Après avoir analysé le passage de l'Evangile au christianisme le Père Joseph Moingt poursuit :
« Précisons d'abord en principe que ce processus n'est pas critiquable au simple motif que le christianisme ne serait
pas immédiatement sorti de l'Evangile en l'état de religion. Nous en avons reconnu les germes authentiques dans
le précepte de baptiser, le mémorial eucharistique, l'institution des Douze, et il serait injustifiable de reprocher
à l'Eglise d'avoir développé ces germes pour mieux vivre sa foi : autrement dit, il ne peut pas s'agir pour nous
de proposer la « religion intérieure » comme la seule forme authentique de vie évangélique.
Ce dont on peut lui faire
grief, c'est d'avoir construit son édifice religieux en prenant ses repères dans la loi ancienne, qu'elle rejetait par
ailleurs, plutôt que dans l'esprit évangélique : ainsi, de s'être dotée d'un sacerdoce conçu pour le service du temple
plutôt que pour le ministère de la parole ; d'avoir adopté une discipline pénitentielle davantage inspirée des règles
de pureté et d'expiation que des exemples donnés par la conduite de Jésus avec les pécheurs et de ses appels à la
gratuité et à la miséricorde ; d'avoir méconnu l'unicité du sacrifice de la croix en soulignant l'effet expiatoire
de la messe ; d'avoir confié l'avenir du christianisme à des traditions rituelles et sociétales au risque d'oublier
qu'il était fondé sur un testament nouveau de liberté ; c'est surtout d'avoir voulu instaurer la royauté du Christ
par des moyens de pouvoir qu'il avait d'avance écartés et en oubliant qu'il ne s'était préoccupé, lui, ni de restaurer
la royauté d'Israël ni d'instaurer le Royaume de Dieu sur terre.
Mais peut-on jamais juger l'histoire ?
Ce sont là des critiques plus que de vrais reproches, des jugements que nous pouvons et devons faire aujourd'hui
pour tracer les voies nouvelles dont nous avons besoin dans des temps nouveaux, mais qui perdent leur sens
si l'on s'en sert pour incriminer les chrétiens des temps passés : vivant dans un monde religieux, ils ont
naturellement emprunté à l'Ancien Testament ou même au monde païen les modèles religieux qu'ils ne découvraient
pas d'avance disposés à leur usage, dans l'Evangile.
Si l'on rassemble les données ci-dessus énumérées, on observe
que la tradition chrétienne s'est très tôt employée à se donner les structures rigoureuses d'une religion de salut,
multipliant les moyens, les signes rituels, les garanties de l'accès au salut, mais aussi rendant du même coup ses
conditions plus onéreuses par les disciplines qui en réglementaient l'usage et le rendaient obligatoire.
Il est possible que les signes du salut inspirent d'autant plus confiance que le risque est plus grand et
le prix plus élevé. On touche là, semble-t-il, à l'un des ressorts les plus profonds de la religiosité,
l'angoisse du salut, liée à la question du sens de l'existence, angoisse que partageaient les populations
païennes à l'époque où le christianisme leur lançait ses appels.
On est alors en droit de se demander s'il
ne retombait pas sous une nouvelle loi de servitude et de crainte, égale, sur ce point, à celle dont le Christ,
par son Esprit, « nous a libérés pour que nous soyons vraiment libres », dit Paul (Rm 8,15 ; Ga 5,1) ;
ou si la préoccupation angoissée de faire son salut ne trahit pas un manque de foi dans la rédemption acquise par
Jésus une fois pour toutes au profit de tous les hommes en sorte que rien, dit encore Paul, « ne pourra nous séparer
de l'amour de Dieu en Jésus Christ » (Rm 8,39). Rappelons une réflexion de Paul Tillich ... « une révélation est
parfaite lorsque sa voie de salut suppose l'ébranlement de toute voie de salut » ; autrement dit, la révélation
du salut apportée par Jésus est absolue, définitive et universelle en cela même qu'elle déabsolutise à l'avance
même la voie du salut chrétien issue de lui, précisément parce qu'elle révèle l'amour inconditionné que Dieu voue
à tous les hommes dans la personne de son Fils. Il n'est pas interdit de regretter que la tradition chrétienne ait
cru devoir s'imposer si tôt, en tant que voie de salut unique et obligatoire, onéreuse pour ses fidèles et exclusive
de toute autre, et plus tard en tant que religion officielle, d'autant plus contraignante qu'elle disposait du pouvoir
du glaive, et qu'elle se soit posée du même coup en rivale du judaïsme dans la conquête du monde romain et hellénistique.
Citons encore une réflexion d'Irénée, bien éloignée de tout antijudaïsme : les apôtres n'enseignaient
pas un autre Dieu que celui de la loi, « mais ils donnaient un Testament nouveau de liberté à ceux qui,
d'une manière nouvelle, par l'Esprit Saint, croyaient en Dieu » ; s'ils ont hésité un temps, en effet,
à circoncire les Gentils et s'ils continuaient à pratiquer, pour leur part, les observances légales dont
ils les dispensaient, c'est bien la preuve que pour eux, la loi de Moïse venait du même Dieu qui est le Père du Christ ;
« s'il en avait été autrement, ils n'auraient pas eu une telle révérence à l'égard du premier Testament, au point de
ne pas même vouloir manger avec les gentils ». Cette déclaration d'Irénée montre à quelle profondeur le besoin d'une
loi est inviscéré dans l'esprit religieux, tellement est lourd à porter le fardeau de la liberté, et suggère, avec le recul
du temps, que le zèle pour la loi de son dieu est le facteur le plus profond des antagonismes religieux, qui a suscité
l'antijudaïsme des chrétiens après avoir motivé l'antichristianisme des juifs, tellement la religiosité lie la loi à la croyance.
Extrait de "Dieu qui vient à l'homme"
Editions du Cerf