1- La « Saint Famille »...
d’abord une histoire de femmes
« Pour la ‘Sainte Famille’, comme disent les catholiques, il ne fait aucun doute que les évangiles qui racontent l’enfance de Jésus s’expriment par des images mythiques, mais ils véhiculent aussi un mystère, une vérité. (…)
Que savons-nous avec nos connaissances biologiques, scientifiques de l’amour et de son mystère ? Que savons-nous de la joie ? De même que savons-nous de la parole ? N’est-elle pas fécondatrice ? N’est-elle pas parfois porteuse de mort ? (…)
Que Jésus, en tant qu’homme, soit conçu de la rencontre charnelle de Marie et de Joseph, je n’y vois au fond aucun inconvénient ! En effet, ce n’est pas cette rencontre charnelle qui a fait que son destin d’homme incarne totalement Dieu. Vous comprenez donc que toutes les discussions gynécologiques concernant la Vierge m’apparaissent comme des ergotages imbéciles, de même les sous-entendus moqueurs touchant le statut marital de Joseph. »
Françoise Dolto (1)
Comme pour le récit du commencement du monde au livre de la Genèse, les récits de la conception et de la naissance de Jésus relèvent en partie du mythe. Si Marie et Joseph ont sûrement existé selon la vérité historique, ce qui s’est passé en chacun et entre eux au moment de la naissance de Jésus, relève des profondeurs qui échappent aux historiens. Le mythe tente de raconter l’inénarrable sur lequel sont fondés les événements survenus dans l’histoire. Le mythe participe au mystère dont il tente de révéler une vérité. Celui de la Vierge-Mère n’est pas propre au christianisme (2). On en trouve de nombreux exemples dans l’histoire qui le précède. À l’origine de l’Église, les évangiles de Matthieu et de Luc sont les seuls à raconter la naissance virginale de Jésus. Il n’en est pas question chez Marc et Jean, ni dans les épitres de Paul dont certaines précèdent la rédaction des évangiles. Qu’une Vierge soit mère n’a rien d’original. Les évangiles ont été écrits plusieurs années après le départ du Christ. L’originalité des récits de Matthieu et de Luc procède de la lecture des origines de Jésus que font ceux qui, après sa résurrection, vivent dans son Esprit.
L’annonciation faite à Marie : la visite de l’Étrange (Lc 1,26-38)
« L’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie » (Lc 1,26).
L’avenir de Marie est déjà tout tracé, comme celui de toute jeune fille à son époque. En judaïsme, il est interdit de choisir le célibat : Dieu a créé l’homme et la femme pour faire des enfants et refuser ce destin n’est pas pensable. Marie n’est pas encore mariée mais elle est déjà promise à un homme, un Juif soumis à la Loi donnée par Dieu à Moïse et que l’on trouve au livre de l’Exode. Dans cette loi, Yahvé parle en je : « Je suis l’éternel ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Égypte, du pays où tu étais esclave » (Ex 20,2). Il s’adresse à un tu de sexe masculin, comme l’indique la dernière des dix Paroles de Yahvé (des dix commandements) : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui appartienne à ton prochain » (Ex 20,17). S’il est interdit à un homme de convoiter la femme de son prochain, il n’est pas même envisagé que la femme puisse convoiter l’homme de sa voisine. La femme appartient à son homme au même titre que sa maison, ses esclaves ou ses bêtes de somme. Elle est en quelque sorte sa chose ou sa propriété. Voilà l’avenir promis à Marie comme à toute femme juive de Palestine au temps de Jésus.
C’est dans cette structure patriarcale cautionnée par la Loi de Dieu donnée à Moïse que l’Étrange fait irruption. Une parole venue d’on ne sait où entre chez Marie : « L’Ange entra chez elle et lui dit : ‘Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi’ » (Lc 1,28). Si Marie avait été endormie, elle aurait fait un simple rêve de bonheur dont chacun a l’expérience qu’il disparaît au réveil. Elle ne s’y serait pas attardée. Mais Marie ne dort pas. Ce salut de l’Ange la surprend au milieu de ses activités journalières. Si elle avait perçu cette parole comme insensée, elle l’aurait simplement rejetée. Si elle l’avait perçu comme sensée, elle l’aurait comprise. En fait, cette parole venue de nulle part n’est ni de l’ordre du rationnel, ni de celui de l’insensé, ni de celui du rêve. Venue d’ailleurs, elle opère du trouble dans la signification à lui donner : « À cette parole elle fut toute troublée et se demandait ce que signifiait cette salutation » (Lc 1,29).
