« Chaque être humain est porteur d'un génie... »
Tel est le défi qui pourrait sans doute être relevé par tous ceux qui recherchent à donner sens à leur vie personnelle et/ou collective, qu’ils soient croyants ou incroyants, de gauche ou de droite, cadres et chefs d’entreprise ou agriculteurs et employés, pourvu qu’ils se sentent en mesure de s’accepter différents et assez modestes pour penser qu’un enrichissement mutuel est possible.
Mais il est évident qu’il ne faut pas se contenter d’invoquer cette référence à la promotion de la personne, de façon magique, sans chercher à l’empoigner de manière réaliste et à lui donner contenus et visages humains, aujourd’hui.
En particulier il y a un aspect sans doute moins exploré et pourtant fort intéressant et fécond qui mérite qu’on y prête attention. C’est celui de :
« la personne humaine appelée de tout son être à être créatrice ! »
Pour ce faire il nous faut d’abord nous poser la question : « Qu’est-ce donc qu’un créateur ? » C’est une ou un inventeur, un(e) innovateur(trice), un(e) artiste ou artisan(e) qui réalise une œuvre nouvelle et dont le résultat donne de l’inouï, de l’inexistant par rapport au temps antérieur, au point que l’on puisse dire que s’il (elle) ne l’avait pas créée, probablement que personne d’autre n’y aurait pensé ou ne l’aurait réalisée.
Alors on se met à rêver tout de suite à des peintres, musiciens, architectes, poètes célèbres et reconnus universellement… bref à toute une cohorte de femmes et d’hommes d’exception qui ont, en quelque sorte, tiré du néant des formes d’expression inédites.
Mais n’est-ce pas Socrate qui affirmait que chaque être humain est porteur d’un génie qui ne demande qu’à être libéré tout au cours de sa vie ? Et si nous le prenions au sérieux en nous disant que véritablement chacun doit donner naissance à son génie propre capable de s’incarner dans de multiples domaines et que par la force de la vie, celui-ci n’aspire qu’à se manifester et à se déployer ?
Dans ce cas il ne sert à rien de se comparer aux grands noms de l’art en se disant qu’ils ont eu bien de la chance de réussir à s’exprimer et à se faire un nom pour la postérité.
Mais là il ne s’agit pas de confondre réalisation et renommée. La question est bien : est-il oui ou non possible que chaque être humain représente un visage d’humanité qui soit unique, spécifique et inimitable ? Est-ce réaliste de penser que chacun soit doué d’une poussée de vie, d’une énergie ou d’un désir qui tend à se manifester d’une façon ou d’une autre, en rencontrant des aléas, voire en traversant même les empêchements de l’existence ?
Si oui, tout le problème sera de savoir si cet « élan vital » va trouver les voix pour se dire et les voies pour se frayer un chemin afin d’arriver à son plein épanouissement.
La place unique de chacun dans le concert de l'humanité
Vous connaissez sûrement cette distinction subtile que faisait la scolastique du Moyen âge entre la puissance et l’acte : la 1° étant tout ce capital de potentialité d’un être qui ne deviendra réalité que s’il passe dans un acte, c’est-à-dire s’il s’actualise dans un réel approprié.
Il en serait donc ainsi de cette énergie potentielle et fondamentale de toute existence humaine : celle-ci est grosse de puissance insoupçonnée qui reste à révéler dans le choix de multiples possibles.
J’aime bien cette formule entendue aux baptêmes de nos enfants et qui exprime à mon avis la même réalité dans un langage théologique : c’est le même ami prêtre, Francis, qui présidait ces 3 célébrations qui a émis ce souhait sur eux et à propos d’eux : « Va vivre ta vie et manifeste un visage du divin qu’aucun autre ne pourra révéler à ta place ! » Je suis persuadé que même en prenant beaucoup de distance par rapport à la religion c’est un langage audible et traductible en termes de manifestations multiples et infiniment variées de la Vie !
Je suppose qu’un tel assentiment donné à cette formule suppose de se référer de façon implicite mais pourtant déterminée à la croyance en une création continue et donc inachevée, qu’il existe pour chacun des hommes un appel à jouer un rôle actif et qu’il est invité à apporter sa contribution en quelque sorte de manière indispensable et irremplaçable pour que grandisse tout à la fois l’humanité et peut être même la pleine révélation de la divinité…Perspective mobilisatrice mais aussi sacrée responsabilité !
Mais déjà en dehors de tout regard théologico-spirituel sur cette question de la création, n’est-ce pas dilatant pour la pensée que d’envisager cette hypothèse de l’unicité de chaque personne humaine et sa place retenue dans le concert de l’humanité à travers les âges ?
A propos de concert, je ne puis m’empêcher de faire allusion à cette comparaison de l’orchestre qui me revient souvient à l’esprit : L’éventuel chef d’œuvre qui sera le résultat de sa prestation ne viendra pas tant du talent du maestro ou de la qualité des soli ou encore du professionnalisme de chacun des joueurs mais de la contribution de tous, sans oublier ceux qui oeuvrent aussi dans l’ombre pour l’orchestre : chacun y a sa part au point que l’absence de tel ou tel, amputerait immanquablement l’interprétation de l’œuvre d’une tonalité ou d’une dimension qui fasse l’harmonie de l’ensemble.
La place et le rôle nécessaires de chaque homme et de chaque femme dans une société donnée est sans doute aussi importante que la participation créative de chaque peuple et de chaque nation dans le concert planétaire dans le temps et dans l’espace : chacun et chacune ayant un génie spécifique, irremplaçable, unique, qu’on l’appelle identité collective ou culture propre ou encore civilisation, nécessaires à l’expression progressive de l’humanité.
