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L'Apocalypse : une histoire

Michel Jondot

Le mot « Apocalypse » vient spontanément sur les lèvres des Occidentaux aujourd'hui. « Ebola » : l’épidémie qui menace de ravager des populations africaines ne serait-elle pas annoncée dans les dernières pages de nos Ecritures saintes ? Derniers jours de 2014 : cent quarante-sept enfants ont été massacrés au Pakistan. Le Califat islamique déporte les populations, contraignant les non-musulmans à choisir entre la mort et la conversion ou, au mieux, entre la conversion et la dhimmitude. Des jeunes filles sont enlevées, contraintes à devenir musulmanes, livrées en esclavage. Nous avons tous sous les yeux les immeubles de Gaza en train de s’effondrer, l’été dernier, sous les bombes israéliennes. Sans quitter les frontières de l’Hexagone, on constate que la peur tenaille nos compatriotes : risques de chômage et surtout peur d’invasions migratoires, attentats, menaces d’insécurité. Choc des civilisations ! Cette expression pourrait bien traduire, en langage moderne, le titre du dernier livre de la Bible.

Où trouver Dieu quand, au cœur du présent on voit se profiler le proche avenir? Avons-nous raison d’utiliser les pages d’un livre saint pour alimenter nos peurs ? Les premières lignes du livre devraient nous rassurer : Heureux le lecteur et les auditeurs de ces paroles prophétiques s’ils en retiennent le contenu, car le temps est proche (1,1-3). Mais nous garderons ces questions présentes à l’esprit en traversant rapidement le livre.


1. Traversée du texte


2. Le déroulement de l'histoire

1ère étape : Désigné pour une mission
2ème étape : Des contradictions à surmonter
3ème étape : Le livre aux paroles prophétiques : "Ce qui doit arriver bientôt"

3. Les leçons du récit

Le dehors est dedans : l'espace de l'Apocalypse
" L'arpenteur et l'écrivain " : le temps de l'Apocalypse
Narration
Prophétie
Le temps de l'Eglise
La vérité de la révélation
" Ce qui doit arriver bientôt "

Annexe (Greimas)


1. Traversée du texte

Parmi les approches d’un texte rendues possibles dans l’ère culturelle qui est la nôtre, on se doit de signaler le travail de Greimas. Il s’efforce de dégager les structures d’un récit. En nous appuyant sur lui, on peut considérer le livre de l’Apocalypse comme une histoire dont on retrace ici les principales étapes.

Il est assez étonnant que le dernier des livres de la Bible, « l’Apocalypse » – ce mot signifie « révélation » - soit avant tout considéré comme un modèle d’un genre littéraire bien connu.

On s’attache à y déchiffrer des affirmations ésotériques concernant la fin du monde et, pour cela, curieusement, on transforme le singulier du titre en pluriel. Césaire d’Arles, par exemple, commence son commentaire en ces termes : « Au sujet des révélations de l’Apocalypse de St Jean, quelques-uns des anciens Pères... ont pensé qu’elles se rapportaient en totalité ou du moins en très grande partie au jour du jugement et à l’avènement de l’Antéchris .» On pourrait, en effet, faire l’histoire des commentaires de ce livre qui intrigue. On s’efforce d’y discerner les prévisions de l’avenir.

Il est curieux que personne, à notre connaissance, ne se soit intéressé au fait qu’il s’agit d’abord de l’histoire de la rédaction d’un livre : n’est-ce pas pourtant ce qu’on nous apprend dès la première ligne : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre ! » Derrière les spectacles grandioses qui occupent le devant de la scène, tout au cours de l’ouvrage, l’auteur ne manque pas de signaler, aux détours du récit, son rôle de scribe et d’écrivain.

2. Le déroulement de l'histoire

Une véritable aventure est vécue dans l’île de Patmos.

1ère étape : Désigné pour une mission

1)- Révélation de Jésus-Christ ; Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. Il envoya son Ange pour la faire connaître à Jean son serviteur, lequel a attesté la parole de Dieu et le témoignage de Jésus-Christ : toutes ses visions. Heureux le lecteur et les auditeurs de ces paroles prophétiques s’ils en retiennent le contenu, car le temps est proche. (1,1-3).

2) – Moi, Jean, votre frère et votre compagnon dans l’épreuve, la royauté et la constance, en Jésus, je me trouvais dans l’île de Patmos, à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus, je tombai en extase, le jour du Seigneur, et j’entendis derrière moi une voix clamer, comme une trompette : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre pour l’envoyer aux sept Eglises... Je me retournai pour regarder la voix qui me parlait. » (1,9-11a)

L’aventure commence par un appel auquel Jean répond : une voix, pareille à un coup de trompette, intime à Jean l’ordre d’écrire un livre à envoyer à sept églises qui seront bientôt énumérées. L’ouvrage sera composé à partir de ce qui touche son regard (« Ce que tu vois, écris-le dans un livre »). Injonction à laquelle Jean se soumet : il se met à l’écoute de son interlocuteur et se retourne vers lui... pour « voir » ce qu’il dit.