Marie est fiancée à un homme du nom de Joseph. L’ange représente la parole du Tout-Autre, l’intervention d’un Étranger – ou de l’Étrange - dans l’histoire de ce couple en voie de formation. Il opère une disruption dans leur histoire. Cette parole touche Marie au cœur même de sa féminité, dans sa puissance d’enfanter : « L’Ange lui dit : ‘Sois sans crainte, Marie ; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut » (Lc 1, 30-32a). Marie, toute bouleversée qu’elle soit par cette irruption de l’Étrange dans sa vie, n’en perd pas la raison pour autant : elle connaît les lois de la nature et sait comment on fait un enfant : « Marie dit à l’ange : ‘Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais pas d’homme ?’ » (Lc 1, 34).
Cette annonce faite à Marie est précédée, dans l’évangile de Luc, d’une autre annonce : celle faite à Zacharie de la naissance de Jean-Baptiste alors qu’Elisabeth, son épouse, était stérile. Zacharie, comme Marie, interroge l’envoyé de Dieu mais sa question a une tout autre portée. « Zacharie dit à l’ange : À quoi connaîtrais-je cela ? » (Lc 1, 18a), autrement dit : « Comment saurai-je que ce que tu me dis est vrai ? » Il demande des preuves ; la parole de l’ange ne lui suffit pas. Marie ne cherche pas de preuves ailleurs que dans ce qui lui est dit. Elle demande comment cela pourra s’accomplir puisque les conditions naturelles ne sont pas remplies. Elle ne met pas en doute ce qui lui est dit, elle demande par quelle autre voie, que les voies naturelles, cette naissance sera possible.
« L’ange lui répondit : ’l’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. Et voici qu’Elisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils dans sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu’on appelait la stérile ; car rien n’est impossible à Dieu.’ » (Lc 1, 35-37).
En affirmant que rien n’est impossible à Dieu, l’ange accorde à Marie qu’à vue humaine, selon les lois de la nature et celles de la raison, cette naissance n’est pas possible. L’ange, d’une certaine façon donne raison à Marie, tout en lui indiquant une ouverture sur ce qui dépasse ses propres conceptions. À cette ouverture il donne le nom de « Dieu ». Il donne comme preuve que rien n’est impossible à Dieu, une autre naissance - celle du Baptiste – au sein d’un couple jusqu’alors stérile. La preuve que son annonce peut s’accomplir pour Marie - bien que ce soit impossible – est son accomplissement pour Elisabeth avant elle… Cependant Marie, à cette heure, n’a pas pu le constater par elle-même. Elle est appelée à croire sans voir que sa parente jusqu’alors stérile est devenue féconde. Après sa résurrection, Jésus apparut à Thomas et lui dit : « Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru » (Jn 20,29). Au commencement, dès avant la naissance, Marie est appelée à croire sans voir, à croire en prenant appui sur une parole venue d’ailleurs et qui bouleverse toutes les lois de la nature comme celles de la raison.
Mais cette intrusion d’un Étranger dans la vie d’une femme s’apparenterait à un viol si cette naissance se faisait par la puissance du Très-Haut sans l’accord de Marie. Le Tout-Puissant ferait d’elle sa chose mieux encore que ne pourrait le faire un homme qui prendrait sa femme de force. Alors le Tout-Puissant non seulement cautionnerait mais sacraliserait l’ordre ancien faisant de la femme la propriété de l’homme au même titre que sa maison, ou son esclave pour ne pas dire sa bête de somme. Dieu ferait de la femme sa « chose », taillable et corvéable à merci puisqu’elle serait soumise à une puissance infinie. Mais rien n’est impossible à Dieu sauf d’intervenir sans le consentement de la femme. C’est pourquoi le dernier mot ne revient pas à l’ange mais à Marie :
« Marie dit alors : ‘Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole !’ Et l’ange la quitta » (Lc 1,38).
Ce n’est qu’avec son accord que l’Esprit Saint vient sur Marie et que la puissance du Très-Haut la prend sous son ombre. Il n’est pas sûr qu’un homme attende l’accord d’une femme pour venir sur elle et la pénétrer. Il n’est pas sûr qu’il cherche toujours son accord avant de la féconder. Mais il est certain que l’Esprit Saint ne vient sur personne sans son accord et ne féconde la vie de personne sans son consentement. Dieu, en humanité, court toujours le risque de l’hospitalité. Marie est cette terre hospitalière à Dieu, fécondée par la Parole qui la dépasse. Elle est vierge comme une terre à la fois vierge et féconde. Marie est vierge comme une page vierge où s’écrit une histoire nouvelle.
