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Reformer l’Église
Christine Fontaine

On constate, à juste titre, que les abus sexuels trouvent leur source dans des abus spirituels. Le cléricalisme,tant de certains prêtres que de laïques, favorise ce climat. Beaucoup pensent que le mariage des prêtres et le diaconat (ou le presbytérat) pour les femmes permettrait de sortir de ce terrain malsain. Mais ces solutions – si elles ne s’accompagnent pas d’un changement radical – ne comportent-elles pas le risque de mettre en place un néo-cléricalisme ?

(4) Commentaires et débats

Abus sexuels, abus spirituels

Aujourd’hui mariée et mère de cinq enfants, Sophie Ducrey dénonce les abus sexuels qu’elle a subis dans la communauté Saint Jean (1) pendant de nombreuses années (2). Ou plutôt elle montre comment une emprise spirituelle conduit à renoncer à tout discernement personnel et à se laisser abuser sexuellement. Cette communauté est fondée sur la notion d’amour-amitié qui trouve sa source chez Saint Thomas d’Aquin. Entre érôs (l’amour de désir) et agapè (l’amour totalement désintéressé et universel), Thomas d’Aquin introduit la philia (l’amour d’amitié) comme seul concept pouvant combler le hiatus entre les deux notions. Sophie, aujourd’hui âgée de 46 ans, arrive dans cette communauté à l’âge de 16 ans. Fragilisée par des déplacements tous les trois ans de sa famille – son père est diplomate – elle est en manque de reconnaissance. Elle a soif de liens solides et désespère de pouvoir donner un sens à sa vie. Dans cette communauté, elle est accueillie à bras ouverts. Les frères lui manifestent qu’ils ont besoin d’elle pour participer à une chorale ou à d’autres actions. On reconnaît la grandeur de sa foi. Par sa fragilité, Sophie a peur de nouer des liens particuliers avec un compagnon de son âge (éros). C’est peut-être le signe, selon les frères, qu’elle est appelée par Dieu à un amour plus vaste (agapè). Pour discerner et approfondir sa vocation, on lui conseil de prendre un père spirituel.

Il est censé guidé la personne dans son lien avec Dieu et dans sa vocation. Il parle et agit en son Nom. L’amour-amitié (philia) entre l’accompagnateur et l’accompagné est, dans la communauté Saint Jean, le vecteur indispensable pour progresser dans une relation de plus en plus profonde et personnelle avec Dieu. L’affectivité prend des couleurs de mystique. Dans une relation d’amour-amitié, le dirigé est pour le père spirituel son enfant bien-aimé, unique au monde… comme il l’est pour le Père des cieux. Selon le fondateur de cette communauté, les gestes sont nécessaires et même importants pour incarner cet amour. On cite à Sophie des textes du fondateur pour appuyer cette thèse. Entre 16 et 18 ans, une relation d’intimité s’installe entre elle et son accompagnateur. Des liens de confiance s’établissent. Le frère de Saint Jean est à son écoute. Alors qu’il est surchargé, il n’hésite pas à passer du temps avec elle, à l’emmener visiter des lieux qu’il aime particulièrement. Le « choix de Dieu » de la vouloir au service d’un amour total et universel s’incarne pour elle dans le sentiment d’amour-amitié avec son père spirituel. Tout cela est voulu par Dieu et cohérent pour elle. Pour Sophie, la philia entre eux doit lui permettre de s’acheminer vers l’agapè… jusqu’au jour où, ayant 18 ans, érôs - demeuré tapi - reprend ses droits. Le père spirituel se révèle être un prédateur sexuel. Pour tenter de survivre et ne pas jeter aux orties éros et agapè en même temps que philia, Sophie vit pendant longtemps dans le déni.

Aujourd’hui, relisant son histoire, Sophie parle surtout d’abus spirituels tellement insidieux qu’elle ne pouvait être consciente qu’ils mèneraient un jour à des abus sexuels. Elle écrit : « J’avais appris à faire de la célébration eucharistique le sommet de mon existence. (…) Je ne vais pas entrer dans cette église, comme jadis, les yeux émerveillés par tant de beauté, par ces prêtres magnifiques qui seuls représentent le Christ et qui seuls ont le pouvoir de nous offrir ce sacrement. Ces prêtres qui montent sur une estrade d’un pas solennel, vêtus de blanc, levant les bras comme s’ils déployaient leurs ailes, tels des anges au-dessus de nous, petit troupeau, suspendus à leurs lèvres. Brutalement, je perçois le danger d’une telle idéalisation, d’une telle sacralisation. Perspective ouverte à tous les abus. C’est une aberration. L’Église a-t-elle conscience du risque qu’elle prend ? Se rend-elle compte que peuvent être attirées vers la prêtrise des personnalités excessivement narcissiques, dissimulées derrière une grande humilité ? »

Deux mouvements contradictoires ?

