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Relecture finale de l'Evangile selon Saint Marc
« De ton livre fais de la foi »

De ton livre, fais de la foi.
De ta foi fais une parole.
De ta parole fais de l’amour.
Comme avec du blé on fait du pain
Guy Lafon

1. Société

2. Société et Royaume

3. Peuple de prophètes

4. Commencement



1. Société


Tout ce qui n’est pas flatterie tue la relation, la parole amoureuse butte sur le mensonge ou la rivalité, les institutions jugent et condamnent injustement. Tous les Français connaissent l’histoire du Misanthrope qui, en fin de compte, n’a plus d’autre choix que « de fuir dans un désert le reste des humains ». Un siècle après Molière, un anglais, non sans réalisme, reprenant la formule d’un poète latin (« Homo homini lupus »), .donnait une armature philosophique aux intuitions du dramaturge français. Livré à sa nature, dit Hobbes, l’homme sombre dans la violence : la société est cruelle. On ne peut survivre qu’en se protégeant et en tuant.

L’histoire de l’Eglise, dès qu’elle sortit de la clandestinité, dès qu’elle fut protégée par l’Empereur romain, fut soumise à cette sorte de fatalité : intrigues, complots, condamnations. Un Père de l’Eglise bien connu, Athanase, en fit la triste expérience lors de la querelle avec les Ariens. Accusé injustement par un évêque, Eusèbe de Césarée, il fut exilé à Trêves. On pourrait multiplier les récits qui donnent de l’Eglise, à l’heure où elle cessait d’être mise au ban de la société, un visage peu réjouissant.

Non par misanthropie mais par désir de fidélité au message de l’Evangile, des hommes partaient au désert pour éviter de sombrer dans ces luttes fratricides ; on regrettait souvent l’époque où le martyre était l’ambition du grand nombre. L’ascèse, la faim, la soif étaient une façon nouvelle pour beaucoup de « mourir au monde » et d’échapper à la tentation de se compromettre avec un pouvoir qui, pour être chrétien, n’en était pas moins dangereux pour la foi.

Il s’avéra que cette initiative, loin d’être une fuite permit l’invention d’une vie nouvelle en société. La vie d’Antoine, l’ermite du 4ème siècle, serait à reprendre ici. A en croire les témoignages que nous en recevons, cette vie au désert ressemble à sa façon aux quarante jours dont nous parle St Marc : Jésus aux prises avec les bêtes sauvages et pourtant en compagnie de Dieu, en communication avec Dieu comme Jésus dont on nous dit que « les anges le servaient » (Mc 1,13).

En l’occurrence, ce qu’il convient de remarquer c’est que ce séjour d’Antoine au désert prépare une nouvelle vie en société. Loin de mettre à l’écart, le désert rapproche. On raconte qu’au bout de vingt ans, beaucoup des disciples qu’il avait eus vinrent briser sa solitude. L’ermite les laissa ouvrir la porte et il leur apparut non comme un homme proche de l’état sauvage mais au contraire comme un personnage particulièrement courtois et accueillant, apaisé et apaisant : « En lui, nous disent ses biographes, ni rire ni tristesse ; la multitude ne le troublait pas, tant de gens qui le saluaient ne lui donnaient pas de joie excessive : toujours égal à lui-même, gouverné par la raison, naturel. » (Cf. LB p.381). Arraché à sa solitude, Antoine est pris dans une vie sociale : « Il guérit plusieurs personnes souffrant dans leurs corps et en purifia d’autres des démons. Antoine avait reçu de Dieu la grâce de consoler les affligés, de réconcilier les gens en discorde. » Il fait mieux que de partager la vie des hommes, il crée un type de société nouvelle et le désert devient lieu de rassemblement ; le monachisme grâce à lui prend naissance et l’on sait l’importance qu’il eut dans la culture tout au cours de l’histoire de la chrétienté : « Il persuada beaucoup de gens d’embrasser la vie solitaire, et c’est ainsi que des monastères s’élevèrent dans les montagnes et que le désert se peupla de moines, d’hommes ayant donné leur nom à la cité des cieux ». (LB p.382).

