Deuxième partie
Retentissements sur la vie sociale des mineurs abusés sexuellement
Les abus sexuels sur mineurs ont un retentissement très important sur l’accès aux apprentissages et à l’intégration sociale. En voici un exemple :
Leila, 14 ans, avait été accueillie à l’âge de 7 ans dans un foyer éducatif. Souffrant d’une déficience intellectuelle légère, mal dans son corps, Leila subissait une histoire familiale « confuse » et une dynamique pathogène : sa mère s’était mariée avec un homme plus âgé qu’elle de vingt-huit ans, ancien « client » régulier de sa mère à elle, qui se prostituait à son domicile. Le père biologique de Leila était un voisin du couple, « amant officiel » de la mère, avec le consentement de son mari. Leila avait donc un Papa (son père biologique) et un Papy (son père légal).
Une première Leila était née deux années avant la naissance de la seconde Leila, décédée subitement après quelques semaines de vie.
Leila portait dès sa naissance un lourd fardeau. Sa mère lui parlait toujours de sa « petite sœur » décédée et lui avait « offert » une photo de sa tombe sur laquelle était lisiblement inscrit le prénom de Leila. L’enfant était complètement désorientée, perdue dans sa filiation, refusait d’être une fille et avait un comportement très adhésif (collait physiquement à ses camarades ou à l’adulte) ou négatif envers les autres (« tu pues », « c’est dégueulasse ce qu’on mange » …). Elle pouvait par exemple imposer à une camarade de mettre dans sa bouche le chewing-gum qu’elle avait mâché. À l’adolescence, elle avait eu des gestes déplacés envers les autres filles accueillies, les attouchant sur les seins ou les parties génitales. C’est à la suite de ces comportements inadaptés, repris par l’équipe éducative et la psychologue que Leila révélera, après près de sept ans d’accueil en MECS, que sa mère abusait régulièrement d’elle depuis sa petite enfance. Sa déficience intellectuelle résultait de toutes ces confusions familiales et la préservait sans doute, mais bien mal, d’une réalité insoutenable, celle d’avoir à penser l’impensable.
Certains mineurs accueillis n’ont pas subi directement des violences sexuelles (reconnues comme telles pénalement) mais des actes d’effraction corporelle, qui sont tout aussi destructeurs.
Farida, 13 ans, vient d’être accueillie au foyer éducatif. Elle est très perturbée, a un comportement agité et provocateur. Sa grande sœur s’était plainte d’attitudes inappropriées de la part de son père sans pour autant être plus explicite. Toutes deux ont été placées, dans des lieux différents. Aucune poursuite pénale à l’encontre du père n’avait été engagée.
Suite à une crise clastique, passée de la colère à l’effondrement, Farida est reçue dans mon bureau. Elle me raconte qu’il y a deux années de cela, un après-midi après l’école, elle était à sa fenêtre en train de discuter avec des garçons de sa cité. Sa belle-mère avait rapporté ce fait à son mari. À son retour au domicile, celui-ci avait ordonné à sa fille de s’asseoir devant un miroir, l’avait longuement coiffée avec une douceur suspecte et sans dire un mot (elle en était intérieurement terrorisée) ; puis il avait ordonné à son fils aîné de lui amener des ciseaux, de couper les cheveux de sa sœur, de les mettre dans un sac-poubelle et de placer la poubelle en évidence, en bas de la fenêtre, ajoutant : « pour que ta sœur, qui aime regarder par la fenêtre, voie bien les conséquences de son comportement ! ».
En évoquant ce souvenir traumatique, Farida s’écroule en pleurs et me dit : « ce qu’il m’a fait est pire que ce qu’il a fait à ma sœur mais tout le monde s’en fiche ! ».
Farida avait tenté de parler de ce qu’elle avait enduré à son enseignante de CM2 : elle avait rendu copie blanche à un devoir sur table alors qu’elle connaissait bien le sujet. L’institutrice lui avait fait une remarque à ce sujet et Farida l’avait alors regardée intensément en tordant devant elle la bague que sa maman, décédée, lui avait donnée quand elle avait 10 ans.
L’enseignante n’a pas compris qu’il s’agissait là d’un appel désespéré.
Lorsque je fais remarquer à Farida qu’il y a un énorme écart entre ce qu’elle hurlait intérieurement et ce qu’a pu entendre ou voir l’institutrice, l’adolescente fond à nouveau en larmes et me lance « mais j’en sais rien moi, qu’est-ce qu’on leur apprend aux profs ? ».