Dans l’Église catholique on distingue deux instances parmi les baptisés : les fidèles et la hiérarchie. Les évêques ont traditionnellement pour fonction d’enseigner, de gouverner et de sanctifier. Ils délèguent – au moins en partie – cette fonction au bas clergé. De quels instruments l’institution ecclésiale dispose-t-elle pour faire reconnaître son autorité par le peuple ? Nous ne sommes plus à l’époque où elle pouvait faire appel au pouvoir royal pour faire appliquer ses décrets. Seule la confiance que le peuple lui accorde lui permet de fonctionner. Or cette confiance risque d’être gravement remise en cause par les nombreux scandales de pédophilie et d’abus sexuels dont se sont rendus coupables des prêtres et des évêques. Pour ne pas scandaliser le peuple, en un premier temps, les évêques ont tenté de réduire les victimes au silence. Mais ce n’est plus possible. Aussi s’engagent-ils maintenant à tout faire pour que cessent ces comportements déviants. Ils veulent écouter les victimes. Ils mettent en place tous les instruments possibles, font appel aux plus grands spécialistes. Ils font bien. Ils font peut-être mieux que les autres institutions qui ont aussi leurs prédateurs sexuels.

Mais cet effort de vérité et d’écoute en ce qui concerne les déviations sexuelles de prêtres s’accompagne souvent d’une re-cléricalisation de l’Église et d’une sacralisation autour de l’eucharistie. Certes la plupart de baptisés n’ont jamais considérés les célébrants comme des anges au-dessus d’un petit troupeau suspendu à leurs lèvres. Cependant, nous sommes souvent loin de la réforme liturgique issue de Vatican II qui insistait sur une participation effective de tous. Depuis le pontificat de Benoît XVI, on assiste a une « re-sacralisation » de l’eucharistie dans de nombreux lieux (3) . N’est-ce pas cette sacralisation du clergé, tant de la part de prêtres que de fidèles, qui est à la source des abus sexuels ? Comment croire en la sincérité des clercs – au moins de certains - alors qu’ils mènent en même temps deux mouvements si contradictoires ? À moins que la contradiction ne soit qu’apparente et que, dans les deux cas, elle cherche à sauver son image sans réellement se remettre en cause… Quelles que soient ses intentions profondes, force est de constater que nombre de « fidèles » - c’est-à-dire de croyants - continuent à rompre avec toute Église et que d’autres préfèrent participer aux offices dans une communauté protestante… au point que certains se demandent si l’Église catholique a encore un avenir, au moins en Occident…

Les protestants pensent que le baptême suffit et qu’il n’y a pas de différence de dignité à poser entre clercs et laïcs. Les catholiques posent deux instances différentes. Serait-ce que, pour eux, il y aurait une supériorité des uns sur les autres ? Comment, si c’est le cas, échapper à cette sacralisation du pouvoir qui est à la source de tous les abus ?

« Frères, maintenant, dans le Christ Jésus, vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage, vous êtes citoyens du peuple saint, membres de la famille de Dieu » écrit Saint Paul aux Éphésiens (Eph 2,19). Puisque, selon lui, nous formons tous une même famille, considérons ce que les Évangiles nous disent de la famille qui a donné naissance à Jésus, la Sainte Famille – le modèle de toutes les autres - aux dires de l’Église catholique.

Au point de départ deux personnes, deux instances différentes : un homme (Joseph) et une jeune fille (Marie), promis l’un à l’autre. Le ciel se mêle de ces fiançailles et, par la voie de l’Ange, annonce à Marie qu’elle a trouvé grâce auprès de Dieu, qu’elle enfantera un fils auquel elle donnera le nom de Jésus et qui sera appelé Fils du Très-Haut… car rien n’est impossible à Dieu. Marie croit en cette parole (Luc 1,26-38). Elle a un lien privilégié avec Dieu. Dans l’ordre de la hiérarchie, elle est la première. Mais cette supériorité risque bien de compromettre son alliance avec Joseph. Celui-ci, apprenant la future naissance à laquelle il n’est pour rien, envisage de répudier Marie. Il faut que l’Ange du Seigneur intervienne à nouveau pour assurer Joseph de la fidélité de sa promise (Mt 1,18-25).