L’Evangile de Marc éclaire ces expériences chrétiennes et réciproquement l’expérience d’Antoine au désert illustre le mouvement du texte. Le début de celui-ci s’appuie sur sa fin ; le désert y est lieu de convivialité dans la mesure où ce que les femmes ont vu, le jour de la résurrection, a pu être dit. De même, une vie nouvelle instaurée par Antoine a pu voir le jour à partir du moment où l’ermite est sorti de son silence. La lecture que nous avons faite de l’ensemble de l’Evangile a mis en relief la relation que Marc a soulignée entre le fait de voir et celui de dire. Au Jourdain, voir et dire coïncident : Jésus voit les cieux s’ouvrir en même temps que les mots venus du Père sont énoncés. Au terme, les femmes voient et entendent mais « elles ne dirent rien » à ce moment. Pendant tous les temps qui précèdent la venue au tombeau, on nous précise qu’elles regardent et se taisent. Il ne peut y avoir de société que dans la mesure où chacun est capable de voir et de dire. Apparemment il y a loin du regard aux lèvres !

Le cœur du livre, ce que nous avons désigné comme le « pilier central » de l’Evangile, l’arrivée à Bethsaïde, ( 8,22 ss), mérite d’être médité. Parole et vue se croisent mais ce qui est vu est loin de rejoindre ce qui est dit. L’un et l’autre sont en conflit. « Qui suis-je au dire des gens ? » (8,27). Le « dire des gens » n’a rien à « voir » avec la réalité présente : on ne voit en lui qu’un personnage du passé. Pierre et ses amis voient un peu plus clair mais leur parole est à côté de la réalité. La dernière phrase a quelque chose de tragique. « Ils ne virent plus que Jésus seul » (9,8): voir sans dire, voir Jésus qui ouvre le chemin de la vie nouvelle et se taire revient à être loin de la communauté humaine que l’Evangile devrait rendre possible. En réalité, un combat est amorcé. Réussira-t-on à dire ce que la manifestation de Jésus – en l’occurrence la Transfiguration – donne à voir ?

Au point où nous en sommes, il est bon de s’interroger sur la société dans laquelle nous vivons. En de nombreux moments de notre lecture, la question s’imposait, en particulier dans la corrélation entre Mc 9,9 – 10,45 et Mc 14,32 - 15,32 : Y est posée de manière dramatique la relation de l’individu à la communauté qui l’entoure. Cette relation, telle que nous la vivons aujourd’hui, ne semble-t-elle pas donner raison à Hobbes ? Le système de concurrence dans lequel le monde est pris est impitoyable et les écarts entre les plus riches et les plus pauvres – peuples ou personnes – ne cessent de s’accroître. A l’intérieur de nos pays européens, les étrangers sont poursuivis comme des malfaiteurs ; on se méfie d’eux comme l’agneau se méfie du loup. Là où s’exercent des responsabilités, les hommes politiques préfèrent s’insulter plutôt que se concerter ; dans les entreprises les cadres se sentent menacés : que de suicides qu’il faut imputer aux lourdes menaces que font peser sur chacun les impératifs économiques d’aujourd’hui !

L’Eglise, en Europe du moins, n’est plus compromise avec le pouvoir séculier comme au temps de Constantin. Elle hérite pourtant du message de St Marc. Parle-elle assez fort ? Et surtout sa parole rejoint-elle ce qui frappe le regard ? Ne parle-t-elle pas « à côté » comme Pierre sur le chemin qui menait vers les villages de Césarée de Philippe : « tirant Jésus à lui il se mit à le morigéner »(8,31) ? Parle-t-elle avec le souci de rassembler ? On lui reproche de condamner, d’exclure plutôt que de rejoindre et d’encourager ceux qui n’en peuvent plus. Nombreux sont ceux et celles qui prennent leurs distances par rapport à elle parce que les circonstances ont déchiré leurs amours et qu’ils tentent de refaire leur vie.

