Le sacré séparé du profane
Le sacré, dans la plupart des religions, ce sont des lieux, des temps, des objets, des gestes, voire des chiffres, investis d’un pouvoir à la fois fascinant et terrorisant qui les met à part de l’espace et du temps de la vie ordinaire. L’homme transfère ainsi dans un monde autre, en espérant les y enfermer, les forces occultes qu’il attribue à tout ce sur quoi il n’a pas de prise. En particulier tout ce qui touche aux origines et au terme de la vie : la fécondité, la naissance, la maladie, la mort, mais aussi les conditions météorologiques, le cycle des saisons et le rapport aux ennemis. La religion est alors l’ensemble des pratiques tendant à localiser et à circonscrire ce sacré envahissant pour en réguler l’impact sur la vie de tous les jours.
Il y a ainsi des espaces sacrés, des temples, dans lequel le commun des mortels n’entre pas, des arbres ou des bois sacrés, des sources, des objets fétiches, des paroles incantatoires incompréhensibles aux non-initiés, des rites répétitifs « exorcisant » le sacré, c’est-à-dire le sortant de la vie ordinaire pour le renvoyer et l’assigner en son lieu propre. Il y a aussi des sorciers investis de cette mission de gérer le sacré.
Par distinction, le « profane », étymologiquement profanum, c’est ce qui se trouve devant le temple, à l’extérieur. L’homme ordinaire peur en disposer sans risque, dès lors qu’il a, selon des règles strictes, fait la part du sacré. Comme dans un incendie de forêt, on fait la part du feu afin de préserver le reste. (…)
La séparation abolie
Qu’il s’agisse des personnes, des lieux, des temps, Jésus a résolument aboli la séparation d’un prétendu sacré et d’un prétendu profane. (2) (…)
Jésus n’a pas cessé de désacraliser le Temple et le Sabbat : c’est en tout lieu de la terre, et non plus à Jérusalem ou sur le mont Garizim, qu’un vrai culte devra être rendu à Dieu (Jean 4,21-24), et c’est en tout temps que Dieu, par son Fils, continue d’être à l’œuvre (Jean 5,17). Si Jésus a fréquenté le Temple, ce n’est pas pour participer au culte et aux sacrifices, mais seulement pour y enseigner, activité plutôt synagogale. C’est hors du Temple, au cœur du monde devenu vrai sanctuaire, qu’il fut mis à mort : terminé alors le culte ancien, déchiré de haut en bas le voile du Temple, et ouvert à tous l’accès à Dieu jusque là réservé au grand prêtre !
Il a déclaré fini, dépassé, le régime religieux du Temple, et son remplacement par sa propre Personne offerte, et à jamais vivante et vivifiante. (3) Et c’est précisément pour cela qu’il fut condamné. Paul peut proclamer que le Christ, « notre paix, à aboli toute barrière » (Éphésiens 2,14-17).
Alors comment a-t-on pu pendant des siècles reparler du caractère « sacré » de la messe ?
Ce dépassement d’un religieux de de mise à part et d’un culte de sacralisation est évidemment d’une importance considérable… Malheureusement on a de nouveau sacralisé à l’excès, rétabli les tabous, ritualisé, prêché la séparation… (4) .
La confusion entre le sacré et le saint
Tout se passe comme si on avait confondu sacralité et sainteté. Dans la Bible grecque, le Kaddosh hébreu est traduit non par hieros, « sacré », mais par agios, « saint ». Pour le chrétien, rien n’est sacré mais tout est sanctifiable. Il est alors urgent de redécouvrir que si la sainteté est foncièrement chrétienne, la sacralité, elle, est une notion païenne, appartenant au fond archaïque de l'humanité, sorte d’inconscient collectif qui résiste à l'évangélisation. Les religions premières, au sens où on parle des « arts premiers » se sont efforcées d'exorciser le sacré et de le réguler. Le christianisme, lui, le débusque et le récuse au nom du Dieu de l'Alliance et de l'Incarnation. Notre Dieu ne se tient pas et ne nous tient pas à distance. Il est celui qui s’approche de l’homme (Deutéronome 4,7)
Alors que, par sa sainteté, le Dieu unique nous sanctifie, dans le sacré, les dieux multiples marquent leur distance afin de mieux dominer, et de mieux conforter le pouvoir de ceux qui dominent. Il y a ainsi une fonction politique du sacré : il sacralise le pouvoir et le rend, lui aussi, intouchable. Les empereurs romains sont peu à peu « divinisés », d'abord après leur mort, puis de leur vivant. Pharaon, en Égypte, a besoin de son clergé pour régner, mais aussi les rois de France, dont le « sacre » à Reims devient quasi-sacrement.
