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A l'écoute d'un combattant pour la justice
Saâd Abssi

Saâd Abssi est Algérien ; il vit en France. Ce musulman a eu une vie bien remplie qui donne à réfléchir. Bien qu’il soit aujourd’hui très âgé il estime que sa tâche n’est pas achevée. Il a coutume de dire : « Le travail n’est pas fini ! Les jeunes ont besoin des anciens : ils ont une longue histoire à raconter. » Jean-Michel Cadiot a écrit un ouvrage où il retrace son aventure (« Saad Abssi, le combat pour la dignité »). En nous référant à ce livre et en adoptant la forme de l’interview, nous vous faisons connaître cet Algérien, grand ami de Dieu Maintenant.

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Un début dans la vie

DM-Peux-tu nous parler de ton enfance ?

SA - Je suis né à El Oued, en Algérie, aux portes du Sahara. En 1926 sans doute : je ne suis pas sûr de la date puisque ma naissance n’a pas été enregistrée. Ma mère est morte alors que j’étais encore enfant. J’avais une vie de paysan. Je gardais les moutons, j’accompagnais les vaches, je les menais boire et je montais les chevaux ; je grimpais sur les palmiers. Je suis allé à l’école jusqu’au niveau du CM² ; j’étais très fort en calcul mais mon père m’a retiré pour me mettre à l’école coranique. A l’adolescence je suis parti à Kouinine pour aller travailler dans le commerce, chez un beau-frère. Là, il m’est arrivé une mésaventure grave : on m’a accusé injustement de vol ; alors je suis allé travailler chez un autre parent, dans les Aurès, à Aïn Fakroun. Il tenait un grand magasin. Par la suite j’ai fondé mon propre commerce à El Khroub, près de Constantine.

Une carrière politique

DM – Tu as eu une carrière politique importante. Comment a démarré ton engagement ?

SA – A Aïn Fakroun on vendait les journaux. Je les lisais en cachette et je découvrais ce qui se passait en Algérie et en Tunisie. C’est là aussi que j’ai découvert le PPA, le parti de Messali Hadj. Il avait créé « l’Etoile nord-africaine » devenue le Parti Populaire Algérien. Lorsqu’on est venu me proposer d’y adhérer, j’ai tout de suite accepté. Je me suis fait progressivement remarquer si bien qu’en 1948 j’ai reçu mission d’aller en France dans une réunion de l’ONU. J’ai été choisi parce que je parlais un bon arabe. Mais j’ai refusé parce que je jugeais impossible d’aller chez le colonisateur. Pour moi, c’était une sorte de trahison. On m’a alors exclu du parti. Cependant j’ai très vite été réintégré.

DM – Tu luttais pour l’indépendance en Algérie. As-tu été repéré ?

Il se trouve que politiquement j’en étais venu à adhérer au FLN. Comme lui je voyais, à cause de la défaite de Dien Bien Phu au Vietnam, que la puissance coloniale n’était pas invincible. Après une sévère répression de l’armée dans le Constantinois, j’ai été arrêté avec 31 militants. Des policiers sont venus, ont multiplié les rafles, ont arrêté de nombreuses personnes. Ils savaient qui j’étais. J’ai été conduit au camp d’internement de Djorf. Ce fut une école de vie. Je rencontrais des gens venus de tout l’Est algérien. Je me suis fait des amis parmi les Oulémas et parmi les communistes. Nous fraternisions ; nous nous organisions. C’était une véritable université populaire. Des intellectuels y côtoyaient des militants des classes laborieuses et leur transmettaient une culture générale et politique dont j’ai tiré grand profit.

DM – Cet internement n’a pas mis fin à ton combat ?