Hobbes, disions-nous, affirme qu’à s’en tenir à l’idée de nature, l’homme est voué à la perte ; l’histoire semble lui donner raison. Le passage par le désert où l’Esprit pousse après le baptême (1,12), l’expérience d’Antoine et de sa vie érémitique laisseraient entendre qu’il existe un chemin qui, sans nous écarter de notre condition humaine, débouche sur une espace nouveau où l’homme cesse d’être enfermé dans sa nature.




2. Société et Royaume


On connaît la manière dont Camus termine son roman « l’Etranger ». Deux hommes sont en vis-à-vis. Dans une cellule de condamné à mort, un aumônier vient rencontrer ce prisonnier que la société a condamné et qui vit dans l’attente de son exécution. L’ecclésiastique essaie d’ouvrir le prisonnier à un au-delà consolateur ; il suffirait qu’il reconnaisse son péché. « Je suis sûr qu’il vous est arrivé de souhaiter une autre vie » dit le prêtre à un moment de la conversation.

Saint Marc n’entend pas Jésus parler d’une autre vie. On peut comprendre, certes, en le lisant, que cette vie a ses limites et qu’elle est dépassée. Mais ce dépassement ne se confond pas avec un temps qui suivrait celui de cette vie mortelle. Le texte donne à attendre, c’est vrai ; mais ce qui est promis est à trouver dès maintenant : sans attendre la mort, ceux qui entourent Jésus verront ce qu’il appelle sa gloire. « Veillez donc car vous ne savez pas quand le maître de maisons va venir. » (13,35). Au centre de son texte, au moment de la Transfiguration, insistant sur l’aspect du vêtement de Jésus, l’Evangéliste sait ce qu’il écrit lorsqu’il précise que « sur terre » on ne peut trouver la manière de rendre un tissu semblable à celui qui, un instant, enveloppe Jésus. Il insinue la perspective d’une réalité qui dépasse la terre et la rejoint.(« Ses vêtements devinrent resplendissants d’une blancheur telle qu’aucun foulon sur terre ne peut blanchir de la sorte » 9,2).

Dans le fonctionnement des oppositions qui composent le texte, on a remarqué, à plusieurs reprises, le jeu particulier du « voir » et du « dire ». La lecture a montré comment, dans le contexte de cette manifestation sur la montagne, (face à la manifestation dont ils sont témoins, « Pierre ne savait que répondre… ! » 9,6), les deux activités se croisent et se contredisent. Parmi les passages où l’on constate ce jeu, il convient de reprendre celui de la Transfiguration. Il nous oriente dans deux directions.

D’une part il marque, soulignons-le, un rapprochement entre le début et la fin du texte et, ce faisant, il ouvre le chemin du sens : « Jésus vit les cieux se déchirer et l’Esprit, comme une colombe descendre vers lui et une voix partit de la nuée : « Celui-ci est mon fils bien-aimé ; écoutez-le » (1,10-11). La voix venue de cette réalité qui n’est pas sur terre, au désert, s’adressait à Jésus. Sur la montagne elle rejoint un groupe d’hommes. Viendra l’heure du « Royaume » manifesté « avec puissance », l’heure de la croix : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » ; la reconnaissance sera exprimée sur les lèvres du centurion étranger. L’Evangile de Marc est comme une déchirure qui commence aux premières pages et ne cesse de s’étendre jusqu’à ce que le tissu soit complètement détruit. Avec la déchirure du voile du Temple, haut-lieu de la Révélation du Dieu de Jésus, le ciel est tout entier dissous ; Dieu n’est plus enfermé, retenu dans les hauteurs ni dans les murs d’une religion ; il a rejoint l’histoire des hommes, cette histoire dont on compte les jours, les années et les siècles. Dans le temps qui passe réside le Père et Jésus, expirant sur la croix, y est devenu Roi de l’univers.