Le voilà désigné pour être le héros pris dans un ensemble humain qui souffre doublement : épreuve et ignorance sont leur lot. Jean s’adresse à des « compagnons d’épreuve ». Par ailleurs les sept églises sont dans l’ignorance de ce qui « doit arriver bientôt ». De quoi sera fait demain ? Jean doit partir à la conquête de ce secret ; en ouvrant les yeux. Il en recevra la révélation. Nous le savons d’entrée de jeu : « Dieu la lui donna ». Nous savons aussi que viendra le temps de la lecture et que pour les bénéficiaires il s’agira d’une béatitude : « Heureux le lecteur et les auditeurs de ces paroles prophétiques ! »

2ème étape : Des contradictions à surmonter

3) – J’eus ensuite une vision. Voici : une porte était ouverte au ciel, et à la voix que j’avais naguère entendu me parler comme une trompette me dit : « Monte ici, que je te montre ce qui doit arriver par la suite. A l’instant, je tombai en extase. Voici, un trône était dressé dans le ciel... » (4,1-2a).

4) – Je vis ensuite un autre ange, puissant, descendre du ciel enveloppé d’une nuée, un arc-en-ciel au-dessus de la tête, le visage comme le soleil et les jambes comme des colonnes de feu. Il tenait en sa main un petit livre ouvert. Il posa le pied droit sur la mer, le gauche sur la terre et il poussa une puissante clameur pareille au mugissement du lion. Après quoi, les sept tonnerres firent retentir leurs voix. Quand ils eurent parlé, je m’apprêtais à écrire lorsque du ciel, une voix me dit : « Tiens secrètes les paroles des sept tonnerres et ne les écris pas ». Alors l’ange que j’avais aperçu, debout sur la mer et la terre, leva la main droite au ciel... puis la voix venue du ciel, que j’avais entendue, me parla de nouveau : « Va prendre le petit livre ouvert dans la main de l’ange debout sur la mer et sur la terre ». J’allai alors prier l’ange de remettre le petit livre... Je pris le petit livre... » (10,1-9).

5) – Puis on me donna un « calame », semblable à une baguette, en me disant : « Lève-toi pour mesurer le Temple de Dieu... » (11,1).


Jean sera-t-il capable de vivre à la hauteur de la mission qui lui est confiée ? Nous savons au moins que celui qui l’envoie ne le laissera pas seul. Entre Dieu ou Jésus qui l’envoie et la tâche à accomplir, Jean reçoit de l’aide : « Dieu envoya son ange ».

Autant le lieu d’où il reçoit un ordre est facile à se représenter – une île dans la Méditerranée - autant le lieu où il arrive est mystérieux. Certes, il n’a aucun mal à y parvenir. L’aide que Jean pouvait espérer ne lui manque pas : une voix lui indique le chemin. « Monte ici ! ». A s’en tenir à la lettre du texte, entre l’île de Patmos et le lieu désigné, le corps se met en mouvement : il s’agit de prendre de la hauteur. Le lecteur est pourtant doublement décontenancé. D’une part, le déplacement physique contredit la direction indiquée par la voix : loin de s’élever, le corps tombe comme une pierre : « A l’ instant je tombai ! » D’autre part, le lieu où il parvient est déconcertant : le point où il arrive non seulement n’est pas nommé mais il est évoqué par un terme qu’on a du mal à traduire. « En pneumati ». « En esprit », traduisent les uns ; « En extase » traduisent les autres. Mouvement et immobilité, élévation et chute se mêlent. Lieu inaccessible où Jean accède. Tel est l’espace à l’intérieur duquel va se dérouler l’aventure de Jean en quête d’une communication sur « ce qui doit arriver bientôt ». Espace mystérieux au décor pourtant grandiose : « Un trône dressé dans le ciel ».

Il faut attendre plusieurs chapitres avant de retrouver Jean campé sur son île. C’est moins sa personne que l’on voit que celle de son partenaire. Ce dernier lui arrive du ciel où il était monté. En quel lieu sommes-nous ? Monté au ciel, en effet, Jean rencontre un deuxième ange qu’on nous décrit descendu du ciel. La rencontre est impressionnante. L’ange est « enveloppé d’une nuée, un arc en ciel au-dessus de la tête, le visage comme le soleil et les jambes comme les colonnes de feu ». Le voici sur la ligne qui sépare terre ferme et eau de la mer. « Il posa le pied droit sur la mer, le gauche sur la terre ». Dans ce contexte Jean est soumis à une rude épreuve marquée par un rugissement pareil à celui du lion. Dès le début de l’histoire, le héros nous est présenté comme un prophète dont la tâche est d’écrire et dont les serviteurs devront garder la parole. Le rugissement du lion, dans le langage des prophètes, est la marque d’un combat. Si on entend son cri, affirme Amos, c’est qu’il a trouvé sa proie. Le bruit est si terrible qu’il est suivi, comme d’un écho, « de la voix des sept tonnerres ». « L’ouragan arrache tout autour de moi/Et l’ouragan arrache en moi feuilles et paroles futiles » (Léopold Senghor) : l’expérience de Jean ressemble à celle du poète sénégalais. Quand les tonnerres ont cessé de faire entendre leur voix, il est interdit de paroles. La première voix, comme une trompette, disait : « Ecris dans un livre ». Au moment où les tonnerres cessèrent de « parler », Jean s’apprêtait à recueillir dans le livre tout ce qu’il venait d’entendre. Mais ce n’est pas possible. L’interdiction est formelle : « Tiens secrètes les paroles des sept tonnerres et ne les écris pas ! » Comment surmonter la contradiction ? « Ecris ! N’écris pas ! »

La difficulté se double du fait que non seulement il n’est plus question de produire un livre mais d’en recevoir un. La voix qui, pour amorcer l’aventure, avait dit « Ecris ! », enjoint de s’approcher de l’ange et de prendre le petit livre ouvert qu’il tient dans la main. Ecrire ou lire : telle est l’énigme peut-être à résoudre pour que l’œuvre à produire rejoigne ceux, auditeurs ou lecteurs, à qui elle est promise.

