Page d'accueil Nouveautés Sommaire Auteurs
Retour à " Chrétiens en Occident " Contact - Inscription à la newsletter - Rechercher dans le site

Pour un christianisme sans religion
Bruno Mori

La sortie de la religion, dans laquelle se reconnaissent de nombreux chrétiens, est l’aboutissement d’une longue histoire que Bruno Mori esquisse dans Pour un christianisme sans religion : Retrouver la « Voie » de Jésus de Nazareth (Karthala,2021). Ce livre, dont nous proposons ici quelques extraits, rappelle la « Voie » que Jésus de Nazareth a ouverte, la Voie d’un Dieu « dans la pâte humaine ; dans l’épaisseur souvent lourde, sombre et encombrante de la réalité concrète de la vie quotidienne. »

Bruno Mori est un théologien et philosophe d’origine italienne qui vit à Montréal depuis quarante ans. Il a beaucoup écrit sur l’état de l’Église catholique et de la religion dans la modernité.

(3) Commentaires et débats

« Dieu est à l’œuvre dans les petits et les faibles. »

Dans les évangiles la foi apparaît essentiellement comme pratique, action et œuvre d’amour, engagement, style de vie qui s’explicite, s’actualise au ras du sol, dans le concret des circonstances de temps et de lieu où chacun tisse le quotidien de sa vie. C’est une foi qui se préoccupe de l’homme dans sa situation concrète. C’est une foi concernée par les problèmes humains, la question sociale. Nous dirions aujourd’hui que c’est une foi qui s’intéresse à la nourriture, au vêtement, au logement, au loyer ; qui se préoccupe de l’emploi, des fins de mois, de la garderie, de l’école, de l’instruction, de la santé, de la solitude, de la sécurité. Elle cherche à produire de l’accueil, de la compassion, du respect, du partage, de l’égalité, de la communion, de la fraternité. (…)

La foi et la confiance que l’Amour qui devient « grâce » est la seule force capable d’humaniser l’homme, les chrétiens les ont donc puisées dans la fréquentation et la méditation de la personne et de l’œuvre du Maître de Nazareth. En réfléchissant sur le mystère de sa vie, les chrétiens sont arrivés à la conclusion que la vraie nature de Dieu n’est pas faite de superpuissance, de suprématie, de pouvoir, de domination, de grandeur qui emprisonnent la personne dans son ego, paralysent et oppriment, mais d’amour qui intervient pour guérir, faire avancer, faire grandir ce qui est faible, petit, pauvre, imparfait, et donc, finalement, pour « servir » au perfectionnement et à la réussite évolutive de ce monde. (…)

Après sa conversion à la foi chrétienne, Saul, devenu Paul, saura désormais que c’est seulement lorsqu’il expérimente la fragilité de son être qu’il est vraiment fort, car habité par la présence de Dieu (2 Co.12, 9-10). Paul, citant une hymne chrétienne de son temps, proclamera qu’en Jésus Dieu s’est « anéanti » et s’est « vidé » de toutes ses prérogatives divines et qu’il s’est manifestée tel qu’il est en réalité : sous la forme du serviteur ou de l’esclave (Ph.2,7). Ici encore, pour Paul et pour tout autre chrétien, Dieu ne doit pas être cherché dans les formes ou les expressions du pouvoir, de la puissance, de la grandeur, de la majesté, mais dans les expressions humaines de la petitesse, de l’abaissement, de l’insignifiance, de la souffrance, en en mot, dans la condition de l’« esclave », c’est-à-dire de ceux et celles qui ne sont « rien » en ce monde et pour ce monde. C’est dans les petits et les faibles que Dieu est à l’œuvre, c’est en eux qu’il est et c’est en eux qu’il se manifeste à notre monde. (…)

« Jésus n’apparaît jamais comme le fondateur d’une religion. »

Ce qui est frappant dans la vie du Nazaréen c’est de constater, non seulement sa parfaite humanité, mais aussi sa parfaite « laïcité ». L’homme de Nazareth ne fait pas partie de la caste des prêtres, des scribes ou des lévites. Comme juif, il n’est ni particulièrement religieux, ni spécialement pieux et observant. Il prend facilement ses aises avec la religion et ses distances avec ses pratiques. Il n’hésite pas à relativiser l’importance du culte et la fonction du Temple ; à transgresser le repos du sabbat et à enfreindre les règles de pureté rituelle. Il est extrêmement critique et agressif envers la classe religieuse dirigeante. Dans les évangiles, Jésus n’apparaît jamais comme le fondateur d’une religion. Il n’a jamais établi ou fixé des espaces ou des temps sacrés. Il n’a jamais promulgué de rituels pour le culte. Il n’a jamais ordonné de prêtres. Il n’a jamais encouragé ses disciples à fréquenter les synagogues, à réciter des prières, à offrir des sacrifices, à pratiquer le jeûne, à observer le sabbat ou les autres prescriptions de la tradition rabbinique.