L’autre direction ouverte par la voix d’en-haut se trouve dans l’impératif « Ecoutez-le ». Ecouter la voix du Père, c’est entrer dans la foi. Qu’est-ce que croire sinon prêter l’oreille aux accents du Père tels qu’on pouvait les reconnaître dans les discours de Jésus sur le chemin conduisant à Jérusalem et tels qu’il nous a appris à les repérer aujourd’hui ? Relisant les trois passages que nous avons traversés, qu’il soit permis de faire une remarque concernant l’ensemble du livre. Avant cet appel à l’écoute, on trouve par sept fois le verbe « kêrussô » qui signifie « annoncer » et dont le sujet est Jésus. Après l’impératif « écoutez-le », le mot disparaît. En revanche, par quatre fois, apparaît le verbe « pisteuô » qui signifie « croire » et qu’on ne trouvait qu’une fois avant l’arrivée dans la région de Césarée de Philippe. Cette symétrie est intéressante à souligner ; l’acte de croire est corrélatif de l’annonce et la Transfiguration s’avère le pivot qui articule l’un sur l’autre les deux versants. Il est aussi point de départ de l’aventure de Pierre. Lui et ses compagnons reçoivent le secret qui permettra que la communauté à laquelle ils appartiennent entre dans la foi.

Notons qu’entrer dans la foi ne fait pas fuir le monde. Le Royaume de ce monde et le Royaume de Dieu ne se confondent pas mais ils sont inséparables. Camus, dans l’Etranger, ne l’avait pas compris : dans la scène où l’aumônier de prison rencontre le condamné, l’homme d’Eglise ne manque pas de compassion : « Il m’a demandé – ainsi parle le prisonnier – si je lui permettais de m’embrasser : « Non », ai-je répondu. Il s’est retourné et a marché vers le mur sur lequel il a passé sa main lentement : ‘Aimez-vous donc cette terre à ce point ? » C’est dans ce contexte qu’il prononce cette phrase : « Je suis sûr qu’il vous est arrivé de souhaiter une autre vie ». Quel contraste avec les mots de Bernanos, « Le chrétien Bernanos », comme l’appelle un théologien : « Quand je serai mort, dites au doux royaume de la terre que je l’aimai plus que je n’osai jamais le dire ».

La scène, dans l’Eranger, n’est pas invraisemblable ; elle n’est pourtant pas cohérente avec l’Evangile de Marc. Le prêtre ne fait qu’un avec la société humaine qui prétend reposer sur ses propres forces. Il est à l’intérieur du Royaume des hommes et renvoie dans un « ailleurs » vague le « Royaume » dont parle Jésus. Face à la souffrance humaine dont il est le témoin, Jésus inaugure son Royaume en prenant la place du condamné non en s’apitoyant sur son sort. Sa détresse, le centurion au pied de la croix en est conscient, est l’inauguration, en ce monde, du Royaume qu’il promet lorsqu’il invite à le suivre ceux qui veulent sauver leur vie.

Il faut sans doute recourir au texte de Matthieu pour comprendre les paroles de Jésus et la foi du centurion. A la veille de pénétrer dans Jérusalem au jour dit « des Rameaux » où sa royauté s’exprimera de façon dérisoire aux yeux des puissants de ce monde, Jésus décrit ce qu’il en est de ce Royaume qui vient. « J’avais faim, j’avais froid, j’étais prisonnier…Vous m’avez reconnu ou vous ne m’avez pas reconnu… ». On connaît le texte. A un monde qui s’appuie sur une nature humaine où chacun est pour autrui une menace et où autrui est le danger contre lequel chacun doit se protéger, à un monde qui, malgré ses armées et ses gendarmes, ne peut se maintenir en paix, l’Evangile substitue ce que Jésus appelle son « Royaume » qui n’est pas à séparer du monde mais qui ne se confond pas avec lui. A une société qui ne tient pas sans des lois auxquelles il faut bien se soumettre est accolé un monde tout différent que l’Evangile appelle Royaume. Les événements qui suivent l’épisode de Gethsémani illustrent ce mystère (« Tu es le roi des Juifs ?… Tu le dis » (15,3). Deux univers sont étroitement mêlés et celui qui nous invite, avec Pierre, à marcher derrière lui, nous laisse son Esprit pour discerner où poser chacun de nos pas.

