Face aux déplacements éthiques
Manifestement les évidences éthiques se déplacent dans une société.
Il serait immoral aujourd’hui de considérer comme méprisable telle ou telle catégorie sociale qui, voici quelques décennies, était objet
de réprobation unanime. Elles ne sont pas si lointaines ces années où les homosexuels cachaient leur originalité. Au XIXème siècle elle
conduisait à la prison. Sur ce point la société civile comme les églises étaient d’accord pour réprouver un comportement considéré
comme pervers. On connaît l’histoire d’Oscar Wilde. Après avoir purgé sa peine de prison pour une liaison avec un jeune homme,
il voulut se convertir à l’Eglise catholique qui refusa de l’accueillir.
Faut-il rappeler ces années sombres où la société -et parmi elle de nombreux catholiques- condamnait les juifs au point de se faire complice
d’un véritable génocide ? Qui, de nos jours, chrétien ou non, oserait impunément tenir le moindre propos antisémite ?
Cette lutte contre différentes sortes de ségrégation est sans doute un progrès de civilisation. Reste que la tâche est loin d’être achevée.
A ce propos, il est intéressant de lire deux textes qui paraissent à peu près en même temps. Le premier émane de personnalités absolument
laïques mais considérées comme des sages dignes d’être écoutés par tous : Stéphane Hessel et Edgar Morin, en octobre 2011, lancent un appel
à la société tout entière. « Le chemin de l’espérance » dénonce, en quelques pages, un certain nombre de comportements pervers dans
la société de crise que nous traversons et tente de faire partager quelques convictions personnelles. Le second texte, qui sort au même
moment, est particulièrement clérical puisqu’il émane des évêques de France. Avant que ne commence la campagne pour les élections présidentielles,
les responsables de l’Eglise de France mettent le doigt sur un certain nombre de problèmes de société qui doivent alerter au moins la
conscience des chrétiens sinon celle de tous nos concitoyens.
La comparaison de ces deux textes manifeste que, par-delà les différences idéologiques, chrétiens et non-chrétiens partagent,
sur beaucoup de points, des convictions communes. En particulier ils insistent pour dénoncer les risques d’exclusion qui menacent beaucoup
de ceux qui résident dans l’Hexagone. A travers différents thèmes, les uns et les autres mettent en garde contre la tentation du rejet.
Ne prenons qu’un exemple ; il concerne les banlieues et particulièrement les jeunes qui y résident. « Certains quartiers et certaines cités
deviennent des lieux de violence, de trafics. Plus généralement, certains de leurs habitants s’y trouvent enfermés,
ne parvenant pas et parfois ne voulant plus prendre pied dans la société globale ». A ces propos des évêques, Stéphane Hessel et
Edgar Morin font écho en ces termes: « Nous devons comprendre que ceux que notre société rejette la rejettent et nous rejettent.
C’est à une politique de prévention rejetant le rejet que nous appelons ».
Cette parenté entre les Evêques et des personnalités laïques éminentes nous réjouit. Elle n’est pas sans intriguer.
Comment se fait-il que l’Eglise, soucieuse d’ouverture sur le plan social, soit parfois, à l’égard de ses membres, si prompte à condamner ?
Combien sont-ils aujourd’hui ceux qui, tout croyants qu’ils sont, considèrent que l’Eglise les exclut ? Etymologiquement le mot «Eglise»
désigne le rassemblement de ceux qui se considèrent appelés à vivre du message de Jésus. Pourquoi le lieu de la communion devient-il
celui de la mise à l’écart et de la marginalisation ?
Détermination et adhésion
On peut considérer, dans l’acte d’adhérer à l’Eglise, deux aspects inséparables. Dire, par exemple, « Jésus est ressuscité », permet
à un chrétien de se distinguer du musulman. En même temps, énoncer pareille affirmation agrège à un ensemble que désigne le mot « Eglise ».
A la suite de certains philosophes et théologiens, convenons d’appeler « niveau de détermination » l’énoncé ou le comportement
qui distinguent et « niveau d’adhésion » la manière de vivre ensemble qu’ils entraînent.(1)
Ce qui est important de souligner, dans notre souci de réfléchir sur le phénomène de rejet dont souffrent bien des chrétiens, c’est que
l’histoire d’un groupe est soumise à deux éventualités.