SA – A ma sortie du camp de Djorf, début 1957, j’ai été contacté à la fois par les autorités françaises et par le FLN. Craignant sans doute que mes idées subversives n’agitent les populations dont il avait la charge, l’Administrateur me demande de quitter la région. En même temps le FLN m’envoie en France. J’arrive en mars à Gennevilliers, dans la banlieue nord de Paris. On m’avait donné une adresse dans un café du quartier des Grésillons, fréquenté par des travailleurs maghrébins. J’avais aussi un mot de passe qui m’a permis d’être reconnu. Mes compatriotes m’ont fait traverser la rue et je me retrouve face à une église. Un homme en soutane est en train de faire démarrer son vélo solex lorsque s’ouvre la porte du presbytère. Un autre prêtre, Gilles Rufenach m’accueille. Tous les jours Il m’obligeait à lire « Le Monde » et à lui signaler les mots que je ne comprenais pas. C’est à partir de là que j’ai exercé mes responsabilités parmi les populations algériennes du secteur pendant trois ans.

DM – Et après ?

SA – J’ai été nommé chef de la super-zone de Lyon. Il s’agissait de rendre compte des effectifs présents et actuels, définir le nombre et la provenance des militants, des adhérents, des sympathisants, dénombrer les effectifs des cellules, secteurs, kasmas, et groupes, mener à bien les réunions et rédiger une note rendant compte du déroulement des réunions, de leur fréquence ou justifiant le fait que, le cas échéant, elles n’aient pas eu lieu. Enfin le chef de super-zone devait faire face aux répressions et trouver des perspectives d’avenir pour son pays.

DM – Il s’agissait d’un travail purement administratif ?

SA – Loin de là. Par exemple, en septembre 1960, je suis allé au café de la rue Mazenod à Lyon. Il était investi par les messalistes. Ils venaient de faire 11 attentats, tuant deux des nôtres. Ils avaient caché des armes dans une boucherie. Ordre nous avait été donné de ne pas tirer de coups de feu mais de diriger vers le Rhône les auteurs du crime. Mais ils ont attaqué un café, le « Gami Badri ». Brusquement, alors que je tournais autour du café, des gens de la Spéciale sont arrivés et ont fait exploser le plafond du café. Trois militants du MNA ont été tués. « Un coup de maître du FLN » écrit le lendemain Le Progrès de Lyon.

DM - Où étais-tu lors des Accords d’Evian qui marquaient la fin de la guerre et la reconnaissance de l’Etat algérien, le 19 mars 1962 ?

SA – J’étais en prison depuis le 23 mars 1961. Les accords d’Evian ont été signés le 19 mars 1962 et j’ai été libéré le 29. Une de mes victoires c’est qu’il n’y ait eu aucun affrontement entre Algériens à Lyon, alors qu’il y en a eu hélas dans la plupart des grandes villes. Le temps de retrouvailles était venu.

Note de la Rédaction : la carrière politiques de Saâd s’est prolongée brillamment après l’indépendance de son pays. Président de l’Amicale des Algériens en Europe, membre du Comité Central du Parti il fut aussi Député du Sahara. Proche de Ben Bella, le premier président de la République algérienne, par fidélité il refusa de se rallier à Boumediene lors du coup d’Etat du 19 juin 1965. Il s’installa avec sa nombreuse famille à Gennevilliers, continuant à s’engager, avec modestie et efficacité, jusqu’à aujourd’hui, en de multiples directions. Il accepte de s’exprimer sur les choix qui furent les siens et sur les motivations qui n’ont jamais cessé de l’habiter.

Un combat contre l’injustice

DM – Qu’est-ce qui t’a conduit à t’engager en politique ?

AS - C’est sûrement la mésaventure qui m’est arrivée pendant l’adolescence. Je travaillais chez un oncle et je fus accusé d’avoir volé 3000 Francs. Il y a eu un procès et il n’a pas été difficile de prouver mon innocence mais j’ai ressenti douloureusement le fait d’être accusé injustement.

J’ai toujours été ébranlé par l’injustice.

