La Croix est une caricature
Les Musulmans sont outrés de caricatures qu'un journal a produites du prophète Mahomet. Les Chrétiens se sont mobilisés récemment pour faire interdire telle
affiche publicitaire dont la composition rappelait le tableau de Vinci représentant la Cène. Il n'est pas question ici d'entrer dans la complexité du débat,
mais de rappeler un fait fondamental pour les Chrétiens : le Christ a assumé la caricature qu'on a faite de lui, pour en faire un paradoxal lieu de victoire.
Les Chrétiens ont pris comme insigne de leur foi l'objet même de la dérision infligée au Christ : la croix. La croix est moqueuse : elle annonce la peine
infamante, la basse extraction du condamné ; elle porte sarcastiquement le motif de la condamnation : "Jésus de Nazareth roi des Juifs". La croix signale
un lieu où l'on peut venir se gausser impunément : " Sauve-toi toi-même ", " Descends donc " chantonnent les imbéciles de tout poil à l'adresse du crucifié.
La croix est une caricature : avec ses grands bras, sa trop longue jambe, elle parodie le corps ; elle porte la carcasse écartelée d'un homme qui a dû
auparavant — quelle ironie — la transporter lui-même. Elle représente toute la bouffonnerie meurtrière qui a conduit à la crucifixion : la couronne d'épines
qui fait de Jésus un roi dérisoire, les insultes des soldats qui ont revêtu Jésus d'un manteau grotesque, les fausses révérences assorties de coups,
la parodie de procès, les mensonges…
Assumer les caricatures
La pensée chrétienne dès les premiers siècles est allée dans le sens de plus de caricature encore pour subvertir la caricature. La croix qui ridiculise et
qui fait honte, on l'appelle dans la tradition chrétienne le sceptre du roi, le trône du triomphateur, le siège de la justice, l'arbre de la vie, l'arbre
de la connaissance, le drapeau de la victoire, le trophée glorieux, la seule espérance et bien d'autres noms encore. Le billet " roi des Juifs ", écrit pour
railler Jésus, est repris dans la liturgie comme l'aveu d'un credo irrépressible : c'est bien vrai, Jésus est le roi, fils de David, et sa croix est la souche
de Jessé, père de David, laquelle devait porter un sauveur d'Israël.
Caricature, ironie grinçante, humiliation, dérision : rien de tout cela n'est évité, mais tout est assumé et transfiguré de l'intérieur. Pour les Romains qui
entendaient les premiers Chrétiens revendiquer la croix du Christ comme un insigne de victoire, c'était indécent. Ils se disaient que vraiment les propos des
Chrétiens étaient blasphématoires : prétendre que la croix, objet de justice et d'humiliation légale, pouvait être chantée et magnifiée comme un objet de
vénération, c'était pour eux impensable, insupportable. On atteignait là le renversement complet : finalement, c'étaient les Chrétiens qui passaient pour
caricaturaux et impudents en assumant sans complexe comme une "cause de joie" ce qui est prévu pour déshonorer. Reprendre la caricature comme emblème de
gloire : c'est une ironie profonde, un humour théologique qui fait reculer la mort.
Caricaturer le Christ ? C'est déjà fait !
La foi des Chrétiens se fonde sur cette certitude que rien n'entame finalement un être humain. La chair faible, piétinée, méprisée est le lieu d'où jaillit
une vie plus forte que tout. Les Chrétiens n'ont pas peur de la caricature. Caricaturer le Christ ? Mais c'est déjà fait et cette caricature, je viens de le
dire, a été assumée au point de devenir l'expression même de la foi : la croix, le corps supplicié, les mentions moqueuses de la royauté sont reprises,
répétées, multipliées, elles sont même affirmées comme vraies, comme bienvenues, comme l'exact énoncé de ce qu'on voulait dire.
Je ne prétends pas répondre à tout ce qu'on peut dire sur les caricatures du Christ et de la religion chrétienne. Je veux affirmer ici qu'un Chrétien n'a pas
à avoir peur des dessins burlesques et des paroles irrévérencieuses. Le Christ est plus fort et se rit des rieurs, bien plus il transfigure les outrances pour
manifester l'excès de sa vie glorieuse. Cela ne veut certes pas dire que tout doive être accepté et applaudi sans discernement, mais cela développe un certain
style, une façon d'être : on ne pousse pas les hauts cris à tous bouts de champs, on ne demande pas tout le temps à être protégés de ceux qui disent
des vilaines choses.
Apprendre à vivre avec la dérision
Un jour, je me trouvais à la sortie d'une messe d'ordination. Une dame passe et me voyant, moi et d'autres frères en habit religieux, elle me demande ce
qui arrive. Je lui dis que des religieux dominicains viennent d'être ordonnés prêtres. C'était une époque où l'on parlait beaucoup de prêtres pédophiles ;
cette femme me dit alors avec une ironie venimeuse : " Des prêtres ? Alors il devait y avoir beaucoup de petits enfants tout près d'eux ". Je lui ai répondu
du tac au tac : " Des enfants ? Je ne sais pas. Mais en votre absence, il y avait moins d'imbéciles. " " Comment osez-vous ? " m'a-t-elle dit.
" C'est moi d'abord qui doit vous poser la question ", lui répondis-je.
Quand on suit le Christ, on apprend aussi à vivre avec la dérision, la caricature, le mépris. Et — c'est à mon sens un don de l'Esprit saint — il arrive que
l'on puisse jouer avec les mots mêmes qui étaient censés tuer, les retourner et en faire une occasion de triomphe.
Philippe Lefebvre
Peinture de Dominique Penloup