1. Marc 3,1-19 et Marc 3,20–5,20
2. Passage
Ces deux ensembles, bien que nous les ayons séparés à partir des critères de découpage que nous nous étions donnés, forment un tout. Comme dans beaucoup
des autres fragments, l’acte de passer d’un état à un autre en fait l’unité. Tout commence en terre juive par le franchissement du seuil d’une
synagogue, « le jour du sabbat », pour se conclure par le départ hors du pays des Géraséniens, territoire païen où paissent des troupeaux de
porcs. Entre ces deux moments, Jésus n’arrêtera pas de passer d’un lieu à un autre. Il se sera rendu vers la mer où il retournera après
avoir « gravi la montagne » et après un séjour « à la maison ». Il passera d’un bord à l’autre de cette large étendue marine du lac de
Tibériade (« Passons sur l’autre rive ») ; de là il sera prié de retourner là d’où il vient (« Ils se mirent à prier Jésus de s’éloigner de
leur territoire »).
En réalité, ces points de passage s’avèrent souvent des lieux d’affrontement. Dès qu’il franchit le seuil de la synagogue, les regards se tournent
vers lui. On l’épie, à l’affût du geste ou de la parole qui permettra qu’on le prenne en faute et qu’on l’accuse. Le passage d’une rive à l’autre
du lac de Tibériade est houleux ; le cadre de la traversée a un aspect apocalyptique. Une violente bourrasque se lève, les vagues déferlent et
submergent le bateau. Jésus fait face au vent et aux menaces de la mer déchaînée. Beau prélude à une opposition tout aussi violente mais d’un
autre type : la rencontre, sur l’autre rive, chez les Géraséniens, avec le possédé qui vient vers lui. Le charpentier de Nazareth lui fera face
avec autant de détermination que, sur la barque, devant les éléments en furie.
Ces affrontements ont une dimension démoniaque. Elle apparaît dès l’entrée : on cherchait à l’accuser. Dans le contexte biblique, l’accusateur
qui cherche à perdre l’homme le transformant en coupable impardonnable a pour nom « Satan ». Lorsque Jésus se retire vers la mer,
« les esprits impurs... se jetaient à ses pieds et criaient ». Le texte s’achève par la victoire sur le possédé de Gerasa. Avant le voyage aura
surgi une vive polémique avec les scribes qui expliquent que s’il expulse les démons c’est qu’il est leur chef.
3. Le démoniaque
On traite Jésus de disciple de Beelzeboul ! Il est intéressant de s’arrêter sur cette injure. Le mot avait été forgé pour se moquer d’un dieu
philistin qui signifiait « Baal le prince » mais, en modifiant par dérision une lettre, en disant Beelzeboul plutôt que Baal Zeboub, on en venait
à forger l’expression signifiant « Le roi des mouches ». L’expression a été utile à un romancier anglais. Au siècle dernier, William Golding
prenait cette expression comme titre pour raconter une histoire éclairante sur la manière de comprendre ce passage de St Marc. Ecrivant
« Lord the flies », il imagine qu’un avion transportant de jeunes anglais de la bonne société échoue sur une île déserte. Une bande de préadolescents
se retrouve sans adulte puisque le pilote est mort dans l’accident. Ayant à réinventer la vie, on voit ces garçons régresser, perdre le vernis d’une
éducation raffinée et sombrer dans une sauvagerie pitoyable ; la vie y devient impossible et la seule religion qui tienne consiste à adorer
une tête de cochon sauvage qu’ils ont réussi à capturer. Cette histoire est une bonne transposition des propos de Jésus ; affrontant les scribes,
il décrit la communauté démoniaque comme la déliquescence sociale : un royaume impossible où la division empêche tout entretien, où le plus fort
est lui-même rendu impuissant par une force destructrice qui n’est pas humaine car « Nul ne peut pénétrer dans la maison d’un homme fort et piller
ses affaires s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort, et alors il pillera sa maison ».