Ou bien un ensemble humain considère que ce qui le détermine – ce qui le particularise – conduit à un repli sur sa propre identité et
par suite à un rejet d’autrui parfois violent. On écarte ceux qui n’adhèrent pas aux particularités qui nous distinguent; ceux qui sont
différents sont alors considérés comme des impurs dont il faut se protéger. Ainsi prospèrent toutes les formes de racisme et de ségrégation.
La cohésion est alors un ensemble fermé. On peut, dans le même esprit, considérer que ce qui détermine un groupe s’impose à tous les hommes.
Le « niveau de détermination » est le même pour tous. Ceux qui le refusent sont considérés comme des ennemis à attaquer et à éliminer.
On vit alors sous le régime du totalitarisme.
Ou bien, au contraire, un ensemble humain considère que ce qui le détermine conduit à se tourner vers autrui, à proposer et
inventer toutes les alliances possibles avec l’environnement, à susciter de la fraternité. On considère alors qu’un groupe est fidèle
à lui-même lorsque ce qui le définit lui permet d’entrer en relations avec d’autres que lui-même. C’est ainsi, par exemple, que Stéphane Hessel
et Edgar Morin, constatant la mise à l’écart d’un grand nombre dans la société d’aujourd’hui proposent ce qu’ils appellent des « Maisons de la fraternité » ;
loin de replier leurs membres sur un centre, de telles structures tiendraient leur cohésion du souci de répondre à tous les besoins
insatisfaits de l’environnement et à sortir autrui de la solitude. La cohésion est alors ouverture sur l’universel.
Le chemin qui ouvre sur l’universel n’est pas facile à trouver. Il faut reconnaître qu’à certains tournants de son histoire,
l’église a frôlé le totalitarisme. Rappelons-nous la découverte du Nouveau Monde. Rencontrant une culture absolument étrangère,
le monde chrétien n’a pas évité de succomber à la tentation de nier l’altérité des populations indiennes. Loin d’inventer une façon de
vivre dans la justice et la paix avec ceux et celles qu’ils découvraient, on a voulu annexer autrui et l’assimiler. Heureusement des prophètes
ont su dénoncer le mal et il faut savoir gré à des hommes comme Bartolomeo de Las Casas d’avoir affirmé qu’un indien païen mais vivant et
libre valait mieux qu’un indien baptisé mais esclave. Non seulement il sauvait la chrétienté mais il ouvrait le chemin qui aboutirait à la
reconnaissance universelle des Droits de l’homme. C’est à la même époque que la très catholique Espagne purifiait son territoire en expulsant
Juifs et musulmans. Il aura fallu 570 ans pour que l’Eglise revienne sur ce jugement et porte un regard bienveillant sur les hommes et
les femmes des autres religions.
Cohésion chrétienne et communion des saints
A bien y réfléchir, c’est la façon de penser l’articulation des deux niveaux (« détermination » et « cohésion ») qui, sans doute,
a rendu problématique à certaines heures, la dimension universelle de la vie catholique. Le fonctionnement du tribunal de l’Inquisition,
à ce propos, serait intéressant à étudier. Il avait pour but de maintenir le corps social dans son intégrité religieuse.
Toute déviation de la doctrine était considérée comme une menace plus grave que l’arrivée d’une épidémie. Autrement dit aucune
distinction n’était faite entre l’état de la société, sa cohésion, et les énoncés ou les comportements qui particularisent le christianisme.
En réalité, la convivialité chrétienne qui accompagne le niveau de la « détermination » déborde largement la situation d’une société
à un moment particulier. Adhérer au message de Jésus fait pénétrer dans ce que Paul appelle « le Corps du Christ ».
La «cohésion» qui accompagne celui qui fait profession de foi chrétienne, s’étend à travers la longue chaîne des hommes et
des femmes, saints ou pécheurs, qui a pris naissance avec les témoins de la Pâque de Jésus: sa Passion et sa Résurrection,
son Eucharistie. Ce qu’on appelle « la communion des saints » est peut-être la meilleure expression pour désigner
la cohésion dans laquelle introduit la Profession de foi.
