Il te suffit de rencontrer un curé sympa pour devenir croyant ?
Nathalie : Dans l’article que tu as écrit, tu racontes un événement très inattendu que tu as vécu en 1943 :
Novembre 1941 : entrée dans la Résistance, ce qui deviendra les F.T.P. Pour des raisons physiques, un aspect un peu féminin, une adresse au tir au pistolet, je suis
désigné pour des besognes particulières sur lesquelles il est inutile de s’étendre mais que je remplis… de mon mieux.
En 1943, je rencontre tout à fait par hasard, le Père François Varillon, dans un petit train de banlieue sur les bords de Saône. Un curé s’assoit sur la banquette,
à côté de moi et il a un sac noir à ses pieds. A l’arrivée à Neuville sur Saône, des miliciens sont là… Je glisse mon arme dans le sac du curé et je sors dans
le couloir… Les miliciens me fouillent et quand ils arrivent au curé, celui-ci avec un grand sourire leur ouvre le sac et les miliciens s’en vont… Le curé vient vers
moi, sort le gros Mauser de sous sa soutane très discrètement et, sans un mot, me le rend. Tout ce que je trouve à lui dire, c’est : « Comment vous vous
appelez ? » Il sourit et me dit : « C’est pour savoir à qui tu vas dire Merci ? Je m’appelle François Varillon… Si tu as besoin de moi,
et je crois que tu en as besoin, tu peux me trouver à la M.E.C. (Maison des Etudiants Catholiques) au bord du Rhône. » J’ai fait ce soir là ma dernière mission,
je n’ai pas dormi, j’avais l’impression que quelqu’un m’appelait… Le lendemain, j’étais à la M.E.C. et j’ai revu François Varillon. Une question me taraudait et ce
furent mes premiers mots : « Pourquoi avez-vous fait ça ? » et sa réponse m’a cloué sur place, je l’entends encore et toujours :
« Parce que Dieu t’aime ! ».
A partir de là, il semble que tu deviennes croyant. Que s'est-il passé en toi ? Est-ce à cause de cette rencontre que tu es
devenu croyant? Si oui, pourquoi alors que tu aurais pu te dire : "Tiens, pour une fois j'ai rencontré un curé sympa... je ne savais pas que
cela existait..." ?
Yves : La seule chose dont je me souvienne : je voulais en savoir davantage. J’appartenais à une catégorie de gens dressés pour des actions particulières
dont je n’avais pas à discuter l’opportunité. Je comprenais mal que quelqu’un que je ne connaissais pas m’aime et encore plus difficilement qu’il aime aussi et autant
ceux contre qui j’étais (les Allemands qui occupaient la France). Un raisonnement me touchait : Dieu t’aime au point d’accepter tout de toi… Dieu n’est pas dans l’évènement
qui te frappe mais il est dans la liberté avec laquelle tu vis ce qui t’arrive… « La liberté », ce mot revenait sans cesse. C’est par cette découverte au fur et
à mesure des rencontres que j’ai tout à coup compris que cette liberté qui était la mienne était la preuve d’un amour immense, incompréhensible mais dont je devenais
de plus en plus assuré.
Je ne sais pas ce que m’ont apporté les sacrements reçus par la suite – beaucoup sans doute – mais ce que je sais, c’est qu’il a fallu un très long cheminement
en moi, un cheminement pas encore terminé, pour accepter, pour comprendre, pour partager avec d’autres, cette découverte de chaque jour d’être aimé et parce qu’aimé,
d’être libre. Le Doute, ce frère de la Foi, comme dit mon ami Gérard Bessiere, est encore présent sans doute mais comme une force qui m’oblige à avancer.
Je me souviens d’un mot de Claudel que Varillon aimait à répéter : « La souffrance, Dieu n’est pas venu l’expliquer, Il est venu la remplir de sa Présence. » …
et aussi cette phrase de Zundel, écrite dans mes notes : « Le Bien, ce n’est pas quelque chose à faire, c’est quelqu’un à aimer. »
Qu’est-ce que cela veut dire que Dieu t’aime ?
Je comprends que tu fasses l'expérience - avec François Varillon - d'un ami qui t'aime. Mais quel rapport avec Dieu ? Comment as-tu découvert que
Dieu t'aime ? Il te l'a dit ? Tu l'as senti ? Qu'est-ce que cela veut dire que Dieu t'aime ?
