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Le mariage des chrétiens de l’Église latine à travers les siècles
Michel Poirier

1- Les premiers siècles de l’Église

2- Au cours du Moyen Âge

3- De la Réforme au XVIe siècle jusqu’à la Révolution française

4- De la Révolution française jusqu’au concile Vatican II

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2- Au cours du Moyen Âge

À mesure que la civilisation médiévale s’organise, on voit se développer à propos du mariage des normes juridiques qui tentent d’être de plus en plus précises, même quand la réalité des mœurs renâcle à s’y plier, en même temps que l’autorité ecclésiastique se réserve progressivement le monopole de la fixation de ces normes dans une société de chrétienté où la religion donne forme à toute la vie sociale.

Vers le Moyen Âge

Les invasions barbares apportent un bouleversement et mettent fin, en Occident, à l’Empire romain. Le droit des peuples germaniques entrés dans l’Empire comporte des différences avec le droit romain, d’où une certaine confusion. On ne s’arrêtera pas sur cette période, pour passer aussitôt aux tentatives de remise en ordre de la période carolingienne. Notons seulement que désormais la chasteté pour Dieu ne se vit plus dans les familles, mais dans des monastères et des couvents, féminins aussi bien que masculins.

Dans le droit romain, ce qui constitue le mariage c’est le consentement réciproque, même quand en réalité l’accord entre les familles a été déterminant et s’est imposé aux futurs époux. Pour la classe dirigeante franque, selon la coutume germanique, il y faut aussi la consommation. On le voit chez Hincmar, évêque de Reims, actif au milieu du 9e siècle. Ce sera une source de débat, pour fixer à partir de quel moment une union devient indissoluble. D’autre part, si des prières sont attestées lors de mariages, si des livres liturgiques contiennent un rite pour sa célébration, il n’a pas été tenté sous Charlemagne et ses successeurs de codification générale de ces rites, alors qu’on a tendu vers une unification de la liturgie en d’autres domaines. Ce qui est essentiel pour prouver l’existence d’une union conjugale, ce n’est pas alors la pratique d’un rite religieux, c’est le caractère public de l’engagement, exigence que d’ailleurs il a fallu rappeler abondamment pour combattre les mariages clandestins, ou fondés sur un rapt réel ou simulé. Et il est demandé au prêtre de la paroisse d’enquêter avant le mariage pour vérifier qu’aucun empêchement ne s’y oppose.

Les situations réelles auxquelles les autorités et les pasteurs font face dans les documents qui ont été conservés sont souvent compliquées. Les usages hérités des tribus germaniques concédaient aux jeunes hommes des familles régnantes et des clans dominants un concubinage semi-officiel conclu dans l’entourage proche et sans souci d’une parfaite égalité de condition, avant un vrai mariage avec une héritière d’une famille égale plus lointaine pour des raisons de stratégie politique. Cela ne se passait pas toujours bien (cas du roi Lothaire II) et les enfants de concubines ne pouvaient hériter du rang paternel. D’autre part l’interdiction de l’inceste se complique, il ne s’agit plus seulement de proscrire les mariages consanguins (jusqu’à un degré qui a pu varier) mais aussi les mariages dans la parenté spirituelle, c’est-à-dire non seulement le parrain ou la marraine mais aussi leurs proches, et dans la parenté par alliance, par exemple la famille de l’épouse défunte, il est même proscrit d’épouser la sœur d’une ancienne concubine. Dans un monde sans registres d’état-civil, où la parole échangée se passe souvent de toute conservation écrite, les cousinages ne sont pas toujours bien connus et on a pu invoquer pour se délivrer d’une union dont on ne voulait plus un empêchement ignoré ou dissimulé lors de la conclusion du lien.

On a compris qu’on est surtout renseigné sur les questions qui se sont posées dans les familles royales et aristocratiques. À l’autre extrémité de l’échelle sociale, les esclaves (il en existe encore) sont toujours privés d’un mariage régulier, et les serfs, paysans attachés à une terre dépendant d’un seigneur, doivent obtenir l’accord de leurs seigneurs lorsque les futurs conjoints dépendent de deux maîtres différents.

Au cœur du Moyen Âge : le droit de l’Église devient le droit de toute la société

Le pontificat du pape Grégoire VII (1073-1085) est au centre d’une affirmation de plus en plus nette du pouvoir propre de l’Église et de son chef romain à l’intérieur de la société occidentale. Malgré des revers et des crises (échec final des croisades, hérésie cathare) cette évolution est consolidée au cours des deux siècles suivants par l’apport d’ordres religieux dynamiques, les cisterciens au 12e, les franciscains et les dominicains au 13e.

À l’orée de cette époque, dans la première moitié du 11e siècle, un grave problème était posé : dès la fin du 4e siècle les papes romains et certaines assemblées locales d’évêques avaient voulu imposer aux clercs d’Occident à partir du diaconat, puis même du sous-diaconat, que ceux d’entre eux qui avaient été ordonnés alors qu’ils étaient mariés vivent désormais dans la continence, et que ceux qui avaient été ordonnés encore célibataires ne se marient pas (1). Cette discipline n’avait pas réussi à s’imposer partout et toujours, et en ce début du second millénaire on voit des évêques avoir une épouse publiquement, et aussi transmettre la charge épiscopale à un fils, ce fut le cas à Rennes, à Nantes, à Quimper, au Mans. Lorsqu’un jeune prêtre se marie aux yeux de tous, l’autorité fidèle à Rome peut le désavouer, déclarer qu’elle le dépose, mais si les consentements ont été publics le mariage ne pourra être tenu pour nul dans l’état où en était le droit.

