Le projet de croissance infinie
a atteint ses limites
Les menaces qui s’accumulent en ce début de 21ème siècle nous laissent en grande difficulté pour penser l’ambition d’un monde habitable pour aujourd’hui et pour demain.
« Le combat, tant philosophique que politique, de la modernité aura consisté dans l’affranchissement de l’individu face aux entraves, réelles ou imaginaires, qui réduisaient sa liberté. » Les modernes s’étaient convaincus que le monde était censé être illimité, les ressources en quantité virtuellement inépuisable, le désir des êtres humains infini. Il appartenait à l’industrie secondée par le commerce de mettre en œuvre ce projet d’enrichissement sans obstacle. Les effets positifs, émancipateurs et égalitaires de ce projet sont incontestables.
Mais ce projet de croissance infini a maintenant atteint ses limites. C’est une société de compétition et d’insécurité, une société d’individualisme négatif, fondée sur la peur et le repli qui s’offre à l’individu déraciné.
C’est une renégociation du contrat social dans une triple dimension qu’il s’agit d’accomplir :
- Construire une échelle spatiale mondialisée dans la mesure où les frontières classiques de l’état nation ne sont plus en mesure d’assurer aux populations sécurité et solidarité.
- Intégrer dans la communauté politique les générations futures.
- La politique ne peut plus se limiter au gouvernement des hommes, car les retombées techniques des progrès scientifiques ont revêtus une ampleur sans pareil et sont devenues un enjeu essentiel qui justifie que le politique prenne aussi en compte l’administration des choses.
Une responsabilité individuelle et collective à repenser
L’idée de responsabilité individuelle ou collective devient problématique. « Le projet d’une déclaration des devoirs de l’homme n’est pas nouveau, le 4 aout 1789 elle était rejetée par 570 voix contre 433, devenant depuis, largement impensée, à la manière d’un refoulé qui fait retour sous forme de symptômes incompris. C’est sans doute dans la matière environnementale que c’est imposée avec le plus de force l’urgente nécessité de sortir ce volet « responsabilité » du refoulement et d’en faire la base d’un projet viable pour le milieu. »
La réflexion philosophique permet d’enrichir l’idée que l’on pouvait se faire de la responsabilité. Pour Paul Ricoeur et Hans Jonas, les défis d’aujourd’hui impliquent de distinguer, une responsabilité-imputation et une responsabilité-mission :
- Une responsabilité-imputation selon laquelle il s’agit de chercher l’auteur d’une action dommageable ou le coupable d’une infraction. Une responsabilité répressive, tournée vers le passé. « Qu’as-tu fait de ton frère ? »
- Une responsabilité-mission dont le modèle n’est plus celui du coupable auquel on impute une faute mais celui des parents, de la naissance de l’enfant, de la tâche à long terme de son éducation. Le regard se tourne résolument vers l’avenir.
Si la responsabilité peut être subie, elle peut aussi être assumée volontairement. C’est ainsi que le droit positif, à ces dernières années, enrichi les champs de la responsabilité.
A titre d’exemple le pollueur (consommateur, touriste voyageur), qui n’est pas fautif pourra désormais être le payeur ; la responsabilité préventive fondée sur le principe de précaution ; le droit d’être informé au titre de la responsabilité participation.
Le modèle contractualiste nous rend inaccessible
ce qui est loin, dans l'espace, et dans le temps.
François Ost considère que des obstacles puissants compromettent gravement le renforcement de la responsabilité pour le milieu. Ces obstacles sont, selon lui, culturels.