La formation des adultes sur les questions de maltraitance est essentielle : beaucoup de mineurs se sont retrouvés dans une situation analogue à celle de Farida.
D’un point de vue psychologique, la violence est altruicide : l’autre n’est pas reconnu en tant qu’autre, il n’est qu’objet partiel de sa propre jouissance, il peut donc être manipulé ou annulé selon son bon plaisir.
La violence s’exprime dans le cas du père de Farida sur un mode pervers, « froidement destructeur ».
L’effraction dans l’intimité d’un mineur crée une brèche dans son système défensif au plan psychique. Les effets du psychotraumatisme sont polymorphes et versatiles et touchent l’ensemble des domaines du développement, allant d’une pseudo-adaptation au monde (adaptation dite « en surface ») à des tableaux cliniques très lourds.
Certaines manifestations de jeunes qui ont été victimes sont « bruyantes » : troubles du comportement, révolte, surexcitation, fugues, violences physiques, agressions sexuelles sur d’autres mineurs, conduites prostitutionnelles.
D’autres manifestations sont plus discrètes ou cachées mais tout aussi dévastatrices : pleurs, conduites d’échec (sur le plans scolaire, professionnel, affectif, social…), inhibition, manque de confiance et d’estime de soi, comportement de soumission extrême. On observe aussi des troubles de la conduite alimentaire ou du sommeil, des scarifications, des tentatives de suicide, des addictions à l’alcool ou la drogue, une dépendance affective et sexuelle…
La versatilité fréquemment observée des symptômes (alternance entre des phases de dépression, de mise en danger, d’agressivité, de crises…) peut être interprétée comme une tentative désespérée de trouver une issue à l’angoisse et la souffrance psychique permanentes.
Le recours à l’agir violent pour échapper à l’angoisse
Le recours à l’agir violent, notamment sexuel, fait partie de ces tentatives illusoires d’échapper ainsi à l’angoisse. En voici un autre exemple :
Angélique, 12 ans, est orpheline de mère depuis six mois. Sa grand-mère vient à son tour de décéder. Atteinte d’un cancer en phase terminale, la maman d’Angélique avait écrit au juge des enfants pour le supplier de ne pas confier sa fille après sa mort à son père, duquel elle était séparée depuis très longtemps. Angélique a donc été placée en foyer éducatif. Son père a obtenu un droit de visite médiatisé car aucun élément probant ne permettait de confirmer les allégations de la mère.
Angélique ne montrait que de la colère et de la dureté. Aucune tristesse ne semblait l’atteindre. Un jour, elle a bloqué une camarade de classe dans les toilettes du collège, commencé à la toucher dans ses parties intimes et lui a dit : « tu veux que je te montre comment on viole les petites filles ? ». L’école a prévenu l’établissement éducatif de ce fait, ce qui a permis, après un travail laborieux, qu’Angélique raconte ce qu’elle avait subi dans sa petite enfance.
Angélique refusait jusque-là tout entretien avec moi, me regardait avec colère et mépris. Un jour j’ai tenté une autre approche que la bienveillance : je l’ai provoquée en disant avec une colère feinte que j’en avais assez d’être traité comme si je n’existais pas, en surjouant émotionnellement la scène.
Ce stratagème a fonctionné : son visage est devenu tout rouge et elle m’a incendié du regard en se mordant les lèvres. Intuitivement j’ai pensé tenir là une occasion d’entamer un travail psychothérapique avec elle (du fait qu’elle se montrait enfin déstabilisée et perdait le contrôle émotionnel). J’ai alors laissé un mot à son intention à ses éducatrices pour lui proposer de la recevoir le surlendemain à la sortie du collège.
Le jour venu, la mineure ne s’est pas présentée au rendez-vous que je lui avais fixé. Ne la voyant pas venir, je me suis mis à écrire un récit imaginaire basé sur mon ressenti envers Angélique. Le texte commençait par « il était une fois une petite fille qui avait versé toutes les larmes de son corps. Sa maman et sa grand-maman étaient malheureusement décédées. Seule au monde, la petite fille avait pris une décision, celle de s’endurcir pour ne plus avoir jamais à souffrir… »
C’est alors que j’entamais ce récit qu’Angélique surgit dans mon bureau pour me lancer : « je viens vous dire que je ne viendrai pas ! ». Je l’ai rattrapée au moment où elle allait claquer la porte : « Angélique, ne pars pas ! j’étais justement en train d’écrire un texte en pensant à toi. » S’ensuit alors une séquence de claquements de portes répétées : « vous n’avez pas le droit d’écrire sur moi ! », « qu’est-ce que vous avez marqué ? », « pfff ! n’importe quoi ! » ...