En réalité, l’épreuve est surmontée. L’interdit a été respecté, le discours porté par la voix du tonnerre est demeuré secret mais la formulation de l’injonction a été écrite et l’histoire est bientôt relancée. Aux deux alternatives (« Ecrire/Ne pas écrire » et « Ecrire/lire ») s’en ajoute alors une troisième : « écrire ou mesurer ». Lorsqu’en effet, notre héros est manifesté de nouveau corporellement c’est pour se lever, tendre la main et recevoir un objet que, dans ce contexte d’écriture, on serait tenté de considérer comme un instrument d’écriture. Le mot grec « kalamos », dont le sens premier est « roseau », signifie d’abord « plume pour écrire, calame ». En réalité ce roseau doit servir à mesurer le Temple de Dieu. Y aurait-il quelque rapport entre le livre qui s’écrit et le bâtiment sacré ? La jonction du Temple (figure de l’Eglise ?) et le « calame », instrument d’Ecriture est peut-être le secret à découvrir et à transmettre.

3ème étape : Le livre aux paroles prophétiques : " Ce qui doit arriver bientôt "

6) – Alors l’un des sept anges aux sept coupes s’en vint me dire : « Viens que je te montre le jugement de la prostituée fameuse assise au bord des grandes eaux »... Il me transporta donc au désert en esprit. (17,1-13)

7) – Puis il me dit : « Ecris : Heureux les gens invités au festin des noces de l’agneau. Ces paroles de Dieu, ajouta-t-il, sont vraies. » Alors je me prosternai à ses pieds. (19,9)

8) – Alors l’un des sept anges aux sept coupes remplies des sept derniers fléaux s’en vint me dire : « Viens que je te montre l’épouse de l’agneau. » Il me transporta donc en esprit sur une montagne de grande hauteur. » (21,9-10)

9) – Puis il me dit : « Ces paroles sont certaines et vraies. Le Seigneur Dieu, qui inspire les prophètes, a dépêché son ange pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. Voici que mon retour est proche ! Heureux celui qui retient les paroles prophétiques de ce livre. » C’est moi, Jean, qui voyais et entendais tout cela. Une fois les paroles et les visions achevées, je tombai aux pieds de l’ange qui m’avait tout montré, pour l’adorer.


Viendra le temps où un ange l’appellera. Il sera alors transporté « au désert, en esprit ». Ce qu’il voit est sans doute le prélude à la victoire finale&: On lui montre le jugement de « la prostituée fameuse », c’est-à-dire Babylone, le symbole de la ville infernale où le peuple fut exilé. De manière parallèle, il fut encore transporté au désert devant une autre figure féminine : « l’épouse de l’agneau. » Entre les deux, Jean a pour tâche d’écrire une béatitude : « Heureux les gens invités au festin des noces de l’agneau. » L’instant est solennel et Jean se précipite aux pieds de celui à qui il obéit. Qui sont-ils ces invités ? A coup sûr, il s’agit de ses « compagnons d’épreuve ». Que va-t-il leur arriver ? La parution du livre et sa lecture sont le triomphe promis. Il montre à ses serviteurs « ce qui doit arriver bientôt ». Avec la parution du livre, la tâche est achevée. L’auteur du livre, c’est-à-dire le héros de l’aventure, le comprend. Le dernier geste qui lui reste à faire est de se prosterner et d’adorer. Le monde des anges qui l’ont guidé n’est autre que le monde céleste dans lequel il entre et nous fait entrer.

***

Telle est l’histoire de Jean, le rédacteur de l’Apocalypse, lorsqu’il se trouvait dans l’île de Patmos. On peut relire les points du texte sur lesquels on s’est appuyé pour la rapporter. Il s’agit de tous les passages où le narrateur est signalé personnellement avec son nom ou dans son corps, c’est-à –dire en son lieu (l’île de Patmos).

1)- Révélation de Jésus-Christ ; Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. Il envoya son Ange pour la faire connaître à Jean son serviteur, lequel a attesté la parole de Dieu et le témoignage de Jésus-Christ : toutes ses visions. Heureux le lecteur et les auditeurs de ces paroles prophétiques s’ils en retiennent le contenu, car le temps est proche. (1,1-3).

2) – Moi, Jean, votre frère et votre compagnon dans l’épreuve, la royauté et la constance, en Jésus, je me trouvais dans l’île de Patmos, à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus, je tombai en extase, le jour du Seigneur, et j’entendis derrière moi une voix clamer, comme une trompette : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre pour l’envoyer aux sept Eglises... Je me retournai pour regarder la voix qui me parlait » (1,9-11a).

3) – J’eus ensuite une vision. Voici : une porte était ouverte au ciel, et à la voix que j’avais naguère entendu me parler comme une trompette me dit : « Monte ici, que je te montre ce qui doit arriver par la suite. A l’instant, je tombai en extase. Voici, un trône était dressé dans le ciel... » (4,1-2a).

