" Or si tout le dieu se perd en langage
et si le langage ne ment pas,
le langage ne dit qu’un dieu qui se perd.
Puisqu’il y a de la perdition en Dieu,
le langage s’en souvient
et revit cette perdition qui est le principe de Dieu,
car le langage est mémoire du dieu.
Le langage qui reçoit tout le dieu,
le change en une sorte de temps
pour rapporter vers sa source exsangue
un dieu devenu manifestement friable. "
Jean Grosjean, La Gloire
1- Par-delà monothéisme et athéisme
Les religions face à la démocratie
La volonté de démocratie déclenchée par le « Printemps arabe » doit-elle déboucher sur des sociétés régies par la sharia ? Se débarrasser du pouvoir d’un
dictateur pour se soumettre à la volonté immuable d’un Dieu unique ne revient-il pas à sombrer de Charybde en Scylla ? L’entrée en démocratie est-elle
compatible avec le fait de dire « Dieu » ?
Les catholiques ont eu à faire face à la question. Il leur a fallu presque deux siècles pour qu’en 1965 dans une Déclaration conciliaire, l’Eglise
en vienne à manifester clairement son accord avec la démocratie.
L’affirmation gênait quelques uns. Un théologien fameux, Louis Bouyer, en venait à parler de « Décomposition du christianisme » et déclarait :
« Dieu, évidemment, est vite devenu le vocable le plus parfaitement vidé de sens qui soit ». (« La
décomposition du christianisme » Paris 1968 ; P.66)
Y avait-il moyen de rejoindre la société moderne tout en inventant une nouvelle manière d’affirmer la relation
de Dieu au monde ? Il semble que ce soit la conviction d’un grand nombre de musulmans lorsqu’on les voit à la fois réclamer la démocratie et voter
pour les partis islamistes. Le printemps arabe, un demi-siècle après l’ouverture de Vatican II, fournit peut-être l’occasion de s’interroger sur
l’importance du mot Dieu – et du monothéisme - au cœur d’une société sécularisée.
Monothéisme et totalitarisme
Le monothéisme est né de la conjonction de deux univers qui, pour être contemporains, n’en étaient pas pour autant identiques : celui des grecs et celui des hébreux.
L’un venait de la prédication des prophètes bibliques qui luttaient contre le culte des idoles et ouvraient les cœurs à une réalité inaccessible à la raison,
dont le nom était imprononçable mais que la foi tentait d’atteindre. A peu près à la même époque, la philosophie grecque en venait à considérer comme divin
le principe transcendant à partir duquel l’ensemble de la vie du cosmos et du monde humain trouvait son explication. L’histoire manifeste que le recours à
cette « cause première » et sacrée s’est accompagnée d’une vision hiérarchique et totalitaire. En effet, l’empereur romain Constantin, en se convertissant
au christianisme, donnait à cette vision philosophique une dimension politique. Le centralisme impérial, se réclamant du Dieu chrétien, s’imposait à l’Occident.
Le « Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Jésus » se confondait avec « le Dieu des philosophes et des savants ».
Le Dieu UN, régnant sur l’ensemble du monde, se reflétait dans l’organisation de la société chrétienne, héritière de l’organisation romaine. Le rapport de
domination entre le « Pantocrator » et le cosmos se retrouvait dans la relation entre les humains : monothéisme et monarchie ont même racine. L’Empereur ou
le roi représentaient Dieu sur terre. De même que l’Empereur romain s’efforçait d’étendre son règne sur l’univers, de même les fidèles du Dieu chrétien se
devaient d’étendre, jusqu’au bout du monde et de l’histoire, la royauté du Christ ; la mission de l’Eglise consistait à faire en sorte que l’humanité soit
UNE et que la raison des grecs s’allie à la vérité transmise par Révélation. Ainsi le monothéisme avait-il partie liée avec l’impérialisme du savoir.
Le siècle dit « des lumières » a brisé cette vision. Kant a séparé les pouvoirs de la raison et ceux de la révélation. Autre est la vérité qui se manifeste
à l’homme et à laquelle il peut accéder par ses propres forces ; autre est la vérité qu’il accueille par la foi. Autre est le savoir, autre est la croyance.