La prière de Jésus, telle que la rapporte Saint Jean, aide à comprendre notre situation : « Père, je ne te demande pas de les retirer du monde mais de les préserver du Mauvais ». Quel est ce mauvais dont Jésus veut nous protéger? Le mauvais est ce qui trouble notre regard sur autrui. Autrui est mon maître non lorsqu’il veut me dominer mais lorsqu’il m’appelle parce qu’il n’en peut plus. Autrui est mon maître lorsqu’il traverse la faim, le froid, la maladie, lorsqu’il mérite la prison ou tout autre châtiment. Dans la cellule où l’aumônier rencontre le condamné, le maître est celui qui vit ses derniers jours ; Camus n’a pas su, semble-t-il, dénoncer l’incapacité du prêtre à le reconnaître.

La compassion ou la pitié ne sont pas le cœur de l’amour qu’autrui attend. Face à cette humanité souffrante et qui appelle, la réponse consisterait à rejoindre celui qui souffre en prenant sa place. Vincent de Paul l’a compris : aumônier des galériens, il prit, dit-on, la place d’un condamné épuisé sous les coups. La place de l’autre qui souffre, inexorablement, nous sera donnée à l’heure du dernier soupir. Lorsque notre vie sera perdue, c’est alors que nous connaîtrons la vraie fraternité. Les résistants qui meurent pour sauver la liberté en apportent le témoignage. Sans attendre, nous la côtoyons, nous la traversons aux jours d’épreuve. Puissions-nous n’être jamais dupes. La vraie vie, celle du Royaume, n’est pas pour plus tard. Elle se manifeste dans l’appel de l’homme souffrant, écho de la voix du Père : « Ecoutez-le » !




3. Peuple de prophètes


« Ah si tu déchirais les cieux et descendais ! » (Is. 63,11). Ainsi s’exprimait le peuple au début de l’Exil, à l’heure où il semblait abandonné de Dieu, avide d’une parole prophétique lui indiquant le chemin du salut. Au retour de l’Exil, tout en annonçant l’épreuve terrifiante que serait le Jour de Jahvé, Joël annonçait un temps où non seulement le ciel se déchirerait mais où l’Esprit serait donné à foison au point que tous seraient prophètes (3,1). Pierre se souvenait de ces paroles, au jour de la Pentecôte, lorsqu’il haranguait le peuple à Jérusalem. Pour avoir vécu l’aventure que rapporte l’Evangile de Marc, pour avoir été témoin du silence de Moïse et d’Elie au jour de la Transfiguration, pour avoir entendu les témoins de la crucifixion rapporter la façon grotesque dont la foule croyait entendre parler d’Elie, Pierre était bien situé pour donner du sens aux paroles de Joël. Recevant la parole des femmes qui, à coup sûr, ont fini par parler lorsqu’elles retrouvèrent leurs esprits, il avait compris que des temps nouveaux étaient arrivés : au milieu de l’histoire des hommes, la parole d’un pêcheur galiléen pouvait véhiculer le mystère de Dieu. Celui-ci n’était plus à chercher dans les hauteurs mais à découvrir mêlé à cette terre comme le grain de blé à l’heure des semailles. « Vos fils et vos filles prophétiseront ! » Parlant aux foules, ce fils de Galilée était bien conscient que ces paroles apportaient la preuve qu’en se référant à Jésus on faisait naître un peuple de prophètes. Le silence de Jésus était comme une façon de donner la parole à tous ceux qui voudraient bien la prendre en son nom. Ainsi naissait l’Eglise.

Si l’Evangile de Marc a raison, si le chemin qui conduit à l’Eglise consiste à marcher à la suite de Jésus, si ce chemin passe par ce point qui semble impossible à définir où gagner est perdre et où perdre c’est gagner, de quel côté faut-il se tourner pour trouver l’Eglise ? La question se pose à l’heure où les paroisses d’Occident se vident.