En regardant en même temps le fonctionnement de l’Eglise à un moment donné et son mystère, on s’aperçoit que son organisation
historique ne sera jamais qu’une figure possible de la façon « évangélique » de vivre ensemble. Elle peut se prétendre le modèle
achevé de la vie chrétienne ; elle est alors en position d’exclure et en risque de virer au totalitarisme. Ainsi peuvent naître
les inquisitions. Elle peut aussi prendre conscience que ce dont elle est « figure » est précisément la charité divine elle-même ;
à ce titre elle se doit de s’arracher à ce qui est « figé » pour se lancer dans cette dynamique divine qui sera toujours infinie,
c’est-à-dire inachevée. Ecclesia semper reformanda : l’expression venue du protestantisme, reprise par le Père
Congar au moment du Concile, est particulièrement pertinente.
Au point où nous sommes, une méditation sur l’Eucharistie s’imposerait. Elle est « le mystère de la foi » qui détermine l’être chrétien.
Elle est, en même temps, le point où la communauté chrétienne prend conscience de sa cohésion ou, pour parler un langage plus théologique,
de sa « communion ». Elle est sans doute le point où détermination et cohésion sont les mieux articulés : l’Eucharistie permet
en même temps de désigner l’appartenance chrétienne et la réalité communautaire qui y est attachée. Elle actualise dans le
déroulement du temps cette tâche infinie accomplie une fois par Jésus.
Ce que l’Eucharistie manifeste, à en croire les quatre évangélistes qui nous en apportent le témoignage, c’est l’abîme de
l’amour de Dieu manifesté dans la vie et la Pâque de Jésus. Quand on songe aux risques de repli ou d’ostracisme auxquels
les chrétiens sont exposés, il est impressionnant de prendre conscience d’un débordement qu’aucune forme ecclésiale ne pourra
retraduire mais à l’intérieur duquel toute vie d’Eglise doit s’efforcer de pénétrer. Prenons conscience des dimensions de la
démarche où Jésus s’engage et où plus tard, il engagera ses disciples: la démarche du sang « versé pour la multitude ».
Dans la manière orientale de parler, à l’époque de Jésus, le mot « multitude » désigne l’universalité. En introduisant le récit
du lavement des pieds qui remplace celui du repas pascal, Jean a cette expression : « ayant aimé les siens qui étaient
dans le monde, Il les aima jusqu’au bout ». Certaines traductions préfèrent dire : « jusqu’à l’extrême ». Le terme de l’amour, certes,
peut être considéré comme le dernier moment d’une vie, celui du passage de ce monde à la maison du Père. Son couronnement
est la victoire sur la mort au matin du dimanche. L’extrême de l’amour est aussi que l’ouverture qui se produit lors des événements
de Pâques atteint jusqu’à Judas lui-même. Sa participation à l’Eucharistie ou au lavement des pieds est signalée en chacune
des quatre versions évangéliques. L’amour manifesté en Jésus s’étend jusqu’à celui qui va le vendre et le livrer. Le traître est
rejoint dans l’acte même de sa trahison (« Ce que tu as à faire, fais-le vite .»). La Pâque alors n’est pas seulement
victoire sur la mort mais sur le péché : le pécheur lui-même ne peut échapper à l’Alliance nouée en Jésus.
L’Eglise de France en danger
Jamais l’Eglise ne pourra se réclamer de Jésus si elle oublie les dimensions de la Charité qui sont les dimensions de
l’amour manifesté à Pâques. Jamais un homme ou une femme ne pourra se considérer d’Eglise s’il échappe aux traits qui le
déterminent comme chrétien. Prendre en considération ces deux éléments permet de regarder l’Eglise de France en notre temps.