Varillon, c’est un évènement : il peut me laisser être arrêté par la Gestapo ou me sauver, au péril de sa vie… Sa part proprement humaine ne peut m’aimer puisqu’il ne
m’a jamais vu, sa part de Dieu ne peut que m’aimer puisque c’est la nature même de Dieu de n’être qu’Amour… Varillon répétait toujours comme par rengaine :
« Dieu est Tout-Puissant ? – Non, Il n’est qu’Amour ! – Dieu est très sage. – Non, Il n’est qu’Amour ; c’est le ne…que qui
est capital. » On ne créé jamais que par amour, la haine et l’indifférence sont seules destructrices. Je suis assuré de l’Amour de Dieu car j’ai rencontré des gens qui
m’ont aimé et qui m’aiment encore malgré ce que je suis. Dieu ne m’a jamais dit directement qu’il m’aimait, Il me l’a dit par la parole des autres.
Que Dieu m’aime, cela veut dire, pour moi, non pas qu’Il va me protéger, me mettre dans un cocon, m’éviter les difficultés de la vie, ça c’est mon travail ; mais ça
veut dire qu’Il partage chaque instant de ma vie, en souffre avec moi, en est heureux avec moi… Il m’arrive, le matin, de Le remercier des belles roses qui m’attendent
dans mon jardin et de croire alors qu’Il me dit : « Je te remercie aussi de les avoir bien taillées ! ». Je crois profondément aux paroles du paysan
d’Ars : « Je L’avise et Il m’avise. » Dieu ne sait pas tout… Il n’est qu’Amour.
Tu as dit tout à l’heure : "Dieu n'est pas dans l'événement qui me frappe mais il est dans la liberté avec laquelle je le vis". Je ne comprends pas bien. Pourrais-tu
donner un exemple ?
L’évènement, c’est la rencontre inopinée avec un gars qui me plaît bien ou qui m’ennuie, c’est la tempête un jour de sortie ou le grand soleil, pour un ours,
un pot de miel laissé par une abeille étourdie ou des touristes qui m’ennuient, etc. L’Esprit de Dieu est en moi quand cela se produit puisqu’il fait partie de
moi-même, de ma liberté. Ma décision, je vais la prendre en l’écoutant ou en écoutant mon seul instinct. Quelle que soit ma décision, Il restera avec moi, en moi,
heureux ou une nouvelle fois, crucifié, selon ma décision.
Tu as eu un coup de foudre pour Dieu ?
Es-tu devenu croyant d'un seul coup ? Comme un coup de foudre ?
Ma foi ne s’est pas installée d’un coup, tant s’en faut : elle est née petitement, a grandi obscurément, au hasard d’échanges, de lectures,
d’évènements inattendus, de rencontres. Progressivement ce qui m’avait paru possible devenait probable puis certain. Je le comprenais après coup quand je m’apercevais
que j’avais réagi à l’évènement d’une manière qui était souvent contraire à mon instinct et même à ma première réaction.
Je n’ai, hélas, rien oublié du "dressage" auquel j’ai été soumis, de mon plein gré d’ailleurs, pendant 2 ans, il y a prés de 70 ans mais j’ai l’impression qu’il s’agissait,
non pas d’un autre que moi mais d’un moi qui avançait sur une route mal balisée, aux carrefours incertains, pas toujours bien renseignés. Ces jeunes routards
au Secours Catho., ces prisonniers à la Centrale de Lannemezan que j’ai fréquentés pendant 7 ans, me faisaient souvent l’impression d’autres moi-même. Un condamné
à une lourde peine m’a dit un jour : « Tu as du pot de croire à tout ça ! »… Dans ma voiture, en rentrant, je me suis demandé si c’était vraiment
du pot, de la chance ou autre chose… mais quoi ? Un sourire de Dieu, un clin d’œil de l’Esprit mais pourquoi à moi ?
Comment peux-tu parler en même temps d’amour, de liberté et de « dressage » ?
Je vais te raconter une histoire qui m’est arrivée bien plus tard. Un jour, au Secours Catho., Moktar m’a confié tout fier : « Cette nuit, avec 2 potes, on a cramé
deux tires ! ». Calmement je lui flanqué deux gifles à lui casser les dents. Furieux et se tenant la tête il m’a craché plutôt que dit : « …Et tu me dis
que tu es mon frère… ! » J’ai répondu : « Si j’étais pas ton frère, j’aurai téléphoné aux flics, si j’étais ton petit frère, j’aurais été content
de toi mais comme je suis ton nouveau grand frère puisque le vrai est en tôle, les "c……." ça suffit ! ». Sa réaction m’a étonné, il a pris mes mains, les a embrassées
et il est parti… Je ne l’ai plus revu car, 8 jours plus tard, il se tuait dans un rodéo avec une voiture volée. A la levée du corps, à l’hôpital, j’ai été embrasser
Leila, sa maman, et elle m’a dit à l’oreille : « Quand il est rentré, l’autre soir, avec les joues bleues et que je lui ai demandé qui lui avait fait ça, il
m’a dit : c’est quelqu’un qui m’aime bien … et moi aussi, je l’aime bien. »
La foi a chamboulé toute ta vie !
On a l'impression que la foi a chamboulé toute ta vie. Qu'est-ce qui a changé et pourquoi?