Puis, plus rien pendant cinq minutes, jusqu’au moment où Angélique entre à nouveau dans mon bureau, mais cette fois-ci en rampant comme un bébé qui ne sait pas encore marcher à 4 pattes (elle faisait du « crawling ») et se hisse ensuite laborieusement sur la chaise en face de moi avant de s’écrouler sur le bureau meuble.
Je lui demande si elle n’est pas trop épuisée de ce qui vient de se passer. Elle opine de la tête. Je lui dis que je suis également épuisé. Elle me chuchote alors avec une petite voix « on reprend ? ».
À partir de cet entretien, très atypique, j’ai pu poursuivre les rencontres avec Angélique. Je précise que je n’ai jamais su si elle avait été abusée par son père ou si c’étaient des allégations de sa défunte mère. Quoi qu’il en soit, Angélique acceptait désormais de venir me parler, occasionnellement, à son rythme. Un jour elle a demandé à aller se recueillir sur la tombe de sa mère. Ses premières larmes ont coulé à nouveau à cette occasion.
Un mécanisme psychologique bien connu consiste à s’identifier à l’agresseur pour ne plus subir l’angoisse d’être victime. Lorsqu’on joue avec un enfant au loup et aux petits cochons, l’enfant préfère être celui qui dévore plutôt que celui qui est dévoré…
C’est la raison pour laquelle il faut tout à la fois interdire fermement le recours à la violence et sanctionner les mineurs auteurs mais s’interroger dans le même temps sur le vécu antérieur de ces mineurs.
Les auteurs de violences intrafamiliales
Les auteurs des violences intrafamiliales sont majoritairement les parents mais parfois les frères ou sœurs des mineurs.
Dans certaines situations l’inceste est manifeste dans toutes les interactions. On le décèle plus ou moins rapidement, notamment par les comportements sexuels inadaptés entre frères et sœurs.
Sandra, 2 ans, est surprise par son assistante familiale à masturber son frère de 5 ans. Les deux enfants seront alors placés en internat éducatif et rejoindront ainsi leurs deux grandes sœurs, toutes deux ayant des comportements très érotisés. Les enfants, reçus individuellement et en entretien de fratrie, révéleront après plusieurs années de placement des comportements pervers de leur mère. Elle abusait régulièrement de tous ses enfants, les installant par exemple tous nus sur un lit pour qu’ils la regardent avoir des relations sexuelles avec différents partenaires et les incitait à avoir des relations sexuelles avec eux.
À 5 ans, Sandra m’avait fait dans mon bureau un joli dessin coloré et m’avait annoncé avec sa petite voix douce qu’elle savait dorénavant écrire les lettres de son prénom. Ayant eu connaissance par les éducateurs que Sandra avait écrit partout sur les murs PD, je lui avais dit qu’elle savait aussi écrire P et D. Elle s’est alors mise en colère, hurlant « je ne suis pas pédophile », m’avait demandé avec intensité dans sa voix de faire un autre dessin, qu’elle a gribouillé tout en noir celui-là, et m’a demandé si je pouvais aller dans le jardin avec elle. Nous sommes donc sortis ; elle a commencé à frapper un arbre avec un bout de bois qu’elle avait ramassé afin de tenter de se décharger de toute la violence qu’elle ressentait en elle à évoquer ce qu’elle subissait.
À partir de cet entretien, la parole de tous les enfants de la fratrie s’est libérée. Une information préoccupante a été envoyée aux autorités de tutelle. La mère a été privée de ses droits de visite et une instruction pénale a été engagée. Les enfants sont restées quelques années encore en établissement éducatif. Trois d’entre eux s’en sont relativement bien sortis. Malheureusement une des grandes sœurs de Sandra a évolué vers des conduites prostitutionnelles.
Nous devons accepter humblement que nos accompagnements psycho-éducatifs sont parfois inopérants et ne garantissent pas la guérison des plaies de l’âme.
Dans d’autres situations, on a affaire à des parents démunis qualifiés de « non protecteurs » :
Laura, 7 ans, a été victime de son demi-frère, âgé de 17 ans. Laura avait parlé des faits à sa maman. Celle-ci avait demandé à son fils d’arrêter ses agissements, sans toutefois parvenir à ce qu’il lui obéisse. La mère, par crainte des conséquences, n’a pas contacté les services sociaux mais pensait remédier au problème en achetant à son aîné une poupée gonflable. Bien entendu, cela n’a pas empêché son fils d’abuser à nouveau de sa petite sœur. Laura parlera à son enseignante, qui l’écoutera avec douceur et empathie. Elle contactera les services sociaux et la fillette sera confiée à une MECS.