Soulignons d’abord qu’il est dangereux d’oublier ce que nous avons appelé « le niveau de détermination ». Beaucoup de militants
chrétiens se sont engagés, au nom de leur foi, au service de causes nobles et cohérentes avec les objectifs évangéliques. Cette
dimension de l’amour ou de la solidarité leur semblait suffisante pour qu’ils puissent se considérer disciples de Jésus ; les marques
d’appartenance à l’Eglise, progressivement, se sont évanouies. Ceci revenait à confondre l’Eglise avec une association humanitaire
quelconque. Ceci conduisait également à dilapider l’héritage de Vatican II; abandonnant la pratique eucharistique
(c’est-à-dire abandonnant le lieu où s’affirme avec le plus d’éclat la « détermination » catholique), ils laissaient la place
à ceux qui font de la liturgie un pur folklore. De plus en plus on étale des vêtements liturgiques spectaculaires, on aveugle
le regard des fidèles par d’épais nuages d’encens, on retourne à la langue latine et au chant grégorien.
La cohésion de l’Eglise s’en trouve modifiée étrangement.
Si, par ailleurs, nous reconnaissons que l’Eglise est « figure » de la charité manifestée en Jésus, c’est-à-dire ouverte sur un horizon
illimité, nous pouvons tenter de mesurer l’écart qui sépare l’Eglise de notre temps et le but qui lui est assigné:
« refuser l’exclusion » en s’ouvrant à tous.
L’Eglise du XXIème siècle n’est qu’une figure de la charité manifestée lors de l’Eucharistie. Depuis Vatican II,
elle se tourne vers ce monde en pleine transformation culturelle pour vivre avec lui dans la paix et la fraternité.
Comment vivre avec autrui sans être altéré ? Manifestement nous traversons une période de mutation culturelle qui ébranle
les évidences éthiques que les chrétiens partageaient avec leurs contemporains. Comment participer aux questions nouvelles
posées dans nos sociétés sans être arrêtés par des interdits qui, si nous les ignorons, nous font sortir de la «cohésion» ecclésiale.
« Refuser l’instrumentalisation de l’embryon » est un impératif qui « détermine » l’être chrétien. Un médecin croyant,
au sein d’une équipe de chercheurs, doit-il se mettre à l’écart des soucis de ses confrères s’il ne veut pas se
désolidariser de la vie chrétienne ? S’il est vrai que depuis Vatican II, s’ouvrant sur la société et sur le monde
l’Eglise cesse de se replier sur ses positions, on peut espérer que, sur des questions de ce genre, la morale chrétienne n’est pas « figée ».
La reconnaissance de la liberté de conscience à Vatican II, la modification concernant la mention des Juifs dans la
liturgie du Vendredi Saint sont là pour rappeler que ce qui détermine l’appartenance chrétienne est inséparable de
la cohésion qui lie chaque baptisé à l’acte de Charité manifesté dans l’Eucharistie et la Pâque de Jésus.
« Tout ce qui ne va pas à charité est figure », disait Pascal. Bien des affirmations de l’Eglise sont des « figures » qui passent.
L’impératif de l’Evangile prend alors tout son sens : « Prenez garde, Veillez… Ce que je vous dis là, je le dis à tous: veillez. » (Marc 13, 33-37).
A tous ceux qui sont pris entre les déterminations de l’Eglise et le mouvement de la société, il appartient de discerner de quel côté penche la Charité.
Discerner, d’ailleurs, ne suffit pas ; la vocation du chrétien est de parler aussi bien à la société pour l’arrêter dans ses démarches
souvent mortifères qu’à l’Eglise tout entière pour l’ouvrir aux attentes fraternelles dont ils reçoivent le témoignage.
Entre une Eglise, figure d’une charité qu’il convient de faire advenir et d’autre part une société en plein changement,
il convient de regarder un certain nombre de chrétiens dont la souffrance a pour source la mise à l’écart de l’Eucharistie.
Reconnaissons que la morale chrétienne concernant la société est parfois violente et source de souffrance.
