Ainsi, sur d'autres dimensions, cette fois sociologiques plus que géographiques, la chrétienté est-elle
une nouvelle fois, aujourd'hui tendue entre Pierre et Paul, entre la foi au renouvellement par le contact
des gentils et le protectionnisme spirituel de la communauté primitive. Le problème n'est nettement posé
que s'il est posé à cette hauteur. Que le christianisme possède les seules paroles de Vie, c'est une chose.
Que le monde chrétien, en soit aujourd'hui le seul ou le principal porteur, que les voies de Dieu soient nécessairement
les voies de ses jugements pratiques majoritaires, c'est un autre problème. Oui,...il rôde parmi nous une forte odeur
d'apostasie. Je la sens parfois, il est vrai, comme un vertige furtif, dans les écrits des plus étourdis de nos jeunes
communistes chrétiens. Mais où elle nous suffoque, ce n'est pas auprès de ces enfants sauvages et généreux,
c'est dans nos comportements les plus orthodoxes, c'est à telles messes désolantes, à tels sermons désespérément vides
Vides comme une courge vide et comme un tonneau vide,
Ce n'est pas ce qui en nous tempête et bondit mais dans ce qui en nous accepte et se résigne.
On peut réfuter, condamner, extirper une erreur ou une hérésie. On ne réfute pas un drame, et la chrétienté,
dans sa paix de surface, est affrontée aujourd'hui au plus redoutable des drames où elle ait été engagée.
Le christianisme n'est pas menacé d'hérésie : il ne passionne plus assez pour cela. Il est menacé d'une sorte
d'apostasie silencieuse fait de l'indifférence environnante et de sa propre distraction. Ces signes ne trompent pas :
la mort approche. Non pas la mort du christianisme, mais la mort de la chrétienté occidentale, féodale et bourgeoise.
Une chrétienté nouvelle naîtra demain, ou après-demain, de nouvelles couches sociales et de nouvelles greffes
extraeuropéennes. Encore faut-il que nous ne l'étouffions pas avec le cadavre de l'autre.
« L'agonie du christianisme »
Esprit, mai 1946 ; p. 730
Peinture de Soeur Boniface