La Parole de l’Ange est adressée à l’un et à l’autre. Chacun d’entre eux y a cru et cette foi en l’Autre – en Dieu – les établit, non pas dans une supériorité de l’un sur l’autre, mais dans la confiance mutuelle au sein de leur couple. On pourrait dire, néanmoins, que Marie a quand même une supériorité sur Joseph puisque c’est elle qui enfante le Fils de Dieu alors qu’il n’en est que le père adoptif. Mais ce serait oublier que si Marie a donné la vie à Jésus, le nouveau-né aurait été tué sous les coups d’Hérode si Joseph n’avait reçu à nouveau un message de l’Ange lui disant de fuir en Égypte (Mt 2,13-15). La vie de l’enfant est donnée par Marie mais sa survie par Joseph. La Sainte famille repose bien sur deux instances différentes – un homme et une femme – mais cette différence ne se traduit par aucune supériorité entre eux. Dieu s’adresse tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Leur foi en cette Parole venue de Dieu les pousse à vivre dans la confiance mutuelle.

Si nous homologuons la hiérarchie et les fidèles dans l’Église catholique au couple de Marie et de Joseph que pouvons-nous en déduire ? Il y a bien deux instances différentes mais la Parole de Dieu est adressée à l’une autant qu’à l’autre. Si Marie avait pensé que – puisque l’Ange s’était adressé à elle en premier – il devait toujours en être ainsi, elle n’aurait pas écouté Joseph et l’enfant serait mort juste après sa naissance. Peut-on envisager un clergé qui n’exerce aucune supériorité sur le peuple et des fidèles à qui soit reconnu le même accès direct à Dieu qu’aux prêtres ou aux évêques ? Peut-on penser la différence sans l’envisager comme un pouvoir sacré qui s’exerce sur le bas peuple ? C’est l’écoute mutuelle de Marie et de Joseph qui permet la naissance de l’Emmanuel, ce qui signifie « Dieu au milieu de nous ». Sans cette écoute mutuelle n’est-il pas à craindre que Dieu ne soit plus parmi nous ? Le Dieu des chrétiens est Trinité : Père, Fils et Esprit. Il est communication d’Amour sans fin. Il est là où la communication fonctionne entre les humains. Elle ne fonctionne pas quand les uns se prétendent supérieurs aux autres.

Réformer ou réparer l’Église ?

S’il en est ainsi, que devient le pouvoir d’enseigner, de sanctifier et de gouverner reconnu, au sein de l’Église catholique, aux évêques et aux prêtres ? Lorsque Saint Paul écrit « Frères, maintenant, dans le Christ Jésus, vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage, vous êtes citoyens du peuple saint, membres de la famille de Dieu » n’ajoute-t-il pas « car vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondations les Apôtres et les prophètes ; et la pierre angulaire, c’est le Christ Jésus lui-même » (Eph 2,19-20). On a tendance, au moins chez les catholiques, à confondre la « pierre angulaire » avec la « clef de voute ». Une clef de voute se situe au sommet de l’édifice et tient l’ensemble par le haut. On représente alors les apôtres et leurs successeurs entourant le Christ, en majesté, trônant au plus haut des cieux. Le Christ-Jésus n’est pas, selon Saint Paul, la clef de voute mais la pierre angulaire, ce qui le situe dans une position exactement inverse. La pierre angulaire, dans un bâtiment, est celle qui est enfouie au plus profond de la fondation. Pierre bien équarrie, elle va servir d’appui à l’ensemble de l’édifice mais par le bas…

Parlant du Christ, Saint Paul écrit : « Montant dans les hauteurs il a emmené les captifs (…) ‘Il est monté’, qu’est-ce-à-dire si ce n’est qu’il est aussi descendu dans les régions inférieures de la terre ? » (Eph 4,8-9). Le Christ par toute sa vie terrestre, par sa mort et sa résurrection, a bien suscité une hiérarchie mais elle est descendante. Il révèle que Dieu est au plus profond, au plus bas de l’humanité. Le Christ n’appelle pas à ce qu’on s’agenouille devant lui et encore moins à ce qu’on l’encense. C’est lui qui s’agenouille au pied de ses apôtres pour leur laver les pieds en leur disant : « C’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous. En vérité, en vérité, je vous le dis, le serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’envoyé plus grand que celui qui l’a envoyé » (Jn 13,15-16).