Est-il sage de maintenir une morale du couple qui sans doute avait sa pertinence dans une société de type rural où non
seulement on n’avait pas moyen de limiter les naissances mais où les naissances étaient une bénédiction ? Elles permettaient
de répondre aux besoins de main-d’œuvre pour la culture de la terre. Dans ce cadre d’antan, on se mariait jeune et les
évidences de l’environnement protégeaient du risque d’adultère. Les temps ont changé. La ségrégation entre garçons et filles
est dépassée depuis longtemps. La situation de la femme a évolué ; son rôle dans la société n’est plus seulement de mettre au
monde des enfants et de les élever. Elle accède aux mêmes responsabilités que les hommes si bien qu’il lui faut poursuivre
des études pendant de nombreuses années avant d’accéder à une vie adulte. L’âge du mariage s’en trouve repoussé. Faut-il exiger
que des jeunes gens et des jeunes filles attendent leur trentième année pour exercer leur sexualité ? Faut-il vraiment considérer
comme des pécheurs publics – et par conséquents écartés de l’Eucharistie – tous ces couples qui souvent vivent un bel amour ?
Quel prêtre oserait écarter de l’Eucharistie ces jeunes qui remettent à plus tard de se marier ?
La situation est sans doute plus délicate encore pour les femmes qui ont recours à l’avortement. Les voilà excommuniées.
Aucune nuance n’accompagne la condamnation : « L’avortement ne peut en aucun cas être présenté comme une solution pour les mères en difficulté ».
Ainsi s’expriment les évêques de France en cette année qui précède celle des élections. On comprend le souci de l’Eglise de protéger la vie.
On comprend mal l’absence de nuances qui accompagne l’interdit : quoi de commun entre une grossesse dans une famille aisée et confortablement
logée et la misère d’une maman de famille nombreuse vivant dans un taudis étroit ?
« Ne pourrais-je pas communier bien que divorcé et remarié ? » Combien d’hommes ou de femmes ne posent-ils pas cette question à un prêtre ?
Celui-ci n’a pas pouvoir pour répondre; il n’est pas maître de la loi. Que penser de ceux et celles qui enfreignent l’interdit
et qui reçoivent dans la foi le Corps du Christ ? Ne serait-il pas impie de les condamner ?
Ces initiatives qui se multiplient donnent à réfléchir. Que signifie cette mise à l’écart de chrétiens authentiques
qui reconstruisent tant bien que mal une vie après avoir surmonté, la plupart du temps, de graves épreuves ? Est-ce-ce une punition ?
Ce serait oublier que l’Eucharistie est le lieu du pardon sans limite. Et pourquoi, s’il s’agit de défendre une certaine morale,
ne pas stigmatiser aussi par exemple tous ceux dont le comportement financier fait injure aux plus pauvres ou tous les vendeurs d’armes ?
Il est vrai que s’approcher de l’Eucharistie est un acte grave puisque c’est là que s’affirme le plus nettement notre
« détermination » chrétienne et que nous atteignons le cœur même de notre « cohésion » ecclésiale : le don total de Dieu en Jésus
comme une invitation à entrer dans ce mouvement d’amour infini qu’on appelle charité. Le divorcé remarié qui s’interroge,
à propos de son accès à l’Eucharistie, est sans doute une véritable question posée au chrétien pour qui la communion est devenue
un acte banal. C’est le lieu de citer Saint-Paul: « Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous annoncez
la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne… Que chacun donc s’éprouve soi-même et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe;
car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il ne discerne le corps… Lorsque vous vous réunissez en commun,
ce n’est pas le Repas du Seigneur que vous prenez. Dès qu’on est à table en effet, chacun prend d’abord son repas,
et l’un a faim tandis que l’autre est ivre…Ainsi donc, mes frères, quand vous vous réunissez pour le Repas, attendez-vous les uns les autres. » (1 Cor 15, 17-34).
Une double fidélité
« Attendez-vous les uns les autres » : ces simples mots peuvent résumer la manière de vivre dans la cohésion chrétienne
à tous les âges de l’Eglise et, en particulier, celui que nous vivons. Qu’est-ce qu’attendre l’autre sinon réduire
la distance qui sépare de lui ?
C’est bien cette volonté de ne pas laisser autrui à l’écart qui animait les auteurs des deux textes
dont nous sommes partis : celui de deux sages laïques comme celui des évêques de France. Nous constations une parenté
de pensée et une volonté commune : lutter contre tout ce qui risque de conduire au rejet d’autrui.
Au terme de ces réflexions on ne peut manquer de souligner au moins deux aspects qui étonnent dans le beau
texte de Stéphane Hessel et Edgar Morin. La première concerne un silence étonnant touchant l’Eglise de France.