La visitation : le miracle de la rencontre (Lc 1, 39-56)
« En ces jours-là, Marie partit et se rendit en hâte vers la région montagneuse, dans une ville de Juda. Elle entra chez Zacharie et salua Elisabeth » (Lc 1,39-40).
Marie et Elisabeth, deux femmes que tout isole l’une de l’autre, que tout sépare. Marie et Elisabeth, deux femmes que tout portait à ne jamais se rencontrer. Bien que parentes, elles vivent éloignées l’une de l'autre. De Nazareth à la ville de Judée, il y a l’espace d’une montagne à franchir : une distance impossible à traverser pour une femme seule, à une époque où les femmes ne doivent pas s’éloigner de la maison de leurs parents ou de celle de leur mari. Bien que promises l’une et l’autre à la maternité, entre elles se dresse une autre barrière : celle des générations. Marie la toute jeune, Elisabeth la trop vieille ! Marie à l’aube du Nouveau Testament, Elisabeth au crépuscule de l’Ancien !
Marie et Elisabeth, deux femmes que tout sépare et qui pourtant en viennent à se rejoindre parce que l’une et l’autre ont cru au même miracle, celui de la parole. Dès qu’Elisabeth entendit la salutation de Marie elle s’écria : « Oui, bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement des paroles qui lui ont été dites de la part du Seigneur ! » (Lc 1, 45). Elisabeth, la femme stérile, Marie qui est vierge, toutes deux sont promises à la maternité parce qu’elles ont cru aux paroles dites de la part du Seigneur. Elles ont cru que la Parole pouvait féconder leur vie. En chacune d’elles, la Parole de Dieu a pris chair et cette Parole qui les habite les pousse à cette simple rencontre humaine. C’est alors que le miracle se produit. Car si l’annonciation est un miracle – celui de la Parole qui féconde un corps humain – la visitation en est un aussi grand : celui de la parole qui brave tous les obstacles à la rencontre humaine.
Voici deux femmes qui, plutôt que de se replier sur le mystère qui les habite – plutôt que de s’en contenter – deviennent avides, assoiffées de se rencontrer et d’échanger des paroles simples comme « Bonjour » ! Quand la Parole de Dieu prend corps, quand elle habite un homme ou une femme, c’est toujours à ce miracle de la visitation qu’on la reconnaît. Certains prétendent que la vie intérieure avec Dieu leur suffit. Mais le seul signe que cette parole est bien de Dieu - et non de l’ordre du fantasme - est le miracle de la visitation. Si la parole qui nous habite ne nous pousse pas à marcher les uns vers les autres, bien loin d’être de Dieu, elle est pure folie…
Ceux en qui la Parole s’incarne – quand elle est de Dieu – ne vont pas vers les autres par pitié mais parce qu’ils pressentent que chaque rencontre fait la beauté et la grandeur de leur vie. Le miracle de la visitation se réalise quand la pitié disparait et fait place à un vrai désir de rencontre. Reste bien sûr que c’est un miracle… et qu’on peut ne pas y croire. L’hospitalité est toujours un risque : il existe tant de barrières entre les hommes, tant de montagnes à franchir ! Tout nous porte à croire que la rencontre est difficile voire dangereuse ou impossible. On peut choisir de regarder la vie sous cet angle-là, il peut même se parer de tout le prestige du réalisme. Mais on peut aussi, envers et contre tout, vouloir croire au miracle – à l’impossible – et se mettre en marche vers les autres sur la foi d’une parole prononcée il y a deux mille ans : « Bienheureux ceux qui croient en l’accomplissement des paroles dites de la part du Seigneur ! » Bienheureux ceux qui croient au miracle de la Visitation !
« Marie demeura avec Elisabeth environ trois mois, puis elle s’en retourna chez elle » (Lc 1,56). En général, le ventre d'une femme enceinte devient bien visible au plus tard à partir du 4ème mois. Pendant les trois premiers mois de sa grossesse, Marie est protégée par l’hospitalité de sa cousine. Cependant ces trois mois avant que sa grossesse ne soit connue de tous, auraient pu être, pour Marie, le délai nécessaire pour convaincre Joseph qu’elle ne l’avait pas trompé. Mais toutes les preuves sont contre Marie. Que dire quand on ne peut fournir la moindre explication tant soit peu plausible ? L’hospitalité que Marie a accordée au Tout-Puissant la laisse totalement impuissante à sauver leur couple.
Christine Fontaine, décembre 2023
Peintures de Rawan Anani, artiste palestinienne
1- Françoise Dolto, L’Évangile au risque de la psychanalyse, Le seuil 1977 / Retour au texte
2- CF. Eugen DREWERMANN dans son livre De la naissance des Dieux à la naissance du Christ, Le Seuil 1992 / Retour au texte