De cet affrontement avec les scribes où Jésus fait apparaître le risque d’un Royaume invivable, il apparaît, une fois encore, que, dans la cohérence
de St Marc, le démoniaque est considéré comme ce qui menace la cohésion sociale. On peut s’interroger sur le comportement de ces personnages qu’on
nous présente comme des « possédés ». On peut y voir l’équivalent de ce qu’on appelle aujourd’hui épilepsie ou schizophrénie. Peu importe. A voir
la place que tient le démon dont sont possédés beaucoup de ceux qui viennent à Jésus, on constate que le démoniaque est avant tout ce qui menace toute société.
On en prend conscience lorsqu’on regarde d’un peu près l’affrontement avec le possédé des Géraséniens. Sans doute, pour mieux comprendre la scène,
convient-il de ne pas séparer la guérison du personnage étrange qui accourt en criant au moment où Jésus débarque et la traversée en bateau qui
précède. La principale raison apparaîtra plus tard. Dès maintenant, constatons, d’une part, que l’affrontement nocturne avec la nature déchaînée
donne sa couleur dramatique aux événements qui vont suivre. Constatons surtout que le mouvement des personnages est pris dans un rythme qui
commence au moment où Jésus dit « Passons sur l’autre rive ». A partir de cet instant on voit l’environnement social s’amenuiser progressivement
jusqu’à laisser en face à face Jésus et son adversaire. Montant dans le bateau, Jésus quitte la multitude (« Une grande multitude ayant vu ce
qu’il faisait ») venue de plusieurs régions et pays. Au départ, plusieurs barques l’accompagnent dont on cesse très vite de nous parler. Les disciples
sont encore avec lui dans la barque mais ils ne s’adressent plus à lui et ne parlent qu’entre eux (« Ils se disaient les uns aux autres : qui est-il
donc, celui-là ? »). Dès qu’ils ont accosté on ne fait plus du tout mention d’eux. Commence alors l’affrontement avec le possédé ; apparemment,
la scène n’a pas de témoins. Seuls, à quelque distance de là, quelques bergers se manifesteront au terme de l’aventure. Dès qu’on les mentionnera
s’amorcera un mouvement inverse et symétrique. Les bergers iront chercher les gens des villes et ceux des campagnes dans les fermes. Tout le pays,
semble-t-il, se retrouvera en foule. L’épisode sera alors terminé : « Ils prièrent Jésus de s’éloigner de leur territoire ».
Ce flux et ce reflux de la société donne son relief au combat contre le démon à l’œuvre chez le possédé. Il s’agit d’éliminer une manière de vivre
en commun pour illustrer ce « royaume divisé contre lui-même » dont Jésus avait parlé. Le démon, en effet, l’esprit impur, désigne non un individu
malin mais une sorte de communauté étrange. Ou plus exactement la distinction entre l’individu et la communauté qui permet la vie sociale est abolie
avec le démoniaque. Ce qui habite le vis-à-vis de Jésus, au terme d’une nuit d’orage, est à la fois singulier et multiple. Le démon prend la parole
sans distinguer le « je » et le « nous » (« Je t’adjure, ne me tourmente pas » ; « Légion est mon nom car nous sommes beaucoup »). On saura, dans
la suite du récit, qu’ils étaient environ 2000 (l’équivalent de deux légions romaines !).
Le fruit du travail de ce « pluriel » très « singulier » est de mettre sa victime hors de la société. En réalité, de la vie en société à celle
d’un possédé, l’opposition ressemble à celle de la vie et de la mort. A la cité vivante et organisée est jointe la communauté des morts qui résident
dans les tombeaux. C’est au milieu des sépulcres que l’ennemi de Jésus a conduit sa victime. On a beau essayer de le retenir de force parmi
les vivants, lui attacher les pieds, c’est-à-dire l’entraver, l’enchaîner, il trouve la force de briser tout lien pour se mettre à l’écart
sur la montagne près des tombes. Alors qu’on se maintient en vie dans les lieux habités, le possédé se tourne vers la mort : il se mutile et
se taillade avec des pierres. Il est hors du champ de la parole : il crie et il est nu. Il n’est plus un homme mais une bête sauvage : « Personne
ne parvenait à le dompter ». On comprend la supplication des démons qui ont à faire face à la parole de Jésus, leur intimant l’ordre de quitter
celui qu’ils persécutent : « Envoie-nous vers les porcs que nous y entrions ». Echapper au démoniaque c’est sortir de l’animalité pour entrer
dans une vie qui n’est humaine que dans la mesure où elle se déploie en société. Libéré de ceux qui l’aliénaient, l’interlocuteur de Jésus peut
rencontrer les compatriotes qui viennent à lui : il n’est plus nu comme un animal mais, comme tout citoyen de la contrée, « vêtu et dans son bon sens ».