4) – Je vis ensuite un autre ange, puissant, descendre du ciel enveloppé d’une nuée, un arc-en-ciel au-dessus de la tête, le visage comme le soleil et les jambes comme des colonnes de feu. Il tenait en sa main un petit livre ouvert. Il posa le pied droit sur la mer, le gauche sur la terre et il poussa une puissante clameur pareille au mugissement du lion. Après quoi, les sept tonnerres firent retentir leurs voix. Quand ils eurent parlé, je m’apprêtais à écrire lorsque du ciel, une voix me dit : « Tiens secrètes les paroles des sept tonnerres et ne les écris pas. » Alors l’ange que j’avais aperçu, debout sur la mer et la terre, leva la main droite au ciel... puis la voix venue du ciel, que j’avais entendue, me parla de nouveau : « Va prendre le petit livre ouvert dans la main de l’ange debout sur la mer et sur la terre. » J’allai alors prier l’ange de remettre le petit livre... Je pris le petit livre... ». (10,1-9).

5) – Puis on me donna un « calame », semblable à une baguette, en me disant : « Lève-toi pour mesurer le Temple de Dieu... » (11,1)

6) – Alors l’un des sept anges aux sept coupes s’en vint me dire : « Viens que je te montre le jugement de la prostituée fameuse assise au bord des grandes eaux »... Il me transporta donc au désert en esprit. (17,1-13)

7) – Puis il me dit : « Ecris : Heureux les gens invités au festin des noces de l’agneau. Ces paroles de Dieu, ajouta-t-il, sont vraies. » Alors je me prosternai à ses pieds. (19,9)

8) – Alors l’un des sept anges aux sept coupes remplies des sept derniers fléaux s’en vint me dire : « Viens que je te montre l’épouse de l’agneau. » Il me transporta donc en esprit sur une montagne de grande hauteur ». (21,9-10)

9) – Puis il me dit : « Ces paroles sont certaines et vraies. Le Seigneur Dieu, qui inspire les prophètes, a dépêché son ange pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. Voici que mon retour est proche ! Heureux celui qui retient les paroles prophétiques de ce livre. » C’est moi, Jean, qui voyais et entendais tout cela. Une fois les paroles et les visions achevées, je tombai aux pieds de l’ange qui m’avait tout montré, pour l’adorer.


3. Les leçons du récit

Le récit que nous avons fait, à partir de ces neufs passages, est celui de la rédaction du livre que nous lisons. Il n’est pas étonnant que mention y soit faite de l’acte d’écrire. La façon dont ces allusions apparaissent permet de distinguer deux sortes de fragments selon qu’il y est ou non explicitement question d’écriture. Si on les dispose, à partir de cette distinction, les unes à la suite des autres, on constate un certain nombre de corrélations.

Le dehors est dedans : l'espace de l'Apocalypse

En réalité, remarquons qu’en nous référant à la mention de l’acte d’écrire pour distinguer les fragments les uns des autres, nous mettons en évidence l’importance de l’espace. Le début et la fin se distinguent de l’ensemble par le fait qu’ils sont l’un et l’autre en un lieu abstrait, ni décrit ni nommé. Au départ on nous dit que « Dieu envoya son ange », sans nous dire où. Au terme on retrouve ce personnage ; mais on ne sait pas dans quel cadre Jean se trouve lorsqu’il tombe à ses pieds pour l’adorer. Début et fin s’opposent à tout l’ensemble qu’ils encadrent.

Dès que Jean entre en scène, le décor est planté. On sait trouver l’île de Patmos sur un atlas et, même si on a peu voyagé, il n’est pas difficile de se représenter, sous le ciel méditerranéen, un morceau de terre que la mer entoure. Chacun des déplacements du rédacteur, dans l’espace, est décrit dans un des fragments qu’on a retenus.

Bien qu’inversées, la succession des fragments 2,3 et 4 et celle des fragments 6,7 et 8 se correspondent de façon symétrique. Fragment 2-3-4 : une île est toujours située sur l’horizontalité de la mer. C’est là que commence l’aventure de Jean. Mais le voilà emporté dans les hauteurs (« Monte ici... Un trône était dressé dans le ciel ») et du ciel descend un « ange puissant qui posa un pied sur la terre et l’autre sur la mer » : une situation à l’horizontale suivie d’un double mouvement vertical (montée d’abord et descente ensuite). Telle est bien la succession qu’on trouve dans l’autre ensemble symétrique (6,7,8) ; d’abord conduit au désert qui s’étale comme l’eau de la Méditerranée, Jean s’abaisse et se prosterne aux pieds de l’ange (descente), avant d’être transporté « sur une montagne de grande hauteur ». Descente d’abord et montée ensuite.

Ces mouvements, rythmés comme ceux d’une danse, ne doivent pas masquer l’étrangeté de l’espace où le livre est rédigé. En réalité, le lecteur est conduit en deux pays différents. Celui où résident des « compagnons d’épreuve », dans les villes de la mer Egée que le texte énumère (Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie, Laodicée) et à qui le livre sera envoyé : sans doute, depuis l’île de Patmos, peut-on les voir sur la côte. Cet espace est le décor de l’aventure que tout œil humain peut constater. Il est un autre espace que Jean a à contempler et à décrire : « Ce que tu vois, écris-le ! ». Les quelques fragments qu’on a extraits suffisent pour qu’on se rende compte d’un univers tout autre dont Jean a la vision. Espace que Jean sait décrire mais que le lecteur a du mal à imaginer. En cet espace, entendre et voir se confondent (« Je me retournai pour regarder la voix »). Monter revient à tomber (« Monte ici... A l’instant je tombai » !). En cet univers, « les grandes eaux » coulent « dans le désert » et on célèbre avec faste les noces des animaux : « Heureux les invités au festin de noce de l’agneau. » Le ciel n’est plus un champ semé d’étoiles la nuit mais une sorte de palais où des portes s’ouvrent et où un trône est dressé. Ne croyons pas que celui qui rédige sombre dans l’imaginaire. On nous précise que ce qui est dit est exact : « Ces paroles sont certaines et vraies. »