Quelle richesse extraordinaire si à tous les niveaux du vivre ensemble – familles, quartiers, villes, nations, et même entre nations – on cultivait la rencontre, le partage, la confrontation et l’écoute mutuelle dans l’acceptation de la diversité des points de vue ! Qu’il est dommage que l’école en général ne donne pas suffisamment de place à l’apprentissage et à la pédagogie du débat, si difficile à réaliser et pourtant déjà à mettre en route dès l’enfance.
« Une culture de la confiance dans l'autre »
Souvent le débat est évité car il est considéré comme un champ de bataille d’où les plus forts vont sortir vainqueurs et abandonneront sur le pré ensanglanté des morts, des blessés, des rancuniers, des humiliés, des revanchards et des fuyards : autant alors éviter de se risquer à payer un tel prix !
Mais si par un certain réenchantement nous envisagions le débat comme une sorte de « coopérative de formation », n’y aurait-il pas la possibilité de le considérer hors de toute logique de vainqueurs/vaincus mais plutôt dans l’essai de fondation d’un langage orchestral.
Ce ne sera certainement pas gagné d’avance. Ce ne sera pas sans faux pas, sans erreurs, sans découragements… somme toute, comme dans toute forme d’apprentissage.
Cela supposera de la patience, de l’attention aux autres, de l’écoute réelle, du respect, d’un minimum de coordination, de la nécessaire reformulation, et surtout d’une culture de la confiance dans l’autre, c’est-à-dire la volonté de lui faire crédit au lieu de le soupçonner ou de l’accueillir de façon sceptique ou dubitative, sans pour autant devenir naïf, ce qui suppose un équilibre de maturité pas très facile à acquérir…
Car il y a avant tout, une condition indispensable à la clé de tout essai de ce genre : un décentrement de soi et l’acceptation que l’autre, les autres, sont réellement porteurs de points de vue différents mais cependant intéressants à découvrir pour une progression mutuelle. C’est consentir au fond de soi à ce que personne, pas plus soi que l’autre, ne puisse avoir un point de vue universel, à ce que chacun ait une façon différente de voir, en relation avec son histoire, son milieu, son temps, sa personnalité, ses humeurs, ses performances de raisonnement ou d’engagement… sans compter aussi l’influence de son père ou de son épouse ou encore de ses potes !
Sans doute certains d’entre nous ont-ils lu « Acteur et Système » de Crozier et Friedman, où ces auteurs parlent du pouvoir comme d’une capacité d’influencer les autres. Ils ajoutent que ce n’est que dans l’acceptation d’une mise en commun des intérêts mutuels que l’on sera en mesure de poursuivre des objectifs partagés, de prendre part à des construits collectifs et d’élaborer des langages communs et compréhensifs.
Bien évidemment il y a de l’utopie dans une telle vision, mais n’en a-t-on pas besoin pour avancer ? Sans mirage est-ce que la caravane se mettrait en route ? Sans croyance en la possibilité de création en soi, dans les autres, et dans des réalisations communautaires est-ce que l’humanité aurait grandi comme elle l’a fait au long des siècles même si la route est loin d’être achevée ?
L’interrogation majeure vers laquelle nos réflexions nous portent ne serait-elle pas alors : que faut-il faire ou quelle attitude fondamentale prendre pour qu’advienne le créateur qui sommeille en chacun de nous et en tous les hommes, et non seulement dans la vie de ceux dont nous avons plus ou moins directement la charge mais aussi à travers l’existence des habitants de cet univers dont nous portons la co-responsabilité car comme disait Emmanuel Lévinas, « leur humanité me regarde ».
Aussi en guise de conclusion je me permets de partager avec vous ces quelques versets que j’ai rimaillé en l’honneur de cette créativité à la source de chaque personne :
Consentir c’est dire oui, chaque jour à la vie,
Qui déroute souvent, en voies insoupçonnées
Forçant même à surseoir, aux rêves poursuivis
Pour laisser advenir, la créativité
Cela suppose ce qui, n’est pas si mince affaire,
De se débarrasser, des nombreux encombrants,
Que sont ces habitudes, dont il faut se défaire,
Car malgré l’apparence, l’avenir en dépend.
C’est vrai qu’au fil des ans, on entasse et on stocke
Car un avare en nous, ne veut manquer de rien
Et nos vies se remplissent, et de bric et de broc
Dépendances variées, ou bien subtiles liens
Les dénouer, s’en défaire, d’accord mais pourquoi faire ?
Pour n’être plus berniques, scotchées à nos rochers
Au lieu de profiter, de l’horizon des mers
Et d’apprendre à penser, agir, être et aimer !
Elle n’est pas, cette tâche, faite une fois pour toutes
Mais plutôt un chemin, un appel incessant
De la vie qui s’affirme, même à travers nos doutes,
Nos chutes et reprises, bons et mauvais moments.
C’est un sacré combat, que dans toute existence
Les forces opposées, de mort comme de vie
Le plus souvent mêlées, se livrent en violence
Au quotidien théâtre, de tragi-comédies.
Pourtant chacun ressent, l’invite à libérer
En soi et dans les autres, les germes d’essentiel
Aux visages multiples, qui font l’humanité
Découvrant malgré tout, que vivre c’est merveille.
Pour çà, ne pas céder, aux peurs, à la panique
Rester toujours debout, demeurer attentif
A l’incroyable force, des élans énergiques
Qui nous attend confiants, réceptifs et actifs.
Ainsi la vie est bien, la sacrée aventure
Cadeau ou destinée, plus ou moins acceptée
Jusqu’à ce qu’on découvre, au fond sa vraie nature
De surgissante source, à ne point empêcher.
Jacques BRUNEAU
St Grégoire ce 4 novembre 2019
Peintures de Bernard Vincent