On nous signale que juste après cela, Jésus reprend la mer (« Il montait dans la barque »). La mer s’avère le lieu d’un combat : une tempête se
déchaîne ; Jésus en sort pour rejoindre l’humanité, l’apaiser en l’arrachant au mal. La mer est aussi le lieu où sombre cette « cochonnerie »
démoniaque : « Les esprits impurs supplièrent Jésus en disant : ‘envoie-nous vers les porcs que nous y entrions.’ Et il le leur permit. Sortant
alors, les esprits impurs entrèrent dans les porcs et le troupeau se précipita du haut de l’escarpement dans la mer ». La sortie sur la terre
ferme et la plongée des cochons dans les eaux font de Jésus la figure d’un affrontement où se croisent la vie en société et ce qui la menace.
Il est bien inséré dans la Galilée juive dont, chaque sabbat, il fréquente les synagogues ; il a mère, frères et sœurs : « ils sont là dehors
qui te recherchent ». Mais suffit-il d’être en société pour vivre humainement ?
4. « Qui est-il donc ? »
Poser cette question revient à s’interroger sur Jésus. Les deux passages sont peut-être une question sur son identité. Dès le départ, on
l’épie pour observer ce qu’il va faire. La manière dont on s’interroge à son sujet manifeste que son comportement intrigue. Même ses
proches ne comprennent plus et se disent : « Il a perdu le sens ! ». Le comble du malentendu est atteint lorsqu’on prend conscience que
ses compatriotes et coreligionnaires voient en lui un personnage satanique (« C’est par le prince des démons qu’il expulse les démons »)
alors que le personnage démoniaque ne s’y trompe pas : « Que me veux-tu, fils du Dieu Très-Haut ? ». Quant aux disciples, malgré le soin que
prend le maître pour leur expliquer ses propos (« Il expliquait tout à ses disciples »), ils s’interrogent ; « Ils se disaient les uns aux
autres : Qui est-il donc ? »
Sans doute faut-il conclure que Jésus est insaisissable. Il ne peut être réduit, dans son humanité, à son identité juive ni à son titre de
rabbi éduquant des disciples. En réalité, le texte dit que cet homme ne peut être reconnu simplement par sa judaïté. Le récit, tout en nous
montrant en lui un homme qui se bat contre ce qui met à l’écart de la socialité, est pris dans un mouvement de va-et-vient qui empêche qu’on
le caractérise à partir d’une appartenance qui le maintiendrait à l’intérieur des frontières d’une société quelle qu’elle soit.
Ce va-et-vient est double ; il est passage – ce mot est vraiment un mot-clé pour comprendre l’ensemble des textes que nous abordons – entre deux
types d’opposition. D’une part le Galiléen ne s’enferme pas dans sa judaïté. Au franchissement du seuil de la synagogue du début correspond, à la
fin, la traversée qui opère l’aller et retour entre terre juive et terre païenne. Mais un autre croisement se manifeste au fur et à mesure de ses
déplacements. Le passage n’est pas seulement d’un pays juif à un pays païen ; il est aussi passage de la mort à la vie ou, ce qui semble revenir
au même, du démoniaque au social. Franchir le seuil de la synagogue amène à rendre sa main à un handicapé ; pénétrer dans le territoire étranger
conduit à arracher à la mort un homme, un possédé, qui se mutile en se tailladant le corps avec des pierres. Cet aller et retour entre territoires
juif et païen est dépassé par celui qui va de la mort à la vie.
Mort et vie, semble-t-il, correspondent à deux types de communautés que Marc désigne par le mot Royaume. On est amené, en reprenant les paroles
de Jésus, à distinguer celui de Satan dont Jésus décrit l’écroulement et celui de Dieu dont Jésus parle en paraboles et dont il ébauche la figure
en créant une communauté humaine particulière : prenant de la hauteur (« il monte sur la montagne »), il institue une communauté de Douze hommes.