Certes, Jean est conduit, élevé d’un lieu à un autre, déplacé, transporté. Mais, autre invraisemblance, apparemment se déplacer ou demeurer ont même sens. Entre le ciel où l’ange le fait monter et le sol de l’île de Patmos, quelle distance a été parcourue ? Passer d’un lieu à un autre, nous dit le texte, c’est tomber en « esprit » (en pneumati). Le mot « esprit » signifie littéralement « souffle ». Jean, dans son Evangile dont le style rappelle souvent celui de l’auteur de l’Apocalypse, précise qu’il échappe à toute localisation (« On ne sait ni d’où il vient ni où il va ! »). Autre qu’un lieu existant et pourtant non dépourvu de consistance (« On entend sa voix »), le pneuma, « l’Esprit », dans l’Apocalypse, semble désigner le passage d’une terre où l’on a les pieds à une réalité autre que la terre mais inséparable d’elle. Significative, à cet égard, est la rencontre, au fragment 4, « de l’ange enveloppé d’une nuée, un arc-en-ciel au-dessus de la tête, le visage comme le soleil et les jambes comme des colonnes de feu ». Un être pareil n’est pas de ce monde et pourtant il colle à lui et se fait entendre : « Il posa le pied droit sur la mer, le gauche sur la terre et il poussa une puissante clameur ». En réalité, lire l’Apocalypse, c’est reconnaître que l’univers habité par les humains n’est pas enfermé dans une totalité que l’on peut mesurer et dont le langage peut rendre compte. Le monde ne prend pas sens en lui-même ; il est insaisissable si l’on oublie qu’il suppose un autre que lui, inséparable de lui et dépassant sa totalité.

" L'arpenteur et l'écrivain " : le temps de l'Apocalypse

La manière dont fonctionne le temps, dans la mesure où on peut le repérer à partir des neuf séquences qu’on a dégagées, est également déconcertante.

La mise en corrélation des deux fragments qui encadrent l’ensemble (1 et 9) oblige à distinguer trois formes de temporalité.

Narration

La plus évidente est celle de la narration. On raconte l’histoire de la rédaction d’un livre et la succession des événements que suppose cette tâche. En réalité le récit se déroule sur deux niveaux distincts mais inséparables. Qui raconte ? Par un certain côté, il semble que le narrateur soit caché et que les événements se racontent d’eux-mêmes. Le texte commence en parlant de la Révélation. Il nous est dit qu’elle a été transmise à Jésus par Dieu et qu’un ange vint la communiquer à Jean. Ce dernier prend place dans un récit qui va parler de lui. En réalité, lorsque la narration commence, le héros à qui la révélation est donnée devient celui qui raconte, parle à la première personne et désigne le jour qu’il est en train de vivre : un dimanche, c’est-à-dire « Le Jour du Seigneur ». Les deux temps se succèdent sans qu’on nous explique comment s’opère le passage de l’un à l’autre. « Dieu envoya son Ange pour faire connaître (la Révélation) à Jean son serviteur. » Aussitôt après, Jean se met à raconter : « Moi, Jean,...je me trouvais dans l’île de Patmos... ».

Prophétie

Il est question de prophétie c’est-à-dire d’une façon de regarder l’avenir à la lumière de la Révélation et le futur dont on nous parle est imminent. Dès les premières lignes, on nous annonce que Dieu va montrer « ce qui doit arriver bientôt » car, précise-t-on, « le temps est proche ». Dans ce contexte on comprend qu’il importe de tenir et retenir « le contenu... de ces paroles prophétiques ». Quel est le « contenu » de cet avenir proche que le récit est censé prophétiser ? En réalité, lorsqu’on parvient au terme du livre, on n’a rien à retenir. L’avenir est au terme ce qu’il était au début. On nous a montré ce qui doit arriver bientôt. Le « bientôt » de la fin est celui du commencement : « Le temps est proche. » Qu’est-ce que ce futur qui semble ressembler au présent ? Des événements se seront succédé dont le lecteur aura pris connaissance sans que pour autant on ait acquis la moindre assurance concernant l’avenir.

Le temps de l'Eglise

Une troisième forme de temporalité est à considérer. Celle-ci a une saveur particulièrement évangélique puisqu’elle s’exprime dans le style des Béatitudes. Elle encadre l’ensemble du livre : on la retrouve à peu près dans les mêmes termes dans le premier et le dernier fragment : « Heureux le lecteur et les auditeurs de ces paroles prophétiques s’ils en retiennent le contenu » (fragment 1). « Heureux celui qui retient les paroles prophétiques de ce livre » (fragment 9). Considérons qu’il s’agit du temps de l’Eglise.

L’originalité de ce temps apparaît au fil de la lecture des sept épisodes qui se succèdent entre les fragments 1 et 9. Une distinction faite par Jean, au terme de son œuvre, permet de saisir la cohérence qui tient ceux-ci. L’auteur résume son travail en quelques mots apparemment banals mais peut-être plus éclairants qu’il ne semble au premier abord : « Une fois les paroles et les visions achevées... » Paroles et visions. Ces deux mots permettent de comprendre la corrélation que nous voyons se dégager entre les fragments 2-3-4 et 6-7-8.

