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A la jointure de l'Orient et de l'Occident
Luc Balbont
propos recueillis par Nicodème (équipe de rédaction)

Luc est journaliste à Paris mais il fait le va-et-vient entre la France et le Liban où réside sa famille. Il s'affirme aux marges de l'Eglise mais il admire la figure de Jésus à Bethléem et il rejoint ceux qui, en Orient, se mettent au service des pauvres, fussent-ils archevêques.

(3)Commentaires et débats

Les religions en conflit

Les religions ne sont-elles pas davantage des facteurs de division que d’amitié entre tous? Marié avec une libanaise, je réside dans ce pays la moitié de l’année. Les religions n’y rendent pas toujours la vie facile. Que l’on soit maronites, chiites, sunnites, druzes, orthodoxes ou melchites, quand tout va bien on trouve dans chacune des communautés des personnes prêtes à dire: «Nous sommes tous frères!». Mais au moindre problème, chacun se replie sur sa propre communauté et la plupart de ceux qui se déclaraient frères sont prêts à s’entretuer. De combien de guerres «fratricides» est marquée l’histoire du Liban, mais aussi celle du monde?

Pourtant il existe des personnes, chez les musulmans comme chez les chrétiens, qui transcendent ces divisions. Le Père Grégoire Haddad(1), par exemple, voudrait construire une citoyenneté libanaise. Il milite pour le mariage civil. Beaucoup de musulmans et de chrétiens viennent le voir : ils sentent en lui un souffle puissant, une écoute et une parole respectueuse de chacun. Mais à combien d’oppositions se heurtent ceux qui partagent ses vues? Du côté chrétien, la plupart du temps, la hiérarchie de l’Église orthodoxe s’affronte à celle des maronites qui se veut fidèle à Rome. Mais quand il s’agit de s’opposer aux mariages civils, les deux hiérarchies sont pleinement d’accord: les fiancés doivent se marier à l’Église et payer pour la célébration. Orthodoxes comme maronites ne sont pas prêts à se priver de cette ressource financière.

Parmi les musulmans et les chrétiens, certains, dans la mouvance du Père Grégoire Haddad, pensent qu’il n’y aura de paix possible que dans la fondation d’un État laïc. Mais ils se heurtent, du côté musulman surtout, à ceux qui les accusent d’être les agents de l’Occident dont la prétention est de s’imposer à tous. Un «Occident» qui non seulement colonise les terres mais veut imposer son pouvoir et sa pensée unique au monde entier. Ils se heurtent aussi, cette fois du côté chrétien, à ceux qui les accusent d’être des naïfs: «Si on avait laissé faire les musulmans, disent-ils, il n’y aurait plus de chrétiens du tout au Moyen-Orient, sauf au titre de «minorités» quand ils ne peuvent pas faire autrement. Si on ne se bat pas contre l’islam, pensent-ils, les musulmans prendront tout. L’histoire ne leur donne pas nécessairement tort comme elle ne donne pas non plus tort à ceux qui dénoncent l’Occident colonialiste! Alors où est la solution? Quand on ne se contente pas d’une pétition de principe déclarant que l’on est tous frères, on voit que, sur le terrain, la situation n’est pas si simple! Et ces mêmes difficultés, ces replis et ces guerres se jouent au niveau du monde entier. La religion n’est-elle pas toujours source de violence et de conflit?

Que Dieu se taise pour qu’on en vienne à se parler !

Je suis né dans la religion chrétienne mais aujourd’hui je ne peux pas me dire croyant précisément à cause de ces guerres de religion qui ont sans cesse ponctué l’histoire. Mais quel est-il ce Dieu qui suscite ainsi sans cesse de nouvelles guerres? Ne faudrait-il pas que Dieu se taise un peu pour que nous puissions en venir à pouvoir vivre ensemble et nous parler entre humains? Car ce Dieu n’arrête pas de parler et d’envoyer de nouveaux messagers à l’humanité. Il y a eu d’abord Moïse et les commandements sur la montagne. Extraordinaire cette loi qui interdit de tuer, de voler… mais on sait ce que des juifs en ont fait par la suite en Palestine! Ensuite, Dieu nous envoie son Fils et c’est le christianisme. On connaît les croisades et les guerres entre chrétiens que cette nouvelle religion a suscitées. Après, il envoie son Prophète, Mohammed, pour parachever les écritures. Et de nouveaux conflits surgissent!

On me dira que Dieu n’est pas responsable des conflits entre nous. Je réponds qu’il semble bien quand même y contribuer un peu. N’aurait-on pas suffisamment de causes de nous battre sans avoir à rajouter celle de Dieu? Car ce Dieu qui nous envoie des messagers tous les cinq ou six cents ans prétend toujours que cette fois est bien la dernière! Son message est alors la vérité toute entière pour tout le monde! Comment juifs, chrétiens et musulmans peuvent-ils encore se parler si chacun prétend avoir la vérité et cherche à l’imposer aux autres ? Je ne peux pas ne pas penser que ce Dieu est pervers! Et si ce n’est pas Dieu qui est-ce ? Les hommes entre eux n’aspirent-ils pas à sortir de ces guerres saintes? Aujourd’hui, au Liban, il existe 18 confessions et on n’arrête pas de se battre. On n’est pas capables de faire un pays fédéré. N’est-ce pas quand même un peu à cause des religions?