Ce compagnonnage a une double originalité. En contraste avec l’univers démoniaque, chaque membre a un nom alors que face à leur interlocuteur,
les 2000 esprits mauvais sont dans une indistinction totale (« Quel est ton Nom ? Mon nom est Légion car nous sommes beaucoup »). Par ailleurs
ce groupe, figure du Royaume de Dieu, s’oppose au Royaume de la mort puisque chacun reçoit le pouvoir de chasser les démons.
En réalité cette opposition n’est pas manichéenne ; il n’est pas si facile de distinguer le Royaume de Dieu et celui de Satan. Les deux se
croisent et le croisement en Jésus deviendra croix. Celle-ci se profile dans le groupe des Douze où se trouve « celui-là même qui le livra ».
Ils se croisent mais ils ne se confondent pas. Malheur à qui ne fait pas la distinction. C’est à partir de là, sans doute, qu’il faut entendre
cette phrase mystérieuse concernant le péché contre l’Esprit qui ne peut connaître le pardon : « Quiconque aura blasphémé contre l’Esprit Saint
n’aura jamais de rémission... »
Jésus ne fuit pas les lieux où le mal ronge l’humanité et la vie ; il s’y attaque à bras le corps au point que ceux dont le métier est de
comprendre, les scribes, ne s’y retrouvent pas et prennent l’un pour l’autre. Mais confondre celui qui lutte contre la mort avec celui qui
la propage, confondre celui qui instaure le Royaume de Dieu avec celui qui le détruit, c’est se mettre du côté du perdant et de la mort.
Qu’est-ce que le salut sinon le fait de se retrouver sain et « sauf » (« salvus ») au terme d’un combat contre la mort, comme les disciples
au terme de la tempête ? Face à Jésus, scribes et Pharisiens sont témoins de la mêlée mais incapables de démêler l’esprit de mort et celui
de vie. « Ils l’épiaient... et ils tenaient conseil... pour le perdre ! » Qu’ils abandonnent leur prétention à saisir l’insaisissable ;
qu’ils entrent dans la foi ; elle suppose la confiance avant de procurer le moindre savoir. Et que, dans cette confiance, ils traversent
la vie, faisant face à l’événement qui vient, inconnu et intenable, imprévisible. Dieu n’est-il pas du côté de l’imprévisible ? Dans un tout autre
contexte, chez St Jean, Jésus ne dit-il pas de l’Esprit qu’on ne sait d’où il vient ni où il va ? En réalité il souffle là où la mort menace.
Se mettre hors de son parcours, c’est le blasphémer, c’est échapper au salut et courir à la ruine. Et dans ces conditions, bien sûr,
plus de quartier possible !
5. Paraboles
« Qui est-il donc ? ». La question est sans réponse tant il est insaisissable. Ce mot a deux sens : « Saisir quelqu’un », c’est le retenir entre ses
mains et Jésus échappe jusqu’au jour qu’on annonce où il sera livré. Saisir autrui, c’est aussi le comprendre. Là encore il est difficilement
accessible. Ses proches, sa famille ne comprennent pas : « Il a perdu le sens ».
On ne comprend pas Jésus ; il semble tout faire pour ne pas l’être. Il l’affirme lui-même : s’il parle en paraboles, c’est pour ne pas être
compris : « A ceux-là, tout arrive en paraboles afin qu’ils aient beau voir et n’aperçoivent pas, qu’ils aient beau entendre et ne comprennent
pas, de peur qu’ils ne se convertissent et qu’il ne leur soit pardonné ».Il semble qu’il faille entendre ces propos et cette volonté de parler
en paraboles en la corrélant avec le démoniaque. Dans les deux cas, il s’agit de socialité. En étant en-dehors de la communauté, le démoniaque
n’entre pas dans le discours de l’entourage. A Gérasa, rien ne sert de parler au possédé tant que la « Légion » dont il est habité n’est pas
expulsée. Une fois les démons jetés dans la mer, non seulement il est « vêtu » comme l’exige la vie en société, mais aussi « dans son bon sens »,
c’est-à-dire capable d’entrer en conversation avec ceux qui risquent de lui adresser la parole.