Selon l’Église catholique, les évêques (et les prêtres) sont les successeurs des premiers apôtres dont Paul faisait partie. Il écrit aux Corinthiens : « Frères, quand je suis venu chez vous, je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige du langage ou de la sagesse. Parmi vous, je n’ai rien voulu connaître d’autre que Jésus Christ, ce Messie crucifié. Et c’est dans la faiblesse, craintif et tout tremblant, que je me suis présenté à vous » (1 Co 2,1-3). Le pouvoir d’enseigner, de gouverner et de sanctifier de la hiérarchie ne se concrétise-t-il pas dans le comportement de Paul ? Combien d’abus sexuels autant que spirituels seraient évités si les fidèles et les clercs s’inclinaient les uns devant les autres comme Jésus au lavement des pieds ! Combiens d’abus seraient évités si les uns et les autres s’aidaient mutuellement à descendre au plus profond de l’humanité pour y rencontrer Dieu qui les attend toujours plus bas !

On parle beaucoup de réformes dans l’Église aujourd’hui. Le Pape François envisage d’ordonner des hommes mariés… ce qui pourrait être, selon certains, un premier pas vers le mariage des prêtres. Il n’est pas impossible, semble-t-il, qu’il autorise également un diaconat féminin… ce qui serait une avancée dans l’égalité entre hommes et femmes dans l’Église. Si l’ordination presbytérale de femmes n’est pas à l’ordre du jour, qui sait ce qu’il en sera demain ? En tout cas le nombre de catholiques – prêtres et laïques – qui la revendique va grandissant. Tout ou partie de ces réformes est sûrement nécessaire. Mais ne peut-on constater qu’elles vont toutes dans le sens d’une cléricalisation des laïques ? Si ces réformes ne s’accompagnent pas d’une contestation radicale de l’exercice du pouvoir dans l’Église ne risquent-elles pas d’être contre-productives ?

Pour accompagner ce mouvement de réforme, on cite souvent la parole du Christ adressée à François d’Assise : « Va, François, et répare mon Église en ruine. » Mais on oublie souvent que c’est en choisissant la dernière place et en y demeurant qu’il a répondu au désir du Christ. François n’a jamais voulu être prêtre. Ceux qui entraient dans sa famille – qu’ils soient prêtres ou laïques – étaient avant tout des frères. C’est volontairement à des laïques – Elie et Bernard de Quintavalle – qu’il a confié sa succession. Pour réparer l’Église en ruine ne faudrait-il pas aussi – et surtout – d’autres François d’Assise, des hommes et des femmes qui décident de rester à la dernière place, sur les marges de l’institution, sans chercher la moindre reconnaissance de sa part ? Qui y demeurent, envers et contre tout, pour transmettre le goût de l’évangile et de cette fraternité ouverte par le Christ ?

Mais de ces hommes et de ces femmes, n’en existe-t-il pas déjà dans l’Église tant chez certains prêtres que chez certains laïques ? Ne cherchant pas de reconnaissance, ils sont souvent méconnus. Ils se sentent souvent très seuls et combien impuissants à contrer la volonté de puissance des autres. « C’est dans la faiblesse, craintifs et tout tremblants » qu’ils se présentent. Leur constance à demeurer en Église peut paraître folie… même à leurs propres yeux. Mais cette folie n’est-elle pas celle de François d’Assise et, mystérieusement, Sagesse de Dieu ? Ne luttent-ils pas, plus sûrement que tout autre, contre tous les abus sexuels ou spirituels ? Quel que soit l’avenir de l’institution ecclésiale, ces prêtres et ces laïques permettent à Dieu de naître et de renaître au sein de l’humanité. Ils ont droit à toute notre reconnaissance !

Christine Fontaine
le 6 novembre 2019


Vitraux de Geneviève Gallois

1- La communauté des frères de Saint-Jean appartient aux « communautés nouvelles ». Elle a été fondée par le Père Marie-Dominique Philippe en 1975. Celui-ci ainsi que plusieurs frères sont soupçonnés, accusés ou condamnés pour abus sexuels. / Retour au texte
2- Étouffée, Sophie Ducrey – Tallandier septembre 2019 / Retour au texte
3- Cf. l’article de Jean-Louis Schlegel Pourquoi on ne va plus à la messe, revue Études, Octobre 2019. / Retour au texte