Soucieux de rétablir le lien social là où il est en train de se relâcher et tout particulièrement dans les villages,
ils émettent le souhait de voir réapparaître les lieux de convivialité en train de disparaître et ils apportent des précisions.
Réintroduisons le bistrot, l’épicerie, la poste : ce sont des lieux de rencontre. Curieusement ils oublient d’évoquer la place
de la paroisse comme facteur de convivialité. L’Eglise de France disparaît de la conscience de nos concitoyens !
L’autre étonnement que suscite cette lecture vient de la suggestion de bâtir ce qu’ils appellent « des maisons de la fraternité ».
L’idée, certes, est merveilleuse mais elle interroge le chrétien. Lorsqu’une femme en détresse aura été acculée à avorter,
elle ne trouverait plus d’écoute fraternelle que loin de l’Eglise qui la rejette ! Certes de nombreuses évidences éthiques se déplacent.
L’Eglise est-elle capable de vivre au rythme de ses contemporains ? Ne doit-elle pas aider les baptisés à assumer les exigences
qu’impose à un chrétien l’appartenance à deux types de communautés : la communauté chrétienne et la société civile ?
Aux yeux de cette dernière, la libéralisation de l’avortement est un progrès moral qui permet l’émancipation de la femme.
Un Français grandit à l’intérieur d’institutions, scolaires ou sanitaires, qui lui persuadent qu’une IVG est un acte légitime
dont la portée humanitaire est indéniable. Dans ces conditions, comment un médecin chrétien peut-il assumer deux morales contradictoires ;
face à une situation de détresse, s’il fait fi des interdits de l’Eglise, à l’heure actuelle il est excommunié.
Les catholiques, dans nos sociétés libérales, sont-ils pour toujours, voués à vivre un écartèlement difficile à assumer ?
A une époque où les évidences éthiques se déplacent, ne peut-on espérer que l’Eglise, plutôt que d’excommunier, aide les baptisés à vivre une double fidélité.
On comprend que l’Eglise, au nom de l’Evangile, parle haut et fort pour défendre la vie, mais peut-elle faire en
sorte que les forces de la mort soient écartées à coups d’Encycliques et de condamnation. Un avortement est sans
doute une victoire des forces de mort. Est-ce une raison pour condamner et exclure celles qui en sont victimes ?
Le message de l’Evangile appelle au respect de la vie et l’Eglise se doit de dire « non » à la guerre. « Plus jamais la guerre ! », disait solennellement
Paul VI à l’ONU. En réalité, aucun baptisé n’a été excommunié pour avoir lutté dans les armées de son pays aux heures tragiques
de son histoire. Le Droit Canon interdisait aux clercs de prendre les armes mais elle n’a condamné aucun des nombreux prêtres
qu’on a vus sur les champs de bataille. L’Eglise a su pactiser sans pour autant cesser d’œuvrer pour la paix. Il est permis
d’espérer que viendra le jour où, sans cesser de travailler à libérer les forces de vie, l’Eglise, plutôt que d’exclure quiconque,
saura se faire proche de chacun et de chacune, quels qu’ils soient.
On oserait presque dire que l’Eglise se détruit et s’exclut de la communion avec Jésus lorsqu’elle rejette l’un des siens.
Elle se met hors du mouvement de Charité qui, à l’heure de la Pâque, unissait Jésus, Judas et la multitude. Stéphane Hessel
et Edgar Morin, nous le disions au début, écrivaient : « Nous devons comprendre que ceux que notre société rejette la rejettent
et nous rejettent. C’est à une politique de prévention rejetant le rejet que nous appelons ». Ne peut-on appliquer cette parole à L’Eglise ?
Ne doit-elle pas comprendre que ceux qui se sentent rejetés par elle, la rejettent et nous rejettent? Ne devons-nous pas, à l’intérieur de
l’Eglise, élaborer une « politique rejetant le rejet » des croyants ?
Michel Jondot
Peintures de Dominique Penloup
Sur ce sujet voir le livre d'Antoine Delzant, «Croire quand même»; p 224) /
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