Tout commence dans la faiblesse !

Je ne peux pas croire en ce Dieu là. Mais, s’il y a quelqu’un que je peux suivre aveuglément c’est bien Jésus-Christ. Cet homme est-il le Fils de Dieu ? Je ne sais pas. Mais je sais que lui seul peut faire plier la force des puissants. Je suis journaliste et mon journal m’a envoyé à Bethléem cette année. Cette ville que je connais bien est désertée depuis des années à cause du conflit et du mur que l’on a construit. J’étais seul à la grotte de la nativité; je regardais cette crèche et je me disais que tout a commencé là: un enfant tout nu sur de la paille et devant qui des rois –les mages– s’inclinent! La force qui s’incline devant la faiblesse, c’est le début de l’humanité. Je crois que c’est le grand enseignement du christianisme. Grâce à ce message, je ne suis pas totalement incroyant.

En 1990, au moment de la guerre de libération du général Ahoun, j’étais en reportage au Liban et je me souviens d’avoir visité un orphelinat tenu par des sœurs maronites de la Sainte Famille. En entrant dans une salle, je vois une trentaine de petits lits vides et je me dis que ces enfants n’ont pas même une maman pour venir les embrasser ou leur raconter une histoire le soir pour les endormir. Moi qui étais un homme fort et qui en avais vu bien d’autres au cours de mes reportages, je n’ai pas pu m’empêcher d’être pris par l’émotion et j’ai pleuré : ces enfants ont été capables de faire craquer ma force. N’est-ce pas alors que nous commençons à être humains ? Jésus-Christ est pour moi celui dont les larmes font plier les puissants. C’est pourquoi je suis prêt à le suivre aveuglément.

Au cours de mes reportages, j’en ai vu tant et tant de ces petits, de ces humbles qui, sans même en avoir conscience, se donnent sans compter pour sauver un enfant, nourrir un affamé, accueillir un prisonnier! Pour moi, ils suivent le chemin de Jésus-Christ. Je veux croire qu’ils auront la force de toucher et d’abattre les puissants.

Jésus-Christ n’est pas chrétien !

Je crois passionnément en Jésus-Christ. Mais je crois profondément aussi que Jésus-Christ n’est pas chrétien. Il est universel. Il est venu pour dire que si la Loi ne conduit pas à l’amour ce n’est plus la Loi. Le gros problème est que Jésus soit devenu chrétien ! Il est représenté par l’Église qui, dans l’image de beaucoup de gens du Tiers-Monde, signifie colonisation, pouvoir de l’Occident et prédations. Je trouve que la hiérarchie catholique –et «Dieu» sait que je la côtoie dans mon travail- ressemble à une entreprise avec son PDG, ses DRH, ses chefs de départements, ses chefs et sous-chefs de service. Quand je vois des prêtres se mettre en col romain pour aller rencontrer leurs supérieurs, j’ai toujours l’impression qu’ils s’habillent pour aller à un Conseil d’Administration.

Je pense que l’Église n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle est faible. Je ne vois pas cette faiblesse dans la hiérarchie. C’est dans la faiblesse que fleurissent les saints qui embaument l’humanité. Des saints, c’est-à-dire des hommes et des femmes donnés sans arrière pensée. Le Père Haddad, au Liban, est de ceux là. Aujourd’hui, il est très malade, presque mourant. De son lit d’hôpital il reçoit tout le monde, chrétien ou musulman, avec un vrai et beau sourire. Il est extrêmement faible et on sort de sa chambre avec une parole qui galvanise. Ma femme, qui est encore moins croyante que moi, veut toujours m’accompagner quand je vais le voir. La dernière fois, il y a six mois, elle a voulu que notre fille de 14 ans et demi nous accompagne. Et il s’est adressé à ma fille comme si elle était seule au monde pour lui à ce moment. Il s’est intéressé à elle, lui a posé des questions sur ses études, ses projets. Elle est sortie profondément heureuse d’avoir été écoutée en vérité. Aucun journal ne parlera jamais de ces gens là, ou vraiment si peu. Pourtant dans leur faiblesse passe une force extraordinaire qui me fait douter de n’être pas croyant!

Luc Balbont (propos recueillis par Nicodème), 2011

Peinture de Soeur Boniface

(1) Ancien évêque grec-catholique (melkite) de Beyrouth, créateur du Mouvement social libanais, "apôtre" de la laïcité, promoteur du dialogue islamo-chrétien, ami de l'Abbé Pierre et de l'imam Moussa Sadr, Monseigneur Haddad fut démis de sa fonction d'évêque en 1974, pour avoir osé dire que "l'église libanaise était trop riche et qu'elle devait vendre ses biens pour les distribuer aux pauvres." (Luc Balbont). Retour au texte