Alors qu’on révère le Sacré de très loin avec crainte et tremblement, la sainteté nous appelle et nous attire. Nous supplions : « Viens, Esprit de sainteté ! » C’est le péché qui s’oppose à la sainteté, pas le profane, pas la création sortie des mains de Dieu. (…)
Rien n’est plus profane
Rien, pour nous, n’est plus profane. Le travail des hommes n’est plus profane, contrairement à ce que pensaient, dans les années 1950, ceux qui admettaient qu’un prêtre puisse enseigner les mathématiques mais qui se scandalisaient de le voir travailler « de ses mains consacrées ». Le pain des hommes n’est jamais profane, ni la vie des hommes, ni l’amour humain, puisque tout cela est don de Dieu.
S’il arrive, que dans le christianisme, on parle d’hommes de Dieu ou de temps et d'espaces pour Dieu, ce n'est pas pour les mettre à part d’un univers profane, sans Dieu, mais pour signifier, rappeler, manifester la présence universelle de Dieu. Comme le clocher au milieu du village ne signifie pas que Dieu est assigné à résidence dans le bâtiment église mais rappelle qu’il habite toutes les demeures des hommes. Le pouvoir, l'argent, la sexualité ne sont pas profanes puisqu’ils nous sont donnés pour vivre le partage et la communion. Pas profanes, mais toujours menacés d'être profanés, lorsque nous les détournons de la vocation. Et nous profanons ces réalités saintes précisément en les sacralisant et en en faisant des idoles. Le risque existe même pour des objets religieux qui capteraient, retiendraient pour eux l’adoration réservée au Dieu unique.
Le christianisme, source d’une désacralisation du monde
Dans cette méfiance chrétienne pour le sacré païen, il faut même aller jusqu’à dire que l’un des impacts majeurs du christianisme dans l’histoire de la pensée, c’est d’avoir été à la source d’une certaine désacralisation du monde. Ce ne fut pas sans résistance de la part de bien des croyances et des pratiques préchrétiennes, qui se sont efforcées de se maintenir sous des apparences chrétiennes : des sources sacrées sont devenues « miraculeuses », des idoles guérisseuses ont pris le nom de saints évêques, des déesses de la fécondité se sont habillées en Sainte Vierge, des rites magiques d’implantations de grains d’encens sont devenus mémoire des cinq plaies du Christ, des cierges de la Chandeleur ont servi de protection contre l’orage, et des brassées de buis béni ont fini dans des étables pour que se passent bien vêlages et agnelages…
Mais, paradoxalement, la sécularisation que certains dénoncent aujourd’hui comme un recul de la religion, a bien sa source dans le christianisme lui-même, comme un désensorcellement du monde, pour le rendre à la pleine responsabilité de l’homme, qui n’est plus prisonnier de forces occultes, mais libre créateur à l’image de son Créateur.
Jean-Noël Bezançon, mise en ligne : 23 juin 2023
Peintures de Rembrandt
1- Jean-Noël Bezançon, La messe de tout le monde – Sans secret, ni sacré, ni ségrégation. Ed. du Cerf 2009 – p. 60 à 67 (extraits). / Retour au texte
2- Yves Congar, « Situation du sacré en régime chrétien », dans La Liturgie après Vatican II, Ed. du Cerf, Unam Sanctam » n° 66, 1967, p.389. / Retour au texte
3- Ibidem p.390 / Retour au texte
4- Ibidem p.393-394 / Retour au texte