« Avant même de te former au ventre maternel, je t’ai connu ; avant même que tu sois sorti du sein je t’ai consacré ; comme prophète des nations, je t’ai établi. » (Jér 1,5). La pensée de Levinas nous a aidés à comprendre comment un homme est prophète. L’homme ne tient pas en lui-même ; il mène son humanité à la ruine si chacun ne comprend pas que son existence ne tient que dans la mesure où il s’en arrache pour subsister ailleurs que dans l’être : « dés-inter/esse-ment ! ». On ne tient pas en humanité lorsqu’on oublie que, comme le manifeste tout langage, le Dire précède l’être. « Le Dire » : l’expression désigne le fait qu’avant de devenir sujets nous sommes voués à l’autre, liés à lui. Lorsque, nous mouvant dans ce monde tel qu’il « est », nous oublions cette « consécration » qui nous précède, nous sommes voués à l’inhumain. En revanche, lorsque la souffrance d’autrui nous colle à la peau, lorsque nous sommes livrés à lui, nous répondons à une sommation dont Dieu est l’auteur et nous devenons littéralement prophètes. Cette manière de penser a éclairé notre intelligence pour comprendre les propos de Jésus en ce point impossible du texte ou perdre sa vie c’est la gagner et où gagner c’est perdre.

Sans doute cette lecture nous conduit-elle à rendre hommage aux Eglises d’’Amérique latine du siècle dernier qui, au moins depuis 1966, se sont efforcées de vivre à partir de l’intense conscience que vivre en prophète obligeait à consacrer toutes ses énergies à rejoindre les pauvres. Lorsqu’à la Renaissance l’Europe découvrait les Amériques, elle dépossédait les Indiens pour distribuer leurs terres aux conquérants d’alors. Le 20ème siècle héritait de cette situation : l’Amérique latine était et demeure divisée entre de riches propriétaires cultivant d’immenses domaines, exploitant comme main-d’œuvre la foule des pauvres. S’il est vrai qu’être prophète consiste à être conscient d’une vocation qui, pour être dans l’histoire, n’en prend pas moins sa source hors de ce qui existe et dont on peut parler, s’il est vrai que cette vocation originelle nous voue à autrui, il nous faut reconnaître que, pendant quelques années, les Eglises d’Amérique latine furent, en vérité, peuples de prophètes. Les évêques prenaient conscience que la première urgence, pour les disciples de Jésus, consistait à écouter la voix des plus pauvres et à déceler l’injustice dont ils étaient victimes. Dans une ville de Colombie, à Medellin, la Conférence des Evêques d’Amérique Latine décidait que sa première tâche était de se mettre à l’école des pauvres. « Les pauvres sont nos maîtres », disait déjà Bossuet, à l’époque de Vincent de Paul. « Choix prioritaire des pauvres » : tel était le mot d’ordre de l’Episcopat. Ces paroles n’étaient pas vaines. Se mettaient en place, un peu partout sur ce continent, des « Communautés ecclésiales de base» : la vie chrétienne s’appuyait sur la parole de tous et sur une écoute commune de l’Evangile ; celui-ci n’était plus l’occasion de prononcer des sermons destinés à diffuser la doctrine officielle de la théologie romaine. Elle éclairait la vie des pauvres (« une lampe pour les pas »).Elle redonnait l’espoir, elle ouvrait les chemins de la vie. La vie chrétienne devenait inséparable du souci de la santé, de l’éducation des enfants, de la nourriture et de la liberté. « Libération » : le mot ne vient-il pas de la Bible ? N’est-ce pas à partir des formes que prend la servitude que les intellectuels doivent entendre le message de la Bible et de l’Evangile ? Face à ces questions une théologie nouvelle prenait corps.

Il était dangereux de vivre en prophète à cette époque de la guerre froide. Des dictatures militaires voyaient d’un mauvais œil ces initiatives de l’Eglise : quiconque s’opposait à leur pouvoir était taxé de marxiste et d’ennemi des USA dont ils étaient les fidèles sujets. « Perdre sa vie » disait Jésus. Les chrétiens du Salvador ont compris la portée de ces mots lorsque mourut leur archevêque. En mars 1980, Monseigneur Romero reçoit une balle en pleine poitrine au cours d’une célébration. La veille, dans une homélie, il s’était adressé à l’armée ; il leur avait rappelé le devoir de désobéir lorsque les ordres qui leur sont donnés font offense à la dignité humaine.