« La critique de la raison pure » ouvrait à l’intelligence un champ séparé de celui de la vérité inaccessible. Dans cet espace, on prenait conscience des
possibilités inhérentes à la nature humaine. Sortir du monde forgé par le monothéisme donnait l’espoir de voir naître un univers nouveau, libéré de l’emprise
des prêtres et de l’Eglise. L’athéisme qui couvait en Europe comme le feu sous la cendre s’affirmait haut et fort. Le 21 janvier 1793, lorsque tombait la tête
de Louis XVI, le roi très chrétien, nombreux étaient ceux qui pensaient que, débarrassée de l’emprise de Dieu sur qui reposait le pouvoir du monarque,
l’humanité serait libérée. Aux relations de subordination entre les sujets succèderaient, avec l’avènement de la démocratie, des rapports nouveaux :
les hommes et femmes ne seraient plus des sujets mais des citoyens demeurant tels que la nature les fait surgir, c’est-à-dire « libres et égaux en droits » :
« liberté, égalité, fraternité ! ».
Athéisme et totalitarisme
En réalité, athéisme et monothéisme semblent fonctionner de la même façon. L’élimination de Dieu dans la référence au pouvoir n’a pas ouvert une ère plus
libératrice. La tendance à placer la société humaine sous le signe de l’UN est passée d’un régime à un autre. L’épopée napoléonienne, par exemple,
cherchait à imposer à l’Europe tout entière le système politique issu de la « volonté générale » dont s’étaient réclamé les révolutionnaires ; avec la naissance
des « nationalismes » les guerres se sont succédé. Chaque pays, en effet, tentait d’agrandir son territoire et semait la mort de manière plus cruelle
que jamais. Des idéologies nouvelles prétendaient réaliser la société sans classes rêvée en 1789 ; « Les distinctions ne peuvent être fondées que
sur l’utilité commune », affirmait la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. En réalité, l’industrialisation s’accompagnait d’une lutte entre,
d’un côté, les laissés pour compte des progrès de la raison humaine, le prolétariat, et, de l’autre, les classes dirigeantes. A l’absolutisme impliqué dans
la référence à un Dieu unique, succédait bientôt ce qu’on a appelé « la montée des totalitarismes » qu’Hannah Arendt s’est efforcée d’analyser. Plutôt que de
faire naître des citoyens, la société industrielle faisait naître « une masse humaine, la populace ». A travers une idéologie qui affirmait posséder la clef du
sens, « le pouvoir totalitaire » prétendait s’inscrire dans une nature ou dans un mouvement de l’histoire (fascisme ou stalinisme) dont on sait quels furent les fruits.
Aujourd’hui, malgré les belles déclarations des Droits de l’homme à l’issue du second conflit mondial, le règne de l’Un a atteint des dimensions inégalées.
Une seule et même culture tend à s’étaler d’un bout à l’autre de la planète. Les mêmes chansons viennent sur les lèvres partout, dans une langue unique,
les mêmes films sont projetés dans toutes les villes, les mêmes produits de consommation se trouvent vendus en chaque point du globe. Un seul modèle d’échanges
règle les rapports entre les personnes et les peuples : celui de l’argent. En réduisant toute réalité à sa valeur marchande, on n’en est pas moins bloqué
dans un univers clos : nous sommes tous enfermés dans un système monétaire unique.
Mais la question qui nous retient prend une nouvelle tournure. Face aux dégâts du monothéisme comme de l’athéisme, y a-t-il encore sens, en notre temps,
à dire « Je crois en un seul Dieu » ?
2- L’anthropologie de Vatican II
Une ouverture dangereuse ?