Il est symptomatique de constater que, dans les évangiles, la relation de Jésus avec Dieu ne s’exprime et ne s’exécute jamais à travers les gestes de la religion, mais toujours à travers la spontanéité d’un rapport direct, libre et personnel, en dehors de tout encadrement ou décor sacré, religieux ou liturgique. Le rapport de Jésus avec Dieu surgit des événements de sa vie quotidienne qui est séculière et laïque ; de la fréquentation des gens simples, ordinaires, des pauvres, des malades, des « pécheurs », de la rue où il fait ses rencontres ; de la table à laquelle il mange ; de la proximité des hommes et des femmes qu’il croise. Cette relation avec son Dieu-Père surgit autant de la clameur des foules qui l’entourent, que du silence de la montagne, au sommet de laquelle il se retire pour mieux prier et mieux se reposer.

Ce qui est particulier de la spiritualité de Jésus de Nazareth, ce n’est donc pas la foi religieuse qui s’explicite dans les pratiques d’une religion, mais une façon d’agir, un style de vie déployés au service de la miséricorde et de l’amour du prochain dans lequel il voyait le visage humain de Dieu. De sorte que l’on peut affirmer que ce qui est typique de la personnalité de Jésus est son caractère fondamentalement et remarquablement humain qui cherche à humaniser ceux qui l’entourent, en les libérant des pulsions et des attitudes déshumanisantes, afin de rendre possible un monde plus humain.

Les gens qui ont fréquenté Jésus n’ont jamais vu en lui une incarnation de Dieu, mais ils ont plutôt expérimenté en lui une humanisation de Dieu. Non plus Dieu présent dans le sacré, la religion, le sacerdoce, les rites, les sacrements, l’Église, la hiérarchie ; mais Dieu présent dans cet Homme qui vit dans la rue avec les simples et les petits et qui se donne à tous par amour. Dieu présent où les gestes de l’amour sont posés et reçus. (…)

« Être chrétien ne signifie pas être particulièrement religieux, mais être particulièrement humain. »

On peut résumer tout cela, en disant que, finalement, au contact de Jésus, nous avons appris que notre relation avec le divin n’est possible que dans l’humain. Que ce qui caractérise le christianisme ce n’est pas sa foi en la divinité de l’homme (de Nazareth), mais sa foi en l’humanisation de Dieu. Dans le christianisme notre relation avec Dieu n’est pas une relation « religieuse » avec l‘Être le plus grand, le plus haut, le plus fort, le plus puissant, mais une relation « séculière » avec la réalité matérielle qui nous entoure et qui se manifeste comme une façon « amoureuse » d’être pour les autres. Et les efforts des personnes supposément « religieuses » ne sont pas des efforts pour atteindre une divinité inaccessible, mais pour atteindre des humains qui sont proches de nous et qui ont besoin de notre amour.

Être chrétien alors ne signifie pas être particulièrement religieux, mais être particulièrement humain. Dans cette vision des choses, la vie humaine apparaît alors comme une vie divine où le « sacré » ne fait qu’une seule chose avec le « profane ». Si cela est vrai, il est facile de comprendre que le christianisme n’est pas un projet de divinisation, mais essentiellement un projet d’humanisation.

Jésus apparaît finalement comme l’homme qui a nié tout ce que les autres avaient affirmé de Dieu ; qui a démoli tout ce que les autres avaient bâti sur l’idée qu’ils s’étaient faite de la divinité. Jésus n’a jamais accepté la nature du « theos » proclamée par les religions et, dans ce sens, il n’est pas faux d’affirmer qu’il a été un « a-theos » (un a-thée) et que le mouvement issu de lui n’est pas une religion. Au cœur du christianisme il n’y a donc pas Dieu, mais l’Homme de Nazareth, à travers lequel les croyants pensent entrevoir quelques reflets de la véritable nature de Dieu. S’il est vrai qu’il existe une Réalité divine qui cherche à nous faire signe, nous ne pouvons pas nous soustraire à la sensation que c’est en cet Homme qu’elle a réussi à trouver sa meilleure expression. Cela signifie alors la fin de la religion comme institution de médiation nécessaire à la relation et à la rencontre avec le divin.

L’existence du phénomène-Jésus est la preuve tangible que le divin est présent, vit et se manifeste d’une façon privilégiée et unique, dans l’humain. Jésus nous prouve que c’est dans la vie de tous les jours de ces humains qui mangent, qui dorment, qui travaillent, qui se divertissent, qui voyagent, qui dansent, qui aiment, qui s’égarent, qui souffrent… que doivent être semées les graines de l’amour qui germeront et s’épanouiront en divine présence. Dieu est dans la pâte humaine ; dans l’épaisseur souvent lourde, sombre et encombrante de la réalité concrète de la vie quotidienne. Dieu est dans le profane, dans le séculier, dans le social, dans le politique, parce c’est là qui que vivent les hommes et parce que c’est dans les profondeurs de leur être, souvent à peine ébauché, qu’est continuellement à l’œuvre la présence créatrice et restauratrice de l’Énergie Primordiale d’Amour qui fait évoluer le monde vers de meilleurs accomplissements.

Bruno Mori, mis en ligne janvier 2023
Peintures de Rajmund Kanelba