Sans doute sont-ils encore de ce monde les chrétiens que des évêques comme Monseigneur Camara au Brésil ou le Cardinal Arns au Chili ont mis sur ce chemin où, à la suite de Jésus, on ne peut sauver sa vie sans la perdre. Sans doute leur foi continue-t-elle à être agissante mais elle ressemble au feu qui couve sous la cendre ; Rome s’est efforcé d’en étouffer la flamme. Jean-Paul II qui a canonisé tant et tant d’hommes et de femmes, en particulier Le Père Escriva Balaguer, le fondateur de l’Opus Dei ! Pourquoi n’a-t-il pas honoré comme un véritable martyr Monseigneur Romero.

« N’ayez pas peur ! », disait le pape venu de Pologne lorsqu’il s’adressait à l’Eglise de France. Ne succombait-il pas à la tentation contre laquelle il mettait en garde lorsqu’en 1987 il rencontrait au Chili le Général Pinochet ? Certes on y craignait les communistes et l’emprise de l’URSS. Certes, sur les immeubles des rues où passait la voiture pontificale, d’immenses panneaux affichaient le mot d’ordre « Nouvelle Evangélisation ». Etait-ce une raison suffisante pour pactiser avec un dictateur au point de lui donner la communion face aux caméras du monde entier ? Que pouvaient en penser la masse des hommes et des femmes tenus à l’écart de l’Eucharistie parce que la vie les a contraints au divorce ? Ne peut-on penser que Jean-Paul II cédait à la peur des Etats-Unis lorsque, désignant un successeur à Dom Camara, il choisit un homme ayant prêté serment aux armées qui mirent à mort l’Evêque de San Salvador ?

« Ah ! Si tu déchirais les cieux ! Ah si tu descendais ! » Les cieux sont déchirés, le chemin est ouvert. Que chacun, s’il fait confiance à Marc et son Evangile, prenne sa croix et le suive !




4. Commencement


On peut revenir sur la rencontre, au terme de « L’Etranger », entre l’aumônier et Meursault, le condamné à mort croupissant dans la cellule d’une prison d’Alger. A plusieurs reprises le prisonnier avait refusé la visite du prêtre et pourtant un jour la porte s’est ouverte et les deux hommes se retrouvèrent face-à-face. Le romancier insiste sur ce vis-à-vis. Les regards se croisent. « Il a relevé brusquement la tête et m’a regardé en face ». « Il s’est levé…et m’a regardé droit dans les yeux ». Ce dont l’homme d’Eglise est convaincu est dit à travers les mots échangés. En parlant, il détourne le regard de celui qu’il tente de ramener au bercail pour l’orienter vers la réalité qui l’entoure, les pierres du mur qui les enserre ; il essaie d’ouvrir les yeux de son interlocuteur sur la réalité à laquelle lui-même croit : « Les plus misérables d’entre vous ont vu sortir de leur obscurité un visage divin. C’est ce visage qu’on vous demande de voir ». Pour Meursault, la réalité est autre mais elle est encore réalité : « J’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir ».

Pourtant, malgré les réticences du condamné, tout avait assez bien commencé : « Je lui trouvais tout de même un air très doux ». Les discours de l’un et les réactions de l’autre ont bientôt transformé la douceur en violence. « …Il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prie ».

Cette belle scène aide à comprendre les premiers mots de l’Evangile (« Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ » ;1,1). Pourquoi souligner par un mot ce qui est évidence pour le lecteur : l’entrée dans un texte. Le début d’un livre serait-il dangereux ? Toujours est-il qu’un commencement est toujours un passage et que ce genre d’opération est délicat. Notre manière de lire le livre de Marc a fait apparaître pourquoi. Ce qui précède le commencement est dit avec les derniers mots : « Elles étaient toutes tremblantes et hors d’elles-mêmes. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur ». Est-ce un hasard si, lorsque la porte s’ouvre et avant qu’un seul mot soit prononcé, Meursault nous dise, voyant l’aumônier : « J’ai eu un petit tremblement » ?