En 1963, au milieu du Concile Vatican II, Jean-Luc Nancy exprimait son malaise. « Combien souvent mesurons-nous nos Eglises à
leur ouverture au monde
moderne ! Deviendrions-nous incapables de penser dans ce monde l’abrupte affirmation de transcendance qui les constitue ? »
(Jean-Luc Nancy ; Esprit, avril 1963). La philosophie contemporaine, sous l’effet de la pensée de Nietzsche et de Heidegger, ne pouvait
rejoindre la conception d’un monde bâti sur la notion d’être renvoyant à une cause première, principe de tout et extérieure à ce tout; l’onto
théologie avait déjà fait long feu. La métaphysique avait jusque là fourni aux théologiens les instruments de leur travail ; la présence du
philosophe thomiste aux débats conciliaires, Jacques Maritain, en témoignait. On ne pouvait pourtant plus se référer à une réalité transcendante,
principe de l’univers, extérieure au monde d’ici-bas et à son histoire. On savait aussi que s’appuyer sur les seules forces humaines pouvait conduire
aux pires des totalitarismes. Certes, le fait de vouloir rejoindre et partager « les joies, les espoirs et les angoisses des hommes de ce temps »
procédait d’un généreux élan de fraternité mais ne suffisait pas à manifester les convictions spirituelles inséparables de la vie chrétienne.
Les limites du Concile :
Un fonctionnement théocratique
Il faut bien reconnaître les limites de Vatican II.
Dans ses textes les plus importants, il s’est avéré incapable de penser la relation à l’intérieur de l’Eglise autrement qu’en termes de domination.
Ceci est particulièrement clair dans la Constitution sur l’Eglise (Lumen Gentium). Celle-ci est présentée comme un pôle autour duquel s’étendent différents
cercles d’ensembles humains. Ils sont d’autant plus estimables que la vérité qu’ils contiennent se retrouve à l’intérieur de l’Eglise. Les plus proches sont
les orthodoxes ; ils partagent nos principaux dogmes, en particulier ceux qui concernent la hiérarchie et les sacrements. Viennent ensuite les protestants qui
reconnaissent, comme nous, les Ecritures. Les Juifs qui portent les textes de l’Ancien Testament précèdent les musulmans qui, comme eux et avec les chrétiens,
vénèrent le Dieu unique. Toutes les religions du monde sont évoquées avant que ne soit rendu hommage au reste de l’humanité. La Déclaration sur les religions
non chrétiennes (Nostra Aetate) manifeste la même vision. Les différentes religions ne sont prises au sérieux qu’en fonction de leur plus ou moins grande
ressemblance avec le catholicisme et pour le degré de vérité de leurs affirmations mesuré à l’aune de la Révélation chrétienne.
En ce qui concerne la relation avec l’’islam, mention est faite d’une croyance commune à la fin de l’histoire. L’Eglise conduit l’humanité jusqu’à ce terme. Naguère,
avant le concile, l’Eglise posait des limites à son existence : « Hors de l’Eglise point de salut ! » Désormais les limites atteignent des dimensions gigantesques :
le terme du déroulement des siècles. L’histoire humaine est UNE. Une fois achevée, celle-ci fait place à un autre monde, transcendant, sur lequel nous n’avons
pas prise. Mais, le moment venu, les croyants – qu’ils soient chrétiens ou musulmans – verront qu’ils auront eu la vérité dans leur camp.
Face au Concile : « Une démocratie à venir »
Les événements de notre siècle illustrent malheureusement à la perfection le danger de cette vision « unaire » que l’Eglise conciliaire, malgré sa bonne
volonté, continue à véhiculer. Des sociétés et des nations, qu’elles soient monothéistes ou non, fonctionnent sur ce modèle : par exemple, la puissance
américaine étendant sa culture à l’échelon de la planète. Le laïcisme sans Dieu, importé d’Occident en Orient, aura été aussi nocif que les pires guerres de religion.