Je te raconte une autre histoire. En Juin 1944, j’ai passé une partie de la nuit à parler avec un camarade de Fac. de vieille noblesse chrétienne ; il avait collaboré
avec les Allemands et il était même haut gradé dans la Milice. On allait le fusiller le lendemain matin, ce qui fut fait. Moi, j’étais de l’autre côté, dans la résistance.
En le quittant, il m’a dit : « C’est moi qu’on fusille demain, donc c’est moi qui avait tort et toi, raison. » J’aurai voulu discuter encore et lui dire que
si c’était moi que l’on fusillait, j’aurai quand même eu raison de résister… Le fait d’être croyant m’a appris progressivement à discerner où est Dieu et qu’Il peut
être du côté des vaincus…
« Dieu du côté des vaincus », tu veux dire qu’Il n’aime pas les gens qui réussissent et que, pour lui plaire, il faut nécessairement échouer ?
Sûrement pas ! Pour moi, Dieu est avec tous puisqu’Il est l’Amour absolu, aussi bien avec les vainqueurs qu’avec les vaincus. Plus j’avance dans la vie et plus
je me rends compte que ma vie et celles de ceux qui me sont proches sont faites de réussites et d’échecs ; ces réussites et ces échecs, je me refuse à croire que Dieu
en soit responsable. Si c’était le cas, où serait alors notre liberté ? Je crois que Dieu a créé les hommes à son image, c’est-à-dire, des créateurs comme Lui.
Des créateurs à notre échelle mais ça n’est pas si mal ce que nous pouvons faire, découvrir ou imaginer. Quand je réussis à sauver un malade, les siens se réjouissent et mes
étudiants aussi : cette joie témoigne de la joie de Dieu qui est en eux tous ; mon bonheur devant cette guérison, c’est le bonheur de Dieu devant cette guérison.
Bien sûr, Il est tout pareil à côté des vaincus : à Treblinka, en 1944, un enfant juif qui a volé un bout de pain à une sentinelle allemande vient d’être pendu
devant tout le camp et le père de l’enfant, fou de douleur, hurle à un rabbin, près de lui : « Où est-il ton Dieu ? » et le rabbin a répondu, en montrant l’enfant en
convulsions, au bout de la corde : « Là… »
Les hommes sont responsables de ce qu’ils font, en bien ou en mal. Voila ce que la vie, les Evangiles, les autres, pauvres ou riches, gagnants ou perdants, m’ont fait
découvrir. L’important pour moi c’est de donner du bonheur, de la joie à ceux que la vie met sur ma route ; ma foi, c’est de savoir que ce bonheur, cette joie,
Dieu les partage.
Je me refuse à croire à un Dieu distributeur de cadeaux à qui bon lui semble. Dans l’Evangile – en particulier avec le message des Béatitudes - Jésus rappelle
que Dieu est avec les petits mais ce n’est pas parce qu’ils sont malheureux que Dieu est avec eux, comme si Dieu aimait que nous soyons dans le malheur. Dieu est
avec eux parce que dans leur peine ils ont besoin des autres, c’est-à-dire, de l’Esprit de Dieu qui est dans les autres, riches ou pauvres, vainqueurs ou vaincus.
Des non-croyants te parlent de Dieu autant que des croyants !
C’est à travers des croyants qui t’ont aimé que tu as découvert l’amour de Dieu pour toi. Est-ce que des non croyants te parlent aussi de Dieu ?
Ce n’est pas à travers des croyants que j’ai découvert l’amour de Dieu, c’est à travers des hommes et des femmes que j’ai découvert l’amour. Certains étaient croyants,
d’autres ne l’étaient pas ainsi que le chante Jean Ferrat mais peu importait ; c’étaient des femmes, des hommes, des enfants, des adolescents qui, par amour, donnaient,
offraient, ce qui pour eux était précieux, parfois indispensable…. "Je n’aurai pas pu vivre si je ne l’avais pas fait", me disait un garçon de 17 ans qui avait donné un rein
à sa petite sœur. Il n’était pas baptisé mais j’ai pensé que Dieu, lors de la crucifixion de Jésus, avait dû penser la même chose. Le tout est de ne pas confondre amour
de soi et amour de l’autre… Je t’aime et pour mon bonheur tu es à moi ou bien je t’aime et ce que je veux c’est ton bonheur à toi, même s’il doit t’éloigner de moi.
