Si je dis : « Je viens d’envoyer un chèque au Trésor public », tout le monde comprend que je viens de payer mes impôts à l’État.
Si je dis d’une personne trompée par son conjoint que son infortune est publique, cela veut dire que tout un chacun est au courant, que la trahison dont elle est victime se manifeste aux yeux de tous.
Ainsi, jusque dans ses emplois les plus courants, l’adjectif « public » présente en français deux sens parfaitement différents. Dans le premier cas il renvoie à l’État et aux institutions dont celui-ci est responsable, dans le second il désigne la connaissance que nous avons les uns des autres, l’espace commun où nous nous rencontrons. Je distinguerai dorénavant dans ce texte « public-1 » et « public-2 ».
La loi de 1905 a séparé de l’État les Églises, et plus largement les religions, tout en affirmant la liberté de conscience et de culte, mais hors du périmètre de l’État. Elle bannit les groupes religieux de ce qui est public-1, elle ne concerne pas ce qui est public-2, dès lors que la tranquillité publique y est préservée, que les droits des uns n'y malmènent pas ceux des autres.
Malheureusement, certaines expressions peuvent se révéler ambivalentes. L’an dernier, à l’approche de Noël, certains se sont émus, à mon avis à bon droit, que des municipalités aient installé une crèche dans le hall de la Mairie. La naissance de Jésus n’a pas à être célébrée en un lieu de caractère public-1 (et l’argumentation de certains, selon qui la crèche n’était là plus réellement un signe religieux mais une tradition populaire française, n’est pas satisfaisante, car elle ravale la foi du chrétien au rang d’un folklore). Mais à cette occasion, certains ont proclamé que « les religions n’ont pas leur place dans l’espace public ». On voit la dérive possible, on va passer subrepticement, et à mon avis malhonnêtement, du public-1 au public-2, et on va vouloir proscrire tantôt les processions (elles ont le même droit à circuler un moment sur la voie publique-2 que les cortèges de la CGT), tantôt les minarets (mais alors il faudrait abattre les clochers) ou le port d’un voile sur la tête dans la rue (la burqa pose d’autres problèmes, graves, ne relevant pas de la seule religion, qui justifient un traitement spécifique). L’expression « espace public », sans autre précision, est porteuse d’une ambiguïté qui favorise les manipulations de gens qui abritent sous le masque de la défense de la laïcité leur hostilité à la liberté des croyants.
On peut constater la même culture de l’ambiguïté chez certains de ceux qui proclament que « la religion doit rester une affaire privée ». Car « privé », qui s’oppose directement à « public », manifeste la même ambivalence. Il y a un privé-1, qui désigne tout ce qui est extérieur à l’État, comme la propriété privée, l’industrie privée, les associations de joueurs de pétanque, etc., et en France les religions, et un privé-2, enfermé dans les murs des maisons particulières ou d’un lieu de culte que rien ne permettrait d’identifier de l’extérieur. Les touristes visitent ainsi à Amsterdam « Notre-Seigneur dans le grenier », une église catholique datant du 17e siècle, aménagée sous le toit d’une maison quand le calvinisme officiel des Provinces-Unies ne tolérait le catholicisme qu’invisible ; cela valait certainement mieux que nos guerres de religion avec leurs massacres, mais c’était tout de même une discrimination.
On se demande parfois si certaines personnes étrangères à toute religion, ce qui est heureusement leur droit dans notre République laïque, n’en sont pas à ne pouvoir vivre tranquillement leur incroyance qu’à condition que leur vie quotidienne ne leur fasse jamais apercevoir qu’il existe des croyants. Sans oublier certains chrétiens, qui aimeraient ne pas être contraints de voir lorsqu’ils se promènent que leur foi n’est pas la seule. Sont-ils les uns et les autres si peu sûrs d’eux et de leur conviction ?
Michel Poirier
Peinture de Cirilo Martinez Novillo