Face à cette entreprise de « globalisation », qui non seulement oppose les systèmes religieux aux systèmes athées mais qui sépare l’Orient de l’Occident,
un intellectuel algérien, Mustapha Chérif, interrogeait, à Alger, peu avant sa mort, le philosophe Jacques Derrida. L’universitaire musulman reprochait à
l’Occident son enfermement dans un système mercantile et rationaliste qui, à ses yeux, discréditait l’idée de démocratie. Il déplorait que les visions
religieuses au travail dans les sociétés musulmanes fussent considérées comme mythologiques et infantiles :
« Ce qui nous étonne en rive Sud, c’est le fait que les discours dominants rationalistes antireligieux, athées, au nord, appliquent à l’islam des critiques inappropriées
et des paradigmes inadéquats, comme ceux appliqués à l’histoire du christianisme, des mythologies et autres croyances ». Pourquoi l’Occident, à travers ses prouesses
rationalistes, n’a-t-il réussi qu’à déshumaniser la planète ? Revendiquant le droit des peuples musulmans à la parole, l’Algérien en venait à poser une question :
« Où sont donc la démocratie universelle et le dialogue, dont tant d’instances répètent à satiété les mots ? »
Derrida prit la balle au bond lorsque fut prononcée cette expression « Démocratie universelle ». Parler de démocratie, pour lui, consiste à récuser tout système
politique, tout modèle de gouvernement. Un système, en effet, qu’il soit monarchique, aristocratique, oligarchique est dé- fini. Il comporte des bornes qu’il
ne peut dépasser sans se détruire. La démocratie, selon Jacques Derrida, au contraire, ne peut être enfermée dans une définition. « Elle est modèle sans modèle ».
Loin d’être parfaite, la démocratie est à faire et le sera constamment. La contestation qui s’exprime à l’égard de l’Occident par les lèvres de Chérif fournit une
belle occasion à Derrida pour illustrer le titre d’un de ses livres (« Marges »). Voilà deux hommes d’origines différentes : un Occidental fait face à un
Oriental ; ce dernier conteste l’attitude dominatrice et déshumanisante de la vision du monde dans les pays dont son vis-à-vis est issu. Ils sont l’un et
l’autre sur « les marges » ; aucun des deux n’essaie d’annexer l’autre mais l’un et l’autre s’interrogent sur les « limites » d’un univers mondialisé et privé
de sens. Ces limites sont à franchir ; sur ces limites il faut parler, deviner la cohérence d’autrui, sa religion peut-être, pour tenter de l’entendre, entrer
dans sa langue si l’on peut; il convient d’écouter l’autre et trouver la réponse qui relancera le débat. La parole déplacera les limites : « C’est pourquoi
je parle toujours d’une démocratie à venir. La démocratie est toujours à venir, c’est une promesse et c’est au nom de cette promesse qu’on peut toujours critiquer,
mettre en question, ce qui se donne comme démocratie de fait, dont l’événement et la promesse restent devant nous ».
Devant ce vis-à-vis de deux hommes appartenant à des ensembles humains définis et distincts, qui n’est plus l’islamité de l’Algérien puisque l’agnostique français l’y
rejoint, qui n’est pas celui de la pensée occidentale puisqu’un intellectuel nord-africain y pénètre, ce lieu impossible à définir évoque le texte de l’Epitre
aux Galates (3,23). Paul est fier de la judaïté qui le particularise mais ce qui le particularise a ses limites. Se référant à la Torah qui définit le Juif,
il évoque la foi qui introduit une vision nouvelle des rapports humains. Entre Chérif et Derrida se dessine, grâce à la parole, une démocratie autre, à venir.
Entre le temps de la Loi et celui de la foi s’ouvre un temps nouveau : par-delà l’incirconcision qui caractérise le païen et la circoncision qui est la marque du Juif,
dans le passage de l’un à l’autre où Paul situe l’entrée en foi chrétienne, l’apôtre chante la nouveauté des temps qui viennent ; ils s’annoncent – pour
reprendre l’expression de Derrida – comme « un modèle sans modèle ». « Car la circoncision n’est rien ni l’incirconcision ; il s’agit d’être
une créature nouvelle » (Gal 6,25).
3- La parole du commencement
Vers une créature nouvelle
Est-il possible, pour un chrétien, de prononcer le mot « Dieu » dans une société sécularisée sans quitter l’histoire en cours ? Telle est, à peu près, c’est
le moment de le rappeler, notre question de départ. Où en sommes-nous ?
