évoquait ce que pourrait être l’économie d’une telle communauté : permettre à ses membres non d’entrer dans une compétition internationale mais de vivre en ayant la possibilité de se mettre entièrement à l’écoute de la Révélation divine et de devenir ainsi, moyen de salut pour l’humanité tout entière. S’il en était autrement, si le pays des juifs devenait un pays comme tous les autres « avec un Etat, une gendarmerie, des compétitions sportives et des tangos aussi langoureux que ceux d’Argentine, avec la seule différence qu’ils seront chantés en hébreu », si l’étude de la Bible et du Talmud, même dans le texte, y était considérée simplement comme l’approche d’un chef-d’œuvre d’une littérature nationale, on retomberait dans le même drame que celui dont on arrivait mal encore à sortir en ces mois de l’année 47.
L’assimilation collective ne pourrait mieux réussir que l’assimilation des individus. Si les Nations ont refusé que les Juifs se confondent avec les autres citoyens, si ce refus a abouti à l’extermination nazie, il ne pourra en aller autrement pour un pays qui voudrait ressembler aux autres alors qu’il n’a d’existence que mystique. Il ne peut sortir de son « existence mi-transcendantale » pour tomber « dans le domaine des rapports de force et de causalité historiques ». Écrivant cela, E. Raïs n’imaginait pas qu’Israël serait un jour doté de F16 et de l’arme atomique. En revanche, il prévoyait la réprobation internationale face à l’occupation d’un peuple opprimé en Cisjordanie et devant la pluie de « plomb durci » tombant sur une population innocente enfermée dans un espace étroit, le territoire de Gaza. Israël est-il condamné à disparaître ?
Un double écueil
N’en déplaise aux détracteurs de Monseigneur Sabbah, n’en déplaise aux défenseurs du dialogue judéo-chrétien, l’existence d’Israël pose une question sérieuse aux chrétiens : à quelle condition l’appartenance à une nation est-elle compatible avec la reconnaissance d’une révélation ?
Est-ce un hasard si ce problème est formulé par un théologien allemand, au moment même où les survivants d’Auschwitz s’apprêtaient à créer leur État ? Toujours est-il que Romano Guardini, réfléchissant sur « l’univers religieux de Dostoïevski » (5), écrivait peu après l’expérience tragique vécue par son propre peuple. La nation allemande était née à partir de la notion de « race germanique » : le droit du sang fait d’un homme le membre d’un peuple. Faire une nation à partir d’une définition raciale est peut-être le fruit du romantisme allemand ; en réalité, l’aboutissement d’un pareil nationalisme conjugué avec le développement de la rationalité technique issue du siècle des lumières ne pouvait que déboucher sur la catastrophe que le monde n’a pas fini de déplorer.
La lecture que le théologien fait des œuvres du romancier russe laisse apparaître le double écueil à éviter pour qu’un peuple échappe au danger de déshumanisation auquel l’Allemagne avait succombé. D’une part chaque peuple risque d’idolâtrer sa particularité ; c’est le cas des héros du roman Les possédés. A leurs yeux une force obscure traverse un peuple et le fait grandir ; un peuple n’est fort que dans la mesure où il honore les forces qui le traversent, le particularisent et le font plus grand que les autres : « le peuple, c’est le corps de Dieu. Un peuple ne reste un peuple qu’aussi longtemps qu’il a son dieu propre, son dieu particulier, et qu’il réprouve avec une sauvage énergie tous les autres dieux du monde ». L’autre écueil consisterait, par-delà toute particularité, à se laisser emporter par les forces rationnelles et techniques issues du siècle des lumières. La Russie a succombé à cette menace que Dostoïevski dénonçait un demi-siècle avant la révolution qui devait engendrer les Goulags.
Face à ce double danger, Dostoïevski décrit un peuple, le peuple russe, qu’il n’hésite pas à définir comme « peuple de Dieu ». Rien de triomphaliste dans cette expression ; les personnages mis en scène sont des pauvres, souvent accablés par le malheur, ce sont parfois des saints mais ce sont plus souvent des pécheurs qui vont jusqu’à frôler l’athéisme. Mais ce peuple est « de Dieu » parce que, se reconnaissant pour ce qu’il est, dans ce qui fait de lui le peuple russe et non pas le peuple allemand ou italien ou français, il ne se confond pas avec ce qui le définit. Il se laisse toucher par la parole de Dieu qui rejoint ces pauvres femmes entourant le starets, dans les « Frères Karamazov » ou qui atteint Raskolnikov, ce criminel écoutant Sonia, la femme qui l’aime et qui l’appelle au repentir : « ...Dieu te rendra vie ! ». La foi l’ouvre sur autre que lui-même. « Il y a toujours, écrit R. Guardini à propos des personnages de Dostoïevski, une faille qui, de la pure nature ou de la piété païenne, conduit aux plus profondes relations surnaturelles avec Dieu : par l’union au Christ et l’acceptation de l’existence comme volonté de Dieu ».
Ces mots du théologien catholique comme la vision du romancier orthodoxe rejoignent les intuitions du Juif Emmanuel Raïs que nous citions tout à l’heure ; il ne faut pas perdre de vue « le nœud où les fils du cosmos se réunissent à Dieu, l’organe de liaison et de contact entre Dieu et la création ». Devant l’existence d’Israël et devant sa politique, un croyant monothéiste, qu’il soit juif ou non, ne pourra que se désoler. Si Israël s’appuie sur une origine juive qu’il faut accomplir et projeter dans l’avenir, si son histoire a cessé d’être portée par le souffle des prophètes et n’est plus « qu’une force qui va », si son armée est au nombre des puissances les plus sophistiquée, on ne peut le considérer comme « peuple de Dieu », quoi qu’en disent certains partisans du dialogue judéo-chrétien. Il est étrange qu’il ne soit pas possible de critiquer la politique d’Israël sans risquer d’être accusé de blasphème. N’est-ce pas un symptôme ? Israël serait-il en risque de se déifier ? « Il est dangereux, nous dit-on, de dissocier l’Israël de la Bible et l’Israël d’aujourd’hui. » Nous pensons que le risque inverse est plus grand et infiniment plus dangereux. Quand une religion se focalise sur une terre qu’elle soit chrétienne ou juive ou qu’elle se proclame Dar El Islam, elle se ferme à Dieu qui sera toujours plus grand que nos particularités. Merci à Monseigneur Sabbah d’en avoir été le témoin.
Michel Jondot, mise en ligne janvier 2024
Vitraux de Marc Chagall