Dans le premier de ces deux ensembles, il est question de vision :
- « Ce que tu vois, écris-le dans un livre » (fragment 2)
- « J’eus ensuite une vision... » (fragment 3)
- « Je vis ensuite un autre ange... » (fragment 4)

En revanche, dans le deuxième ensemble, l’acte de dire et d’entendre remplace celui de voir :
- « Alors l’un des sept anges... s’en vint me dire... » (fragment 6)
- « Puis il me dit : écris... » (fragment 7)
- « Alors l’un des sept anges...s’en vint me dire » (fragment 8)

Ces deux ensembles de triades tournent autour d’un pivot (le fragment 5).Celui-ci véhicule une curieuse ambiguïté : « Puis on me donna un ‘calame’, semblable à une baguette, en me disant : ‘ Lève-toi pour mesurer le Temple de Dieu !’... ». Le mot « calame » désigne le roseau qui sert à écrire mais qui, dans ce contexte, va servir d’instrument à mesurer. Ceci est d’autant plus étonnant que dans les deux ensembles qui encadrent cette injonction, on demande à Jean d’écrire. (« ...Ecris-le dans un livre » fragment 2. ) « Puis il me dit : Ecris ! » fragment 7. Dans le cours de la lecture du texte grec, en rencontrant le mot « kalamos », on ne peut éliminer le rapport du mot avec l’art du scribe. A coup sûr, on ne peut manquer de se demander quel lien, conscient ou non, unit l’acte d’écrire et le Temple de Dieu. La réponse se trouve aux deux extrémités du texte, précisément là où nous discernons le temps de l’Eglise.

Le « Temple de Dieu », en réalité, désigne l’assemblée des fidèles qui se constitue autour de la lecture des signes que le scribe a tracés. « Heureux le lecteur et les auditeurs de ces paroles prophétiques » ; « Heureux celui qui retient les paroles prophétiques de ce livre » : la béatitude naît du fait qu’autour des lettres que prononce le lecteur, un peuple se constitue.

Pour étayer ce lien entre, d’une part, le texte écrit qu’on lit et qu’on écoute et, d’autre part, le Temple de Dieu, on peut revenir sur le sens du mot « contenu », à propos des paroles dites « prophétiques ». Dans le texte grec, il s’agit du participe passé, au pluriel, d’un verbe qui signifie « tracer des signes » tout autant qu’écrire. « Ta guegrammena » : mieux vaudrait dire « ce qui a été tracé » ou « les lettres qui ont été tracées ». Il en va de ces signes comme des notes sur la partition d’un musicien ; elles ne donnent rien à entendre mais l’interprète se doit de les respecter. Cette référence à la musique permet de comprendre autrement le verbe « retenir » que proposent la plupart des traductions. « Têrountes ha... guegrammena » est compris comme désignant ceux qui « retiennent le contenu ». En réalité, le verbe qu’on traduit par « retenir » désigne le fait de veiller sur un dépôt, comme le berger veille sur ses moutons. Certes, le berger « retient » son troupeau mais il en a surtout soin ; il veille sur lui. Veiller sur les lettres écrites avec le soin qu’on met pour protéger un bien précieux, telle est la nuance que rendent mal les traductions. On voit alors le lien entre l’écriture et le Temple. Les lettres du livre que Jean écrit sont aussi précieuses que les pierres dont on se sert pour édifier un lieu saint. Elles sont, en vérité, les pierres de l’Eglise à construire. Les écrire et les disposer conduit à créer les conditions pour que se forme une assemblée ; ses membres se réunissent pour écouter le lecteur qui énonce les mots du texte. Le contenu des paroles qu’on est en train de lire est insaisissable ; on ne peut ni les tenir ni les retenir. Certes, nous aurons à nous en apercevoir dans la suite de ce travail, la lecture de l’Apocalypse permet de faire du sens. Mais il faut reconnaître que la rédaction de ce livre s’évertue à écarter tout sens à peu près clair. Il vise plutôt à en écarter tout sens définitif pour faire savoir, au lecteur de la Bible, qu’il touche une limite. Le livre de l’Apocalypse, en racontant l’histoire de sa production trace les bordures du Livre. Dans le même temps, il ouvre l’Eglise, le nouveau Temple, dont les mots du livre sont les pierres sans lesquels le livre n’aurait pas de sens.

Les derniers mots de l’Apocalypse confirment cette façon d’entendre le texte comme clôture de la Bible. Ils sont attribués à Jésus qui s’exprime sans l’intermédiaire d’un ange et sans aucun autre moyen que le « calame » de Jean : « Moi, Jésus, j’ai envoyé mon Ange publier chez vous ces révélations... Je déclare, moi, à quiconque écoute les paroles prophétiques de ce livre : ‘Qui oserait y faire des surcharges, Dieu le chargera de tous les fléaux décrits dans ce livre ! Et qui oserait retrancher aux paroles de ce livre prophétique, Dieu retranchera son lot de l’arbre de Vie et de la Cité Sainte, décrits dans ce livre’... » (22,16-20). On est sensible, bien sûr, au caractère définitif (dé-fin-initif) de ces propos attribués à Jésus : il désigne la fin du livre qu’on appelle « Apocalypse ». On remarquera aussi que le discours de Jésus dit la fin non seulement de l’œuvre écrite par Jean mais de la totalité biblique. Il renvoie à « l’arbre de vie », au tout début du Premier Testament, au livre de la Genèse. L’« arbre de vie », bien sûr, est celui du jardin de l’Eden où furent placés Adam et Eve lors de la création.