On ne peut qu’écarter la référence à un Dieu dépassant la totalité de ce qui peut exister, cause suprême, principe transcendant à partir duquel tout s’explique
et prend sens. Le mot « Dieu », tel que le monothéisme l’entend, véhicule une vision totalisante de la réalité et commande, en Occident du moins, une organisation
de la société hiérarchique entraînant, entre les hommes, des rapports de domination.
Chercher le sens en s’enfermant dans la réalité accessible à l’intelligence, le comprendre en le dominant par la raison, tel était le rêve des intellectuels
au siècle des Lumières. L’histoire a montré qu’ils étaient dans l’illusion. Avant la sécularisation définitive des sociétés, Pascal avait compris que « la
dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ». (FGT 177 Gallimard). A peu près à la même époque,
de façon moins métaphysique, La Fontaine savait bien que la meilleure des raisons serait toujours celle du plus fort. L’histoire, en effet, ayant éliminé
Dieu, a multiplié les totalitarismes et accru de façon démoniaque « le lugubre troupeau des morts ». Le Concile avait tenté d’ouvrir une brèche à l’intérieur
d’une humanité incapable, malgré ses révolutions, d’échapper à la volonté de faire un monde « globalisé », sur le modèle de l’UN. Il nous a semblé que
l’Eglise de Vatican II n’avait pas trouvé ce « modèle sans modèle » qui aurait permis, pour reprendre le mot de Paul, qu’advienne « une créature nouvelle ».
Ce mot « créature » donne peut-être matière à réfléchir au chrétien qui, dans ce monde tel qu’il est, veut demeurer croyant. Les philosophes et les
théologiens ont longuement spéculé sur ce concept de création et lui ont adjoint l’expression « ex nihilo ». Dans un univers métaphysique l’expression
était mystérieuse : comment imaginer un néant à partir duquel les choses peuvent surgir sans qu’elles soient l’œuvre d’un être existant ? Cette aporie
rend compte, peut-être, du fait que le Sujet sans nom de la Genèse, imprononçable, dont on ne peut que saisir « la trace » à travers quatre lettres
mystérieuses, ait été, moyennant quelques ajustements théologiques, confondu avec le Dieu d’Aristote et compris comme le principe des principes.
Aujourd’hui, la pensée n’est plus coincée dans les bornes de l’ontologie. On n’est plus enfermé dans l’alternative « Être » ou « Ne pas être » ;
d’un terme à l’autre, il y a du jeu, du passage ; Jacques Derrida dirait qu’entre les termes, il y a « différance ». On n’est pas nécessairement athée
en disant que Dieu « n’existe » pas. Par-delà être ou ne pas être, le vocabulaire religieux propose le mot « créer ».
« Dieu sans l’Être »
Comment dire « Dieu » en échappant à l’être ?
Jean l’Evangéliste, dès les premiers mots de son Evangile nous y aide. « Au commencement était la Parole et la Parole était auprès de Dieu et la Parole
était Dieu ; elle était au commencement auprès de Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. » Il est difficile de parler du Créateur. Echappant
à l’existence et pourtant en contradiction avec le néant, où lui trouver un lieu pour le désigner ? Où est-elle cette parole créatrice ? En même temps
qu’elle est Dieu, si nous lisons bien, elle est autre que Lui, auprès de Lui. Entrer dans la parole conduit d’emblée à la rencontre de l’autre à moins de sombrer
dans la paranoïa. L’UN ne peut être atteint sans l’Autre, quel qu’en soit le nom ou le visage, l’autre sans qui la parole ne peut surgir. On ne peut, en vérité,
dire « Dieu est Un ». Dire « Dieu », c’est reconnaître le passage incessant de l’Un à l’Autre.
Ces paroles de Jean permettent de lire le texte de la création, aux premières pages de la Bible. En réalité, le récit de la Genèse, parlant de la création
n’est guère qu’une mise en scène de la parole. La parole jaillit, introduisant de la distinction dans le temps et dans l’espace.