Lorsqu’on se fait vis-à-vis, lorsqu’on s’apprête à prendre la parole en vérité, très souvent on court un grand risque ; il s’agit, en effet, de passer par ce point impossible où vie et mort sont mêlés, où perdre c’est gagner. Certes, on peut parler en ne disant que ce qui est, en constatant une réalité : « un chat est un chat ». A la suite de Levinas, la lecture de Marc nous conduit en ce point qui précède toute parole et qui fait des prophètes. « Le dire » précède l’être et si nous en venons à parler en vérité c’est à la condition de tenir en ce point où nous sommes livrés à autrui comme un otage aux mains d’un ennemi, destinés à entendre, voir et prendre la souffrance de l’autre, à se substituer à lui, « à prendre sa croix ».

Commencement de la Bonne Nouvelle : peut-on entrer dans l’Evangile sans passer par cet avertissement ? Les paroles qui s’annoncent sont neuves, bonnes parce que neuves, « Bonne Nouvelle ». Elles indiquent ce point, au Golgotha, atteint au moins une fois dans l’histoire où la nudité, les blessures, les injures et la pauvreté appellent une parole sans cesse inédite, sans cesse à dire. On ne peut le lui reprocher mais, entrant dans la cellule du condamné, le prêtre savait ce qu’il y avait à dire et son interlocuteur était assez sûr de lui pour savoir quoi répondre. Camus avait raison de se moquer ! Dans ces conditions l’Evangile ne peut passer. Un autre monde - un monde autre - est à inventer où l’on puisse se faire face en comprenant que l’intervalle qui nous distingue et nous unit est le lieu d’une écoute pouvant déboucher sur la parole mais qui, si l’on en croit Jérémie, ne peut être précédé que par une aphasie : « La parole de Yahvé me fut adresse en ces termes… comme prophète des nations, je t’ai établi. Je répondis : ‘Ah ! Seigneur, vraiment, je ne sais pas parler ! » (1,4-6). Entre le visage de l’un et celui de l’autre la parole ne peut être neuve et bonne que dans la mesure où, avant de commencer, elle est précédée d’une longue et patiente écoute. Il arrive que la parole ne vienne pas, qu’il vaille mieux garder le silence, à l’image d’Antoine au désert auquel nous avons fait allusion. Ce silence est pourtant le lieu où travaille le Dieu que vient révéler Jésus.

De la sortie du désert à l’arrivée à Bethsaïde s’étend un long chemin que racontent sept chapitres. Le regard de Jésus est fixé sur autrui qu’il appelle et dont surtout il entend les appels. Il parle, certes, mais il guérit et il remet debout ceux qui n’en peuvent plus. « Tu es le Christ » lui dit Pierre à Bethsaïde. L’apôtre était loin d’avoir tout compris du mystère de Jésus ; il avait perçu néanmoins que par le Messie une parole n’est pas de Dieu si elle ne cherche à rejoindre l’autre au plus intime de l’intime. Une parole n’est pas une Bonne Nouvelle si elle maintient l’homme dans une situation figée en particulier lorsqu’il s’agit d’une situation qui fait des riches et des pauvres, des justes et des pécheurs. Une parole humaine, lorsqu’elle arrache le pauvre au désespoir, lorsqu’elle remet le boiteux sur ses jambes et, donnant des yeux neufs, redonne l’espoir d’un monde à son commencement est passage de Dieu et véritable évangélisation : « La Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ».

Commencement : le mot dit passage de la parole. Il ne renvoie pas à une origine passée. Le commencement, bien au contraire, arrache à la vieillesse. Le commencement, s’il est celui dont parle Marc, rejoint chacun, là où il est, comme une invitation. A plusieurs reprises nous avons exprimé quelques regrets devant l’attitude d’une Eglise qui, au moins jusqu’à l’arrivée du Pape François, nous semblait trop réaliste, trop semblable au monde tel qu’il s’affirme et où la parole s’englue dans la lutte pour la vie telle que Hobbes la diagnostique. Le mot « Nouvelle Evangélisation » est certes brandi avec force. Tous ne sont pas sûrs que ce mot d’ordre soit prononcé avec l’Esprit qui fait des baptisés un peuple de Prophètes. Mais s’il est des chrétiens qui pensent que tout est fini et qu’il n’est plus de commencement possible c’est que « pour eux – dirait Brassens – l’Evangile c’est de l’hébreu ! »


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