A Aïn Fakroum, quand j’allais réclamer chez mes clients l’argent qu’ils nous devaient, je voyais les belles maisons en pierre des Européens. Les chiens avaient des niches en dur alors que les Arabes vivaient dans des gourbis construits avec de la bouse de vache et un toit fait de branchages. Un jour un homme est venu me voir au magasin : « Peux-tu me donner deux kilos de semoule ? J’ai cinq enfants et nous n’avons rien à manger. » Je lui ai donné ce qu’il me demandait en lui disant que s’il ne pouvait pas payer, je dirais que j’avais pris de la semoule pour moi-même et que je la payerais. Quand cet homme eut le dos tourné, je me suis mis à pleurer.

Plus tard, lorsque j’étais membre du Comité Central, j’ai été désigné pour conduire une délégation de la Commission de dialogue idéologique avec le parti communiste soviétique. « Les temps ont changé. Il n’est plus possible de croire en Dieu », dit Mikhaïl Souslov, secrétaire du Parti communiste, en charge de l’idéologie. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai répondu en arabe mais une traductrice était là : " Votre parti compte 12 millions d’adhérents ; vous prétendez représenter le prolétariat. Ce matin j’ai visité un chantier et j’ai vu une femme construire une grande cheminée. Autour d’elle trois hommes jetaient des briques. Sa vie n’a rien à voir avec la vôtre. " Les temps ont peut-être changé, mais la souffrance n’a pas disparu. Essayez de supprimer la foi en Dieu : cela ne fera pas disparaître la souffrance.

DM – Ce sens de l’injustice t’a fait découvrir que les Français étaient tes ennemis ?

SA - Je n’ai jamais considéré que les Français étaient mes ennemis. Je me suis battu contre un système qui créait des écarts scandaleux. Quand je suis arrivé à Gennevilliers j’ai été engagé chez Valentine, une entreprise de peinture. J’ai vu que la condition faite aux ouvrières était injuste. Elles étaient écrasées de travail et recevaient un salaire de misère. Le monde est pris dans un système qui crée des écarts scandaleux entre les personnes. Je me suis battu contre ce système. Après avoir quitté mes responsabilités politiques en Algérie j’ai travaillé à la FNAC. Je me suis syndiqué pour continuer à résister contre ce qui broie les travailleurs. Quand je militais à Gennevilliers j’avais conscience de me battre aux côtés de ces femmes que je voyais exploitées. Nous étions dans le même camp. D’ailleurs je ne m’opposais pas seulement à la France mais à la politique israélienne. En 1948 j’étais volontaire pour aller en Palestine non pour des raisons religieuses mais pour des raisons de justice. J’ai créé un parti qu’on a appelé « Rassemblement Unifié Révolutionnaire ». Notre objectif était la libération des prisonniers et le respect de la démocratie en Algérie. Très vite c’est devenu un instrument de soutien aux Palestiniens, en lien avec l’OLP.

Des convictions religieuses

DM – Y a-t-il un lien entre tes engagements et tes convictions musulmanes ?

SA – Bien sûr ! Mais je m’insurge devant la passivité des religions devant l’injustice sociale.
Ici, en France, parce que je suis croyant, je me suis investi dans la construction de mosquées. Nous étions de nombreux musulmans, dans ma ville, et nous allions prier dans des caves. C’était l’islam des caves, ce n’était pas digne ; ce n’était pas juste pour les immigrés, surtout les travailleurs comme ceux de Chausson à Gennevilliers, qui étaient très nombreux. C’était une discrimination. Avec un ami algérien, Abd El Kader Achebouche, nous avions réussi à obtenir une mosquée grâce à une négociation avec le curé d’Asnières. J’étais content. Mais je me disais que les conditions de prière pour les musulmans de Gennevilliers demeuraient indignes. Avec un habitant de Gennevilliers, originaire du Maroc, Mohammed Benali, nous sommes entrés en négociation avec la municipalité et, sans toucher un centime de l’étranger, nous avons réussi à faire construire une grande et magnifique mosquée où l’on vient de très loin pour prier.