Je crois qu’il n’y a pas d’autre Amour que d’aimer comme Dieu, c’est-à-dire sans attendre quelque chose en retour, aimer pour le bonheur d’aimer, pour la joie de voir
l’autre heureux, soulagé…
Dans le sud-algérien un enfant de 5 ans, je crois, avait fait un accès palustre grave ; il était avec ses parents en voyage et ils avaient pu nous alerter grâce à
un petit commerçant de l’oasis qui avait le téléphone. Trois jours après l’arrivée de l’enfant dans mon service, l’arabe est venu lui porter des dattes et des gâteaux… il avait
fait plus de 400 kms dans sa vieille guimbarde et comme je l’en remerciais, il m’a dit : « Tu as vu comme il a souri à sa maman ! ». Pour lui,
c’est ce qui comptait ! Je me souviens lui avoir dit à peu prés : « Allah est grand d’avoir des fils comme toi. » Il a souri nous avons mis chacun nos
mains sur la poitrine et il est parti… Ce jour là, j’ai mieux compris l’amour de Dieu, l’amour désintéressé qui n’attend rien en retour… Le petit a souri à sa maman
et non à celui qui arrivait de loin et ce sourire, pourtant avait réjoui le cœur de celui qui venait de loin…
Des rencontres comme celle-là ou bien d’autres avec des personnes que je ne connaissais pas, croyantes - et en qui, en quoi ? - ou non croyantes m’ont fait
avancer dans la certitude que Dieu ne pouvait être qu’Amour et qu’en ce Dieu, je croyais.
Comment ceux que personne n’aime peuvent-ils croire en l’Amour ?
Il y a des gens que personne n’aime ou qui se sentent abandonnées. Si l’amour de Dieu se manifeste par l’amour que notre entourage nous porte, comment peuvent-ils
devenir croyants ?
Y-a-t-il des gens que personne n’aime ? Comment peut-on le savoir ? Eichmann, le bourreau des juifs, a été arrêté quand les services secrets d’Israël ont appris qu’il
apportait régulièrement des fleurs sur la tombe de sa femme dont on savait qu’elle l’avait beaucoup aimé. Je ne sais pas si on peut être croyant quand on n’a jamais été
aimé mais ce que je crois, c’est que ceux qui n’ont jamais été aimés seront accueillis et pardonnés par Dieu.
Des abandonnés, certes j’en ai rencontré : des femmes sans mari ou l’inverse, des adolescents sans parents ou l’inverse, tous ceux qui, un triste jour, se sont retrouvés
devant une porte fermée ou une chambre vide. A tous ceux-là, je n’ai jamais parlé de Dieu, au moins au cours des premières rencontres. Je m’efforçais de leur faire
comprendre que, puisqu’ils m’avaient fait l’amitié de partager leur souffrance avec moi ou d’autres, ils devaient accepter ma propre amitié, ma tendresse fraternelle au moment
où ils en avaient besoin. Parler, échanger, s’engager avec elle, avec lui, c’est je pense, faire travailler la part de Dieu qui est en nous.
J’ai le souvenir d’un S.D.F. drogué et VIH+, qui m’a dit un jour : « C’est parce que tu crois en Dieu que tu me dis que tu es mon ami ? » J’ai hésité avant
de lui répondre et finalement, avec assurance, je lui ai dit : « Non, ma foi en Dieu n’a rien à voir avec ce que je t’ai dit et je connais des incroyants qui
travaillent avec moi qui t’auraient dit la même chose. Dieu ne m’oblige à rien et me laisse libre de mes choix ; s’Il m’obligeait, je ne croirai plus en Lui. Simplement te savoir
malheureux et seul me rend aussi seul et malheureux ; à deux ce sera plus facile. » Je ne l’ai jamais revu mais, un an plus tard, j’ai reçu une carte postale de
lui : il marchait vers Compostelle.
Alors c’est peut-être là le fond, l’essentiel de notre mission humaine : être à la recherche des mal-aimés, des abandonnés, faire un bout de chemin avec lui, avec elle,
avec eux pour qu’ils ou qu’elles fassent, quelques heures, quelques jours, l’expérience de l’Amour.
Quant aux « abandonnés » que je ne rencontrerai jamais, je reprends ce que je te disais au début : je n’en sais rien et après tout, ce n’est plus l’affaire
d’un ours mais l’affaire de Dieu, non ?
Aujourd’hui, que peux-tu me dire de Dieu ?
Aujourd’hui, tu as plus de 90 ans et, depuis ta conversion, tu as vécu jour après jour avec Dieu. Que peux-tu dire de Lui ?
Pour moi il y a le Père, Jésus et l’Esprit ; et puis, il y a moi qui avance vers eux, lentement, de plus en plus lentement, non parce que j’ai peur mais parce
que je deviens de plus en plus vieux….mais ces Trois là sont patients. Je ne sais pas si je Les aime comme on doit Les aimer mais j’ai rencontré tant de gens dans ma longue
vie qui m’ont aimé et qui m’aiment encore, tant de gens que j’ai aimés et que j’aime encore que je crois que les Trois étaient là aussi et que ces Trois là je
les ai donc aimés comme ils m’ont aimé.
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