La vérité de la révélation

« L’acte de retirer le voile » : telle est la signification du premier mot de l’œuvre. On songe, en recevant ce mot « Apocalypse » à l’inauguration d’un monument ou d’une statue. On retire ce qui cache l’œuvre pour qu’elle apparaisse aux regards dans sa vérité. Lorsqu’il s’agit d’un livre de la Bible, on s’attendrait à recevoir, pour la contempler, une réalité nouvelle sur Dieu ou sur Jésus. Le mot « apocalypse » en éveille le désir.

Ne risque-t-on pas d’être déçus en constatant que les mots qui se sont alignés ne « contiennent » rien ou pas grand-chose ? Certes, l’ensemble du livre –  les quelques phrases que nous avons extraites le laissent deviner – est d’une grande beauté mais il ressemble davantage à un poème surréaliste qu’à un catalogue de vérités théologiques. Si l’on s’efforçait d’y déchiffrer une connaissance nouvelle, on se lancerait dans un travail de démythologisation stérile.

En réalité, le mot « apocalypse », ainsi que le livre qu’il désigne, fait entrer dans la vérité chrétienne. La difficulté à s’en apercevoir est réelle. Le symptôme en est dans le fait que les lecteurs ne prennent pas conscience qu’avant toutes choses, ce dont il est question c’est de l’élaboration d’un livre. Qu’est-ce que révèle une œuvre écrite sinon la communication entre un sujet et des lecteurs au moins éventuels. Quel que soit le « contenu » d’un livre, le scribe se tourne vers un public. Autre est le contenu du livre, autre est la communication de ce contenu.

Lorsqu’il s’agit de l’Apocalypse, telle est du moins l’hypothèse qu’on suggère ici, l’acte de communiquer se confond avec l’objet révélé.

Ceci est affirmé dès les tout premiers mots : « Révélation de Jésus-Christ ; Dieu la lui donna. » Qu’est-ce que la Révélation ? Un don communiqué par Dieu à Jésus. Dieu donne et Jésus reçoit : en ceci consiste la Révélation. Tout est dit et tout reste encore à dire. Le mouvement qui va de Dieu à Jésus se poursuit. Il s’exprime au fil des mots qui viennent s’aligner. Le premier paragraphe – comme pour donner le ton – est une suite de communications exprimée de façon particulièrement originale. Dans chaque acte de communication, celui qui donne est au nombre de ceux qui viennent de recevoir et, chaque fois, le lien entre l’acte de donner et celui de recevoir met en relation un sujet au singulier avec une pluralité de personnes. La Révélation se transmet par Jésus : de bénéficiaire il devient donateur qui s’adresse à ses serviteurs, au pluriel (« Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs »). L’un de ceux-ci est mis à part (« Il envoya son ange pour la faire connaître à Jean son serviteur »). La rédaction du livre, l’attestation de Jean s’adresse à l’ensemble des auditeurs. Parmi ceux-ci un lecteur se dégagera. En prononçant les mots du texte il s’adressera à l’ensemble de ceux qui l’écoutent, se trouvant, lui aussi, en position de transmetteur (« Heureux le lecteur et les auditeurs de ces paroles... ». On peut éprouver une certaine joie lorsqu’on en vient à trouver et à ramasser dans un champ une belle fleur. Imaginons que la même fleur vous soit offerte par une personne qui vient vous dire son amour, la joie sera d’un autre ordre. La communication aura opéré un lien humain que la fleur fait apparaître ; que la fleur « révèle ». Ainsi fonctionne la Révélation : par-delà les vérités transmises dans le livre, d’emblée le lecteur est invité à contempler le lien qui se noue lorsque, dans l’Assemblée liturgique, il est au nombre des « auditeurs » qui reçoivent les mots que Jean s’apprête à écrire.

Notons que lorsque l’on comprend ainsi le mot « Révélation » (ou « Apocalypse »), quelques aspérités du texte s’effacent. Pourquoi s’intéresser avec autant de soin au calame qui trace des lettres plutôt qu’au contenu des mots sinon parce qu’elles sont l’instrument de la communication avec un Autre ? On comprend le soin des copistes et des enlumineurs du Moyen-Age, dans les abbayes. La lettre fait mieux que de transmettre une connaissance ; elle donne à voir la beauté du lien qu’on appelle « révélation ». Pourquoi, au fragment 4, l’Ange arrête-t-il le geste de Jean qui s’apprête à écrire ? Pourquoi lui est-il demandé de prendre un livre plutôt que d’en composer un ? On peut supposer que si Jean est du côté de ceux qui donnent et qui transmettent, il est en même temps du côté de ceux qui reçoivent : « Je pris le petit livre. » Enfin, le fragment 5 prend tout son sens. L’instrument à tracer des lettres est l’instrument de la Révélation qui, liant le singulier de Dieu au pluriel des auditeurs d’un texte, permet de mesurer la grandeur d’une Assemblée que Dieu rejoint au point d’y résider et d’en faire son Temple : « On me donna un calame... en me disant : ‘Lève-toi pour mesurer le Temple de Dieu’... »

" Ce qui doit arriver bientôt "

La façon de comprendre la Révélation comme le lien que noue l’acte de communiquer - indépendamment d’une vérité explicite - ne trahit-elle pas le texte de l’Apocalypse ? Dès le début, il nous est dit que les paroles à lire ou à entendre sont « prophétiques » : un prophète annonce l’avenir. On nous dit que les paroles font savoir « ce qui doit arriver bientôt ». Elles semblent bien, quoi qu’on dise, avoir un contenu.