Là où Jésus se déplace et parle, un « passage » est à réaliser. Accéder au bon sens, réussir à s’entendre, est une victoire contre le mal.
Les foules qui se pressent vers Jésus sont accablées de tous les maux ; celui de ne pas comprendre la portée de la Parole qu’il annonce n’est
sans doute pas le moindre. Pour entrer dans cette société qu’il inaugure et qu’il appelle « Royaume de Dieu », un déplacement serait à réaliser,
une conversion serait à opérer. « Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle ! » : tels sont les premiers mots qu’il prononce lorsqu’après
le départ de Jean-Baptiste il commence sa prédication. Certes, passant de lieu en lieu, il rend la vue aux aveugles, il fait entendre les sourds
et parler les muets. Mais retrouver l’intégrité de son corps, recouvrer la santé ne suffit pas pour entrer dans le Royaume de Dieu. Y
pénètre – et Jésus insiste sur le message – « celui qui a des oreilles pour entendre ». Les paroles que prononce Jésus supposent, pour être
comprises, une sorte de déplacement de la part des auditeurs. En même temps qu’il rejoint leurs attentes, il passe à côté de leurs facultés
spontanées de comprendre ; il intrigue et contraint à s’interroger.
Les disciples qu’il a choisis ont bien saisi sa manière de faire. Ils prennent
de la distance pour intérioriser le message et accéder au sens : « Quand il fut à l’écart ceux de son entourage avec les Douze l’interrogeaient » ;
Jésus répondant à la demande décrit ce va-et-vient entre la parole et l’écoute. Le trajet de la graine sur le sol qui tombe et remonte peu ou
prou, devenant fruit, devient la métaphore des déplacements de Jésus qui, passant d’un point à un autre, tente de faire jaillir la vie. Mais
il n’est de véritable vie que là où se tournant les uns vers les autres – tel est le sens du verbe « se convertir » - la parole semée,
c’est-à-dire l’acte de parler, permet qu’on se rejoigne. En ce travail advient un monde nouveau. La terre aride se transforme en champ où
le fruit est assez mûr « pour qu’on y mette la faucille parce que la moisson est à point ».
Jésus insiste. Les paraboles se succèdent. Elles explicitent dans un discours ce que montre le récit, comme s’il fallait apporter aux déplacements
et au comportement de Jésus leur interprétation. Depuis l’entrée dans la synagogue jusqu’au départ du pays des Géraséniens, le charpentier est
emporté dans un aller et retour qui fait advenir un type nouveau de relation : le démoniaque est chassé. Une sorte de va-et-vient est évoquée
à travers le trajet de la graine dans la parabole du semeur ; elle tombe sur le sol et, avec plus ou moins de bonheur, ayant à faire face aux
obstacles (pierre ou épines), elle remonte en tige qui s’élève. N’y a-t-il pas là quelque analogie avec le mouvement de plongée des animaux
dans la mer et la sortie de la barque lorsque Jésus remonte sur la terre ferme ? De toute façon le va-et-vient de la parole est, comme l’expulsion
du possédé, un mouvement de socialisation ; il joint des sujets humains. Point de discours sans que ceux qui parlent rencontrent des oreilles qui
écoutent. Ainsi se forgent les relations entre les humains dont Jésus partage la condition.
En tout cas les paraboles, en se succédant, évoquent toutes un passage. Les discours et les actes se correspondent. Jésus s’achemine de la rue à la
synagogue comme, avec la lampe, on va de l’obscurité à la lumière. Jésus traverse la mer d’une rive à l’autre et la graine traverse les saisons
pour devenir épi et porter du fruit. Jésus quitte le territoire des Géraséniens comme le grain de sénevé sort de terre pour tendre ses bras vers le ciel.
