La brochure Kerk en ambt des dominicains hollandais a provoqué des remous parce qu’elle préconise une solution radicale au manque de prêtres : que les communautés
confient leur présidence, et en conséquence celle de l’eucharistie, à des baptisés choisis par elle, hommes ou femmes, mariés ou célibataires, éventuellement pour
une durée limitée. Le texte allait plus loin : qu’on les propose à l’évêque et s’il refuse de les nommer, qu’on passe par-dessus et qu’on aille de l’avant.
Il fallait s’attendre à une levée de boucliers de la part des évêques. Mais critiquer la solution ne suffit pas pour supprimer le problème. Or, du côté
de Rome, depuis cinquante ans que le problème se pose – y compris en Europe – rien n’a bougé.
Dès les années septante, des petits groupes de catholiques d’Europe ou d’Amérique du Nord, se sont risqués à franchir le pas et à célébrer l’eucharistie
sans prêtre. Ce qui pose quelques questions : - La présidence de l’eucharistie par un ministre non-ordonné est-elle théologiquement acceptable et
à quelles conditions ? - Une institution par l’évêque, voire une reconnaissance, sous une forme quelconque, est-elle nécessaire ? - Peut-elle être
temporaire ?
Un premier travail s’avère nécessaire : retrouver la perspective des origines, en deçà des déviations introduites par l’histoire. L’une de ces déviations,
très importante, est l’usage des catégories du sacré et du sacerdoce pour parler des responsables des communautés, ce que les premiers chrétiens évitaient soigneusement.
Le sacré est exposé aux manipulations du pouvoir : il rend prestigieux, intouchable, incontestable.
Autre déviation, la concentration du rôle du prêtre sur le pouvoir de consacrer, qui date du Moyen âge. Elle a contribué à couper la prêtrise de son rôle premier : la
présidence de la communauté.
En outre, la théologie romaine est très imprégnée de catégories juridiques : compétence, juridiction, conditions de validité et de licéité… Dans cette perspective,
seul peut validement consacrer le pain et le vin celui qui en a reçu le pouvoir par une ordination valide. Cette façon de voir isole les « paroles de la
consécration » (!) de tout le déploiement de la célébration. Elle isole le prêtre de la communauté. Elle manque l’essentiel de l’eucharistie,
qui est l’assemblée célébrant, dans le partage du Pain et de la Coupe, le mémorial d’action de grâces pour la mort et la résurrection du Seigneur. Elle fait
l’impasse de l’action de l’Esprit.
Si on tire les leçons des critiques faites à la sacralisation des ministères chrétiens et à leur définition en termes juridiques, la route devient libre
pour une conception plus souple de la sacramentalité. Cette conception plus souple peut s’appliquer à l’ensemble des ministères.
Concernant plus précisément la présidence de l’eucharistie, le Nouveau Testament ne nous fournit aucune réponse précise. Manifestement,
il ne s’agit pas pour les auteurs d’une question prioritaire. Il est invraisemblable que toutes les eucharisties des premières communautés aient
eu pour président un ministre ayant reçu l’ordination par imposition des mains. Il est aussi peu vraisemblable que cette présidence ait été exercée
par n’importe lequel des membres de la communauté : il devait être « désigné » de quelque façon. Enfin et surtout, il a dû exister dès le début
un lien étroit entre présidence de la communauté et présidence de l’eucharistie.
Cela dit, l’histoire fournit-elle des indices positifs de présidence de l’eucharistie par des ministres non-ordonnés ? Après le milieu du IIIe siècle,
dans la « grande Église » en tout cas, on ne trouve plus aucune trace d’une eucharistie célébrée par d’autres que des prêtres ou des évêques.
Avant cette date, les seules exceptions reconnues – et encore – sont celles des « martyrs » admis à faire partie du presbyterium sans imposition
des mains et le cas mentionné par Tertullien, sur le laïc célébrant l’eucharistie par nécessité en l’absence de presbytre. Mais, nous disent les spécialistes,
il y a toujours moyen de se débarrasser de ces exemples.
En fait, l’histoire des origines nous invite à concevoir de manière moins rigide les procédures de désignation ou de reconnaissance ecclésiale.
A cette lumière, la présidence de l’eucharistie par un ministre non ordonné devient pensable, soit que l’on songe à une présidence d’ordre charismatique,
reconnue par la communauté qui, dans des cas exceptionnels se trouverait privée de la présence d’un ministre ordonné et ne pourrait soumettre son choix à
l’approbation de l’évêque, soit que des formes plus souples de désignation officielle soient (ré)-introduites, du type de la délégation temporaire.
Qu’une telle vue ne soit pas aberrante, c’est ce que confirme le nombre et la qualité des théologiens qui l'ont admise. J’énumère quelques noms, dans
l’ordre chronologique : Hans Küng (1968) ; Walter Kasper (1969) ; Yves Congar (1971) ; Cyrille Vogel (1973) ; Pierre
Grelot (1973) ; Cipriano Vagaggini (1973) ; André Lemaire (1974) ; Henri Denis (1975) ; Leonardo Boff (1977) ; Christian Duquoc (1979) ;
Joseph Moingt (1979).
On notera les dates : plus rien depuis trente ans. Le débat s’est essoufflé après quelques années, faute de voir changer quoi que ce soit dans
la discipline en vigueur. Mais depuis trente ans, le problème n’a cessé de devenir plus urgent. La conjoncture invite à admettre beaucoup plus largement
une grande diversité d’essais, avec les tâtonnements que cela entraîne forcément. L’apport des théologiens, c’est aussi de maintenir ouvertes des portes qui
ne sont pas manifestement closes. C’est pourquoi il vaut mieux aussi se garder de condamner prématurément certaines transgressions.
Paul Tihon
Sculptures de Pierre de Grauw