DM – Les musulmans de France sont dans un pays où vivent des chrétiens. Quels contacts as-tu eus avec ces derniers ?

SA – En Algérie j’ai eu mes premiers contacts avec eux. C’était à Souk Ahras où résidaient des prêtres de la Mission de France. Je me souviens avoir rencontré le Père Mermet. Il y avait avec lui plusieurs autres prêtres en particulier Jobic Kerlan qui a été emprisonné pour avoir aidé le FLN. J’ai demandé au Père Mermet pourquoi les chrétiens croyaient à la Trinité plutôt que de croire en un seul Dieu. Il a protesté : « Je crois en un seul Dieu. » Je lui ai demandé de m’expliquer la Trinité. Bien sûr, il ne m’a pas convaincu même si je me suis interrogé : le Coran lui aussi parle de l’Esprit Saint.

DM - Et les chrétiens de France ?

SA – j’ai eu contact avec eux dès mon arrivée en France où j’ai été accueilli par un prêtre de la Mission de France qui m’a appris la langue française. Après l’indépendance, en tant que responsable du FLN j’ai voulu faire face aux problèmes de logement des Algériens sortant de prison. J’ai été soutenu par le Cardinal Gerlier, par le Père Henri Le Man et par de nombreux chrétiens. En tant que responsable de l’Amicale des Algériens, j’ai été en contact avec le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement. Avec eux nous avons reboisé, en Algérie, tout un secteur qui avait été ravagé par l’armée française. Ils nous ont aidés aussi à faire naître, à Puteaux, la « Maison des Travailleurs Immigrés » (MTI).

J’ai parlé de la Mosquée d’Asnières. Sa construction fut rendue possible grâce à mes relations avec le curé, le Père de La Villéon.

Quand l’évêque de Nanterre a nommé un de ses prêtres « Délégué pour les relations avec l’islam », j’ai pris contact avec lui. Au bout de quelques années, nous avons créé ensemble une association islamo chrétienne (« Approches 92 ») qui a permis des rencontres et qui a réussi à s’implanter dans une cité défavorisée. Aujourd’hui de nombreuses maghrébines y côtoient des femmes chrétiennes autour d’activités de tissages et de couture ; entre elles s’établit une amitié très fraternelle. Avec une chrétienne (Christine Fontaine), un prêtre (Michel Jondot) et Mohammed Benali, le responsable de la Mosquée Ennour, nous rédigeons des Cahiers de réflexion islamo chrétiennes qui sont lus par plusieurs centaines de personnes. Dans ce cadre nous sommes en train de lancer, dans la mosquée Ennour, une opération que nous appelons « Les thés de Gennevilliers » : il s’agit de faire apparaître, sans se les cacher, les propos désagréables ou les reproches que, les uns et les autres, nous avons à nous faire.

DM – Quels messages adresses-tu aux chrétiens après les actes terroristes de Charlie Hebdo et du Bataclan ?

SA –Qu’ils sachent que les musulmans de France sont les premières victimes de ces actes barbares. Ceux-ci ont honte devant ces meurtres qui salissent l’islam et ils souffrent de la réprobation dont ils sont victimes. Il faut le dire : menacés par le Daesh tout autant que les autres citoyens du pays, ils souhaitent qu’on déracine tous les risques de radicalisation qu’on peut découvrir.
Je demande aux chrétiens de ne pas céder aux courants d’islamophobie qu’on constate dans l’Hexagone. Se méfier des musulmans ne peut que faire grandir les dangers.
Les chrétiens peuvent comprendre que le message de l’islam est un message de paix ; je le sais d’expérience. Je les appelle au dialogue et je les invite à travailler avec tous les musulmans de bonne volonté.

Saad Abssi
Peintures de Michaël Sorne : "Les Ailes du désir"

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