Certes, les paraboles interprètent l’histoire ; elles demandent aussi à être interprétées. Certains, dans l’entourage de Jésus, répondent à
cette demande : « Ceux de son entourage avec les Douze lui demandèrent le sens des paraboles ». Les événements racontés aident à comprendre
les paraboles tout autant que les paraboles interprètent les événements. Jésus, là où il passe, recrée du lien social et, chassant les démons,
fait entrer ses interlocuteurs dans l’univers du sens. Le possédé de Gerasa, au terme de la rencontre est à la fois « vêtu et dans son
bon sens ». Le fait d’être « vêtu » montre qu’il a sa place dans la société. Le fait d’être « dans son bon sens » dit qu’il est capable
de comprendre et de se faire entendre. Permettre l’entrée en société est un combat et suppose le pouvoir de chasser le mal ; Jésus le partage
avec ceux qu’il appelle et à qui « il donne le pouvoir de chasser les démons ». Chercher à comprendre, tendre l’oreille pour mieux saisir est
une façon de mener le combat et d’ouvrir les portes du Royaume. Citant Isaïe, le maître parlant à ses disciples, évoque l’absurdité à laquelle
succombent ceux qui vivent sans chercher à comprendre. Pas de pitié pour ceux que Bernanos en viendra un jour à appeler « les imbéciles » :
« Ils ont beau voir, ils n’aperçoivent pas ! Ils ont beau entendre, ils ne comprennent pas ». Ceux qui n’entrent pas dans l’intelligence de ce
qu’on leur dit sont hors du champ humain. « A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné » : en effet, ses interlocuteurs qui interrogent ne
se sont pas résignés et ils se sont déplacés pour sortir du non-sens. Leurs efforts ressemblent à ceux de Jésus qui affronte la situation absurde
des foules où fourmillent pauvres, malades et possédés. Ils ont des oreilles pour entendre et, dans « la mesure » où ils se sont déplacés, ils
reçoivent leur humanité : « Prenez garde à ce que vous entendez ! De la mesure dont vous usez, on usera envers vous, et on vous donnera encore
plus. Car à celui qui a on donnera, et à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a ».
Evénements et paraboles se conjuguent pour manifester ce que Marc, à la suite de Jésus, appelle « Royaume de Dieu ». Il importe sans doute de
s’arrêter sur cette expression. Le mot « Royaume » ne parle plus guère aux oreilles de nos contemporains pour qui une société n’est humaine qu’à
condition que s’y instaure la démocratie. Retenons que, dans le contexte où parlait Jésus, le mot permettait de désigner un ensemble social
organisé à l’intérieur duquel chacun cherche sa place ; il est humain dans la mesure où l’acte de parler permet qu’on se rejoigne mais démoniaque
lorsque les membres se déchirent. A en croire Jésus, à en juger par ses actes et ses discours, un royaume est démoniaque lorsqu’y règne la discorde.
En revanche lorsque la parole permet aux sujets de s’entendre, on peut le désigner par l’expression « Royaume de Dieu ». Ceci est-il admissible
en notre siècle où, depuis la décapitation de la monarchie, le pouvoir d’un pays ne peut prendre sa source qu’à l’intérieur du peuple et non pas
en un Seigneur tout-puissant siégeant dans les hauteurs ?
Il est vrai que le mot « Dieu », dans le texte que nous lisons, est inséparable, du lien à autrui qui tisse toute société. A ce sujet il est
intéressant de noter la place de la lumière et du jour dans les propos de Jésus.
Les linguistes font remarquer que, dans le vocabulaire religieux indo-européen, la notion de Dieu a toujours été attachée au sens du mot « lumineux »,
en précisant que la lumière, venant du ciel, s’oppose à ce qui est terrestre. Le philosophe Derrida insistait en précisant qu’en son étymologie latine,
le mot « Dieu » était la lumière du jour (dies). « Rien n’est demeuré secret que pour venir au jour » : ces mots prononcés par Jésus conduisent le
lecteur à entendre le mot « Dieu » dans cette « venue au jour » mais, curieux paradoxe, ce « Dieu » dont le nom est attaché au mot « Royaume » est
enfoui et colle à la terre comme la semence qui tombe sur le sol fertile. Le royaume dont parle Jésus n’est pas celui d’un Dieu lointain, perdu dans
les hauteurs du ciel. L’altérité du ciel et de la terre, en réalité, est au cœur de l’humanité terrestre. Par-delà l’opposition de la terre et
du ciel, Jésus indique une manière de vivre en humanité qui dépasse l’opposition entre un Dieu tout-puissant et un peuple obéissant à un roi de
droit divin. La parabole du grain de sénevé est assez révélatrice à cet égard. Elle dit le « passage » entre les profondeurs de la terre où la semence
est jetée et les branches de l’arbre où, venus du ciel, les oiseaux descendent se poser. Reste la parabole de la semence qui se transforme ; elle
suppose un travail qui subvertit l’opposition de la nuit et du jour (« la nuit ou le jour, la semence germe et pousse, on ne sait commen »). Pendant
vingt siècles on a lu ces paraboles sans toujours bien les comprendre. Nous avons laissé se construire une civilisation sur le règne d’un Dieu imaginaire
plutôt que sur le Dieu que prétend révéler Jésus lorsqu’il exorcise l’histoire en expulsant les forces démoniaques qui, avouons-le, continuent à habiter
le monde. Autant et plus qu’aux bords du lac, il faut que l’intelligence s’interroge et que nous soit expliquée la parabole du semeur.