En réalité, lorsque des personnes humaines se rassemblent, c’est toujours au nom d’une absence et d’une fin à faire advenir, à espérer. Lorsque le lien qui unit les auditeurs du livre est Jésus-Christ à qui Dieu se donne lui-même, comment le but visé peut-il être atteint sans être dissous ? Atteindre Dieu est impossible à moins de n’en faire qu’une idole. Qu’est-ce qu’atteindre le Dieu auquel nous lie la Révélation ? Qu’est-ce que recevoir ce don incessant qui se communique sans qu’on puisse le saisir ? Dieu se communique par Jésus et Jésus communique Dieu par sa vie comme par le témoignage que Jean en donne dans son livre. Les événements par lesquels Dieu se communique et les paroles prophétiques, une fois mises dans un livre, continuent à se transmettre mais elles ont un terme. On se leurrerait si l’on pensait que, le terme atteint, on tenait le but visé, l’intenable du Dieu de Jésus-Christ. Le livre s’achève mais le temps poursuit son cours. Ce qui arrive aussitôt après la rédaction ou la lecture du livre est encore l’attente de Celui qui se donne en se révélant. Où est Dieu ? On saisit son passage dans les événements qui se succèdent et qui, rassemblant les auditeurs du livre, sont pris dans un désir jamais satisfait mais toujours exaltant. Où est Dieu ? Nulle part ailleurs que dans le désir de ceux qui reçoivent son témoignage et qui se laissent prendre aux paroles du livre. Les paroles sont prophétiques : elles disent le temps qui vient. Elles disent que le temps qui vient introduit dans l’Alliance que le livre appelle « Révélation » et dont l’Eglise pourrait devenir le lieu. « Le temps est proche » : il est tout proche en effet. Chacun des instants qui se succèdent fait entrer dans le temps de Dieu qui sera toujours le temps du désir. L’Apocalypse est le livre de la fin. Que reste-t-il à dire après la fin sinon l’appel, l’attente impatiente ? Quand tout est dit et mis dans un livre, quand le livre est achevé et entendu, quand tout est donné, tout reste à attendre et l’attente est heureuse. « Heureux celui qui retient les paroles prophétiques de ce livre » ; il peut dire en vérité : « Amen, viens, Seigneur Jésus ! » (Ap. 22,30).

Suite "Au coeur de l'Apocalypse : le problème du sens"

Annexe (Greimas)

Pour qui souhaiterait vérifier que l’histoire correspond bien au schéma mis à jour par Greimas, voici d’abord le tableau qui résume son exposé (cf. Sémantique structurale p. 197).

On appelle « actants » les personnages ou les éléments qui entrent dans la combinatoire d’un récit et font progresser l’action. On les classe selon 3 axes :

- l’axe du désir : l’actant « héros » est en quête de « l’objet »
- l’axe du combat : « l’adjuvant » désigne tout ce qui aide le héros dans ses épreuves et « opposant » tout ce qui contrarie sa quête.
- l’axe de la communication : les adjuvants ou l’objet de la quête sont communiqués par un « Destinateur » à un « Destinataire ».

On peut constater que le déroulement, tel que nous venons de le retracer, vérifie le schéma proposé par Greimas.

1) Epreuve qualifiante (fragments 1 et 2)

Première fonction du donateur : Une voix appelle et demande à Jean d’écrire un livre.

Réaction du héros : Jean « écoute », fait face « à ses compagnons d’épreuve » et entre en extase.

Conséquence : Jean est qualifié pour partir à la recherche du secret sur « ce qui doit arriver bientôt ». La promesse d’une révélation est l’adjuvant qui lui permettra de faire face à la tâche.

2) – Epreuve principale (fragments 3,4,5)

Mandement : Il est demandé au héros de « monter » ; on le prie de cesser d’écrire et de prendre un livre.

Décision du héros : le voici mis devant une alternative : « écrire ou ne pas écrire. » Ceci s’accompagne du grondement des sept tonnerres. Que signifie cette clameur pareille au mugissement du lion ? N’est-ce pas l’indice qu’on est au cœur du combat ? Ecrire ou lire est l’épreuve que le héros surmonte : « Tiens secrètes les paroles des sept tonnerres et ne les écris pas. » Quoi qu’il en soit du combat, l’épreuve est surmontée. Jean s’est soumis aux prescriptions de l’ange.

Liquidation du manque : Le « calame » figure à la fois l’acte d’écrire et celui de mesurer le Temple. Cette jonction n’est-elle pas le secret à la recherche duquel Jean a été envoyé ? Il n’est d’Eglise que là où l’Ecriture construit.

3) – Epreuve glorifiante

Assignation d’une tâche : « Il doit écrire ‘Heureux les invités au repas de l’Agneau’... ».

Réussite : Jean obéit et n’a aucun mal à suivre l’ange qui le conduit dans les hauteurs

Reconnaissance : « Mon retour est proche » ; le secret est donné par l’ange. Le voici reconnu, lui et ceux à qui le message sera transmis.

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