Les papes de la fin du 11e siècle obtinrent effectivement que l’obligation du célibat clérical ne soit plus contestée en principe et qu’il ne se produise plus que des transgressions individuelles dument réprimées quand elles étaient connues. Mais le traitement de ces difficultés contraignait l’Église à préciser sa doctrine et ses règles canoniques sur le mariage lui-même. Jusqu’ici le mariage du prêtre était condamné moralement et le coupable sanctionné, désormais (concile de Latran II 1139) il est déclaré invalide et de tels couples sont considérés comme concubinaires : l’Église s’est déclarée ainsi compétente pour intervenir sur les conditions de l’acte même de conclure un mariage.

Pour le mariage des laïcs, Yves, évêque de Chartres de 1091 à 1116, et théologien proche du pape Urbain II, avait cherché à rassembler les prises de position anciennes des Pères, des papes, des décrets impériaux, et il remettait en honneur (le droit romain avait été largement oublié) que la conclusion du mariage s’opère par l’échange des consentements, de telle sorte que, même si un père de famille a promis à quelqu’un sa fille encore enfant, si celle-ci devenue nubile refuse de consentir elle en a le droit. Un mariage imposé contre la volonté d’un des contractants est nul. Ce consentement mutuel a pour effet une communauté de vie qui ne se réduit pas à la rencontre sexuelle et doit pouvoir se vivre dans l’amour réciproque, ce qui n’est possible que dans l’égalité des conditions : le mariage entre une personne libre et une personne serve doit selon Yves être tenu pour nul, en raison de l’assujettissement de l’un par l’autre qu’il comporterait.

Les générations suivantes vont affiner ces réflexions et tenter de les systématiser. Parallèlement la théologie a désormais précisé ce que l’Église nomme sacrements, la liste des 7 sacrements se fixe, et pour le théologien auteur du Livre des Sentences, Pierre Lombard (vers 1100-1160), le mariage en fait évidemment partie. Il se distingue des autres en ce qu’il a existé bien avant le Christ, dès le temps de l’innocence du premier couple, et l’union de vie et de cœur qu’il en a gardée le rend apte à figurer cette union du Christ et de l’Église qui s’opère par la charité – mais la chute dans le péché a eu pour conséquence que le désir sexuel n’est plus ordonné seulement à cette union et à la procréation, mais est devenu concupiscence, comme déjà s’en désolait saint Augustin, et que le mariage est désormais aussi remède à la concupiscence. Le caractère essentiel de l’échange des consentements devant témoins est réaffirmé, sans considération des autres cérémonies éventuelles (bénédiction, etc.) ce qui laisse non résolues les incertitudes nées des mariages clandestins. Une hésitation persiste sur la question de savoir si, après avoir été consenti, un mariage non ratifié par la consommation est indissoluble : les réponses du pape Alexandre III (1159-1181) ont varié. Très généralement, un mariage non consommé n’est pas objecté à quelqu’un qui veut entrer au couvent.

Pour rendre plus difficiles les mariages clandestins, et aussi permettre que soient connus à temps les empêchements de consanguinité, le concile de Latran IV (1215) exige qu’avant tout mariage une annonce soit faite par les curés dans les églises où sont connus les futurs : c’est le début de la publication des bans. Les contrevenants s’exposent à des sanctions, des pénitences, les enfants d’un mariage qui aurait dû être interdit seront illégitimes, mais on n’en est pas encore à déclarer nuls ces mariages. Une liturgie se développe, et ce développement extrait peu à peu le mariage de son cadre strictement familial. L’échange des consentements aura lieu à la porte de l’église devant tous, puis l’épouse sera remise à son mari par le père de celle-ci (et bientôt le prêtre reprendra ce rôle), l’anneau que l’époux va passer à l’épouse sera béni, puis une procession fera entrer tout ce monde dans l’église pour une messe. L’Église étend de plus en plus son autorité sur la conclusion du lien, mais le détail de la liturgie restera très divers tant que l’imprimerie ne sera pas là pour faciliter une progressive unification. Le caractère sacramentel du mariage est admis par tous, mais il laisse ouvert le problème du ministre du sacrement : s’agit-il des époux par leur consentement, ou du prêtre qui le reçoit et les bénit ? Les clarifications viendront plus tard.

On n’abordera pas ici les recherches de saint Thomas d’Aquin (1225 ou 26-1274) sur ce qu’est le mariage dans l’ordre naturel, quand il concerne aussi bien les païens que les chrétiens. Mais cet aspect des choses reviendra plus tard dans les préoccupations, du fait qu’à partir de cette époque on tend à définir ce sur quoi porte l’échange des consentements comme un contrat. Ainsi chez Duns Scot (vers 1266-1308) : « Le contrat se dit d’un lien qui lie ensemble deux volontés. Le contrat matrimonial est donc la donation mutuelle que se font de leur corps un homme et une femme pour un usage perpétuel aux fins d’engendrer des enfants et de leur donner une éducation convenable ». Le consentement au contrat, lorsqu’il s’agit de baptisés, est un sacrement, ce qui lui donne une portée plus haute, notamment en terme de grâce divine en vue de la charité et de l’édification de l’Église, qu’il n’avait pas en tant que simple contrat. Contrat et sacrement vont ensemble sans être la même chose. Cette distinction ne semble pas poser problème dans la chrétienté médiévale, l’institution ecclésiastique gère le contrat comme le sacrement. Il n’en sera pas toujours ainsi.

Michel Poirier

1- Cf. Article de Michel Poirier : Aux origines du célibat 3. Le quatrième siècle. / Retour au texte