6. Le salut
Ce mot « Dieu » attaché au Royaume, indiquant le passage entre le dehors du monde (le ciel) à son dedans, invite à s’interroger sur cette
phrase mystérieuse : « Tout sera remis aux enfants des hommes, les péchés et les blasphèmes tant qu’ils en auront proféré ; mais quiconque aura
blasphémé contre l’Esprit Saint n’aura jamais de rémission : il est coupable d’une faute éternelle ». Qu’est-ce que cette faute qui ferme la porte
à tout salut. Qu’est-ce que le salut ? Le salut, si l’on comprend la parabole, a quelque chose à voir avec la parole. Lorsque celle-ci se déploie,
elle est portée par un souffle – un « pneuma » : tel est le mot grec signifiant « souffle » et qu’on traduit par Esprit. Avec le souffle qui l’accompagne,
la parole prononcée – si elle est « pure » - est une porte qui s’ouvre sur autrui : elle appelle autrui et cimente la société. Dans la mesure où l’on
s’efforce de comprendre cet appel proféré, on reconnaît qu’on est salué. Qu’est-ce que le salut ? Peut-être faut-il entendre ce mot en son sens le
plus courant : le « bonjour » que l’on s’adresse lorsqu’on se rencontre, la parole qui maintient en humanité parce qu’elle entretient la relation entre
personnes. Refuser d’entrer dans ce champ où l’on se salue, où l’on se reconnaît mutuellement, c’est refuser le souffle – le pneuma - qui anime une parole
vraie et construit un univers humain. Si le salut, tel que Jésus le laisse entrevoir, réside dans cette reconnaissance mutuelle, on comprend qu’en certains
cas il est impossible ; confondre le Royaume de Dieu qui est entrée en société, avec ce que les scribes, face à Jésus, appellent « Royaume de Satan »,
royaume du diviseur, refuser le lien à l’autre c’est se rendre incapable d’accueillir la moindre parole, en particulier la parole qui pardonne et
réconcilie. « Non pas absous ni condamné, notez bien : perdu, – oui, perdu, égaré, hors d'atteinte, hors de cause. » Georges Bernanos, dans Monsieur
Ouine, avait compris ce qu’était ce fameux péché contre l’Esprit.
Benoît XVI et Jean-Paul II appellent à une « nouvelle évangélisation ». La lecture que nous sommes en train de faire donne un certain contenu à ce
mot d’ordre. Qu’est-ce qu’évangéliser ? Evangéliser revient à s’embarquer dans l’aventure humaine, à écouter les hommes et les femmes de son temps.
A briser les frontières, à lutter contre les systèmes qui séparent les personnes et les groupes. Un jour, sur la montagne, Jésus, nous dit-on, appelait à lui.
Ceux dont il fait ses « compagnons » reçoivent « pouvoir de chasser les démons ». Lire le texte de Marc, aujourd’hui, permet d’entendre que nous sommes
appelés et qu’en nous, entre nous, est déposée la force de lutter contre le mal et d’accueillir la parole. Celle-ci ouvre non seulement sur autrui mais
sur le temps qui vient, l’inattendu qu’il convient d’accueillir avec un beau salut, même s’il faut exorciser le mauvais esprit qui éventuellement le possède.
Suite : "Versant Croire" / Habiter le monde
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