Il arrive aussi que des enfants d’une même fratrie « se consolent » du délaissement ou de l’abandon de leurs parents :
Ludovic, 10 ans a été initialement placé avec ses deux sœurs (12 ans et 8 ans) dans un même établissement éducatif. Tous trois ont été surpris dans une interaction sexuelle, ce qui a conduit à réorienter le garçon, jugé « auteur » et mettre en place des visites médiatisées avec ses sœurs, estimées « victimes ». Les enfants avaient un an auparavant été mis à la porte par leur mère de façon violente : elle avait préparé une valise, poussé ses trois enfants dehors et appelé leur père pour qu’il s’en occupe. Puis elle n’avait plus jamais souhaité revoir ses enfants.
En entretien, j’ai dit au garçon qu’il avait dû être très malheureux et effrayé de la situation.
Ludovic m’a répondu que non, que pour ne pas pleurer, il s’était lui-même giflé à plusieurs reprises...
En s’infligeant cette douleur physique, Ludovic cherchait à échapper à une souffrance plus envahissante : celle causée par l’abandon et le désamour maternel. L’enfant tentait aussi de s’endurcir pour ne plus être un enfant sans maman, pour devenir le plus rapidement possible un homme (les hommes ne pleurent pas ?) Ludovic souffrait de surcroît d’une maladie métabolique qui entravait sa croissance staturale. Le jeune garçon nous réclamait de porter une cravate, qu’on lui achète un cartable d’adulte.
Il était parfois très odieux avec les éducatrices, comme pour justifier qu’il n’était pas « aimable », pas digne d’être aimé.
Les trois frère et sœurs s’étaient tout à la fois « consolés » dans l’interaction sexuelle à l’origine de leur séparation (ils ont dit qu’ils « faisaient l’amour » alors qu’ils vivaient sans l’amour parental) et jouaient à « papa-maman », non comme dans un jeu symbolique, mais « pour de vrai », comme pour se convaincre qu’ils n’auront plus désormais besoin de leurs parents puisqu’ils qu’ils sont déjà suffisamment, grands.
Mais la pensée magique n’a que des effets illusoires et parfois très nuisibles à son développement.
Ludovic avait par ailleurs un « jeu » étrange en première analyse : l’enfant courait pour attraper par derrière les jambes d’une éducatrice et se laisser ensuite glisser en dessous d’elle pour ressortir rapidement par l’avant, avec un grand sourire jubilatoire.
Repris plusieurs fois sur son comportement, Ludovic continuait cependant de « jouer » à cela.
Pensant à l’abandon subi par l’enfant, son « jeu » m’évoquait la mise en scène d’un accouchement magique (la mise bas d’un enfant). Peut-on renaître une seconde fois, d’une mère aimante cette fois ?
Le travail psycho-éducatif auprès de Ludovic a consisté à le remettre dans son âge ( ni déjà homme, plus jamais bébé), à l’accompagner dans le travail du deuil d’une mère qui n’arrivait pas à aimer ses enfants et à convaincre les services de l’ASE qu’il fallait renouer les contacts entre la fratrie : il n’y a pas un auteur de violence sexuelle et deux victimes mais trois victimes de carences affectives, en risque de chercher une compensation affective par des comportements sexuels désadaptés.
En conclusion
En conclusion, les quelques exemples énoncés ci-dessus montrent la complexité des situations rencontrées en protection de l’enfance. La prise en charge de l’enfant victime de violences sexuelles doit être menée avec attention, patience et détermination, douceur et fermeté, dans une approche multiple, éducative et thérapeutique.
Il nous faut accueillir l’enfant au présent, l’aider à avoir une lecture intelligible de son passé, prendre en compte sa parole, ses besoins, l’accompagner un bout de chemin pour qu’il poursuive le plus sereinement possible son parcours de vie.
Aucun traitement psychologique n’est efficace à coup sûr. Nous devons rester humbles en la matière, apprendre par l’expérience et l’écoute de l’enfant, être confiants et vigilants, travailler en partenariat et poursuivre nos recherches.
Richard Ziadé, mise en ligne avril 2024
Peintures d'Hélène Schjerfbeck
1- On trouve cet article dans l’ouvrage collectif Violences sexuelles entre mineurs, agir, prévenir guérir sous la direction de Olivier Sarton et Claire de Gatellier, Ed. Artège 2023. Retour au texte