« Depuis la modernité, les questions de justice se pensent dans les termes du contrat donc de la symétrie et de la réciprocité… Dans cette tradition, la morale a pour objet de fournir de bonnes raisons de s’abstenir de nuire à tous ceux qui, en raison de leur égalité approximative de situation par apport à la nôtre, pourraient constituer une menace à notre égard. De ce point de vue, il n’est que trop évident que la question des générations futures reste en dehors du domaine de l’éthique, celles-ci ne pouvant nous affecter en aucune manière. Le contractualisme s’avère donc un obstacle dès qu’il s’agit de fonder des obligations à l’égard de nations pauvres et éloignées et, a fortiori, des générations futures. »
« Outre l’idée de réciprocité, le modèle contractualiste s’accompagne aussi de la présupposition selon laquelle l’histoire commence à la conclusion du contrat. Tout se passe comme si les négociateurs, s’arrachant à quelque obscur « état de nature », écrivaient l’histoire et fondaient la société tabula rasa, à partir du point zéro de la juridicité que constituerait le contrat qu’ils concluent. Se profile ici quelque chose comme le fantasme d’un auto-engendrement et d’un commencement absolu ; sans doute est-ce là une des conséquences ultimes de l’individualisme moderne. On coupe dans le vif de la transmission, on feint de croire qu’il est possible de suspendre la chaine des générations, et on traite les questions de justice selon l’axe horizontal de la simultanéité, laissant dans l’ombre l’axe vertical de la succession. Comme s’il appartenait à chaque génération de refaire le monde et de redéfinir à frais nouveaux, autour de la table de négociation, les conditions du juste échange. »
« Cette situation culturelle rend en effet difficilement pensable l’idée que la génération présente puisse être affectée et par les générations passées et par les générations futures. Si chaque génération s’auto-institue, si chaque époque, bientôt chaque instant, ne trouve à se fonder que sur lui-même, quelles dettes et quelles créances pourrions-nous faire valoir en effet à l’égard de nos prédécesseurs et de nos successeurs ? »
Retrouver la voie de la chaîne historique des générations et d’une histoire porteuse de sens
La plupart des théories morales sont minées par cette « myopie temporelle » dont Simone Weil avait déjà vu, en 1943, la gravité : « Dans cette situation presque désespérée, on ne peut trouver ici-bas de secours que dans les îlots de passé demeurés vivant sur la surface de la terre. (…) Ce sont les gouttes de passé vivant qui sont à préserver jalousement, partout, à Paris ou à Tahiti indistinctement, car il n’y en a pas trop sur le globe entier. Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; C’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que le trésor hérité du passé et digéré, assimilé, recréé par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. »
Simone Weil consciente des objections qui pourraient lui être opposées, entend préciser que « l’amour du passé n’à rien avoir avec une orientation politique réactionnaire» - pas plus que l’enracinement n’est incompatible au contraire avec, ce qu’elle appelle « l’aération » (multiplication des contacts, l’ouverture et le voyage).
L’enracinement est temporel comme si le passé était le terreau nécessaire à l’épanouissement du projet pour l’avenir. Dès lors le scénario catastrophe, au terme duquel chaque génération affranchie des liens de solidarité historique aura sans doute la tentation de maximiser son avantage sans trop se soucier du lendemain, voire en reportant sur les générations suivantes le poids des risques, des emprunts, des pollutions et la raréfaction des ressources, n’est pas inéluctable.
En effet « l’isolement temporel dans lequel chaque génération croyait pouvoir s’enfermer est démenti par un fait d’expérience évident, qui tient dans la coexistence de trois générations au moins : celle des adultes, des enfants et des personnes âgées dont les besoins, les contributions et les visions du monde sont ainsi amenées à s’enchevêtrer au moins partiellement. Cette donnée anthropologique naturelle a le mérite de concrétiser et de rendre en quelque sorte tangible l’intuition éthique plus abstraite de la chaine historique des générations et de l’interaction. »
« Retrouver la voie d’une histoire porteuse de sens, et arriver à penser les questions de justice sociale dans le cadre plus large et plus réaliste que celui du simple échange contractuel. « Raisonner » la justice à partir du seul modèle du contrat, c’est en quelque sorte pratiquer dans le cours de l’histoire une coupe purement abstraite, qui ne verrait que des adultes surgis de nulle part cherchant à maximiser leurs intérêts respectifs selon une logique purement comptable et n’ayant de compte à rendre à personne, comme si l’histoire allait s’arrêter à l’issue de la partie. Or, tant la spéculation morale la plus haute (les derniers travaux, relevant de la philosophie de l’histoire de Kant) que l’étude la plus réaliste de la psyché humaine nous conduisent à élargir ce modèle en l’inscrivant dans la longue durée de la transmission. »
Sommes-nous condamnés à en rester à « après moi le déluge », à rompre la chaine des générations, à nous enfermer dans un présent, limités à l’affrontement des intérêts ?
Chercher, construire, partager les éléments d’une politique en faveur d’un milieu vital garant de l’humain est possible. La pensée de François Ost se révèle d’une grande fécondité pour comprendre qu’il n’y a pas de fatalité et nous donner des outils pour penser le temps qui vient.
Jean Luc RIVOIRE, le 27/5/2020
Dessins de Michel Robin
1- Le Collège de France a organisé, sous la direction d’Alain Supiot, un colloque sur le thème Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil. C’est à cette occasion que François Ost, philosophe du droit, membre de l’académie royale de Belgique, est intervenu sur le thème « Transmettre un milieu habitable » (éd. Collège de France). / Retour au texte