Qui parle ? Le livre de la Genèse a du mal à désigner la source ; quatre lettres imprononçables (IHWH) renvoient à une source qu’aucun mot ne peut désigner
et qu’aucune lèvre ne peut prononcer. On a presqu’envie de dire « qu’importe qui parle ! » ; l’important consiste à reconnaître que « ça parle ». Les mots
se succèdent et au fur et à mesure qu’ils s’alignent, le lecteur découvre que les mots distinguent et que l’univers prend sens. Le jour n’est pas la nuit,
le haut n’est pas le bas, les oiseaux du ciel ne sont pas les poissons de la mer et les herbes qui poussent supposent une terre ferme qu’on ne peut confondre
avec l’océan. Les mots distinguent aussi les temps. Les jours se suivent mais les mots qui les désignent interdisent de les confondre ; ils se comptent et
le dernier de la semaine a une place tellement particulière, le sabbat, qu’il conduit le Juif à le vivre dans la piété.
S’il y a sens à prononcer le mot « Dieu », c’est, du moins dans la cohérence chrétienne, à l’intérieur du travail de la parole. De toute évidence, cette
affirmation retient d’enfermer Dieu dans une unité absolue. Parler ne va pas sans des sujets qui prononcent des mots et d’autres qui les écoutent. On peut
s’interroger. Pourquoi prononcer le mot Dieu ? Pourquoi accorder à l’acte de parler une telle dimension sacrée ?
Certes, rien n’oblige à considérer comme religieux l’acte de parler. Il suffit de reconnaître qu’il nous maintient en humanité, faisant des ensembles où l’on
se connaît et se reconnaît, qu’on appelle villes ou pays, partis politiques ou religions séculières. L’acte de parler fait de nous, qui que nous soyons,
des citoyens. On peut reconnaître aussi que prononcer le nom de Dieu au cœur d’un ensemble humain, ne fait pas quitter le monde. Dans la mesure où ce mot
est prononcé « en vérité », osons dire qu’il invite à vivre la fraternité jusqu’à l’extrême.
Celui pour qui prononcer le mot « Dieu » revient à reconnaître la création à l’œuvre – autrement dit l’ouverture de l’avenir – celui-là rejoint tous ceux qui
appellent à un monde autre ; il appelle lui-même ceux qui l’entourent à une fraternité qui fait du présent la frontière à franchir pour que la vie surgisse
toujours nouvelle. S’il y a sens à invoquer « Dieu » dans ce contexte, c’est moins pour désigner un Etre Suprême que pour saluer le lien qui nous unit et
nous tourne « vers le silence éternel des espaces infinis » qui habitent l’avenir pour que la parole des commencements le rejoigne.
4- Pas l’Un sans l’Autre
La Seigneurie de l’Autre
Les lignes de Jean conduisent à Jésus, celui que l’Eglise proclame « Seigneur », titre qui permet au catholique de reconnaître la divinité de ce Galiléen
étrange. « Il était dans le monde, et le monde fut par lui et le monde ne l’a pas reconnu ».
On aurait pu le faire roi, cet homme, malgré ses modestes origines. N’avait-il pas réussi à nourrir cinq mille personnes? On essaya bien de mettre la main
sur lui pour qu’il soit couronné : peine perdue ! Il partit comme un bandit corse se cacher dans la montagne.
Roi, pourtant, il le fut et le demeure. Il voulut montrer en quel sens à l’aide d’un discours : celui du Jugement dernier. Quand on prononce le mot « Dieu »,
habituellement on oppose deux univers : celui d’ici-bas et celui d’en-haut, celui de maintenant et celui de l’éternité qui suivra le temps de l’histoire.
Incommensurable est l’écart entre ce que nous vivons ici et maintenant et l’univers des cieux éternels. La lecture que Guy Lafon fait de ce texte bouleverse
heureusement cette façon de comprendre. En réalité, d’ici-bas à l’au-delà, l’écart abyssal est celui qui sépare chacun de l’autre, particulièrement lorsqu’il
souffre : « Chaque fois que vous avez donné à manger à celui qui avait faim, c’est à moi que vous l’avez fait ». Est-ce à dire que l’Au-delà est nié ?
Non puisque le récit situe à la limite du temps le geste qu’on pose dans le temps pour apporter le salut à celui qui est menacé. En réalité, Jésus affirme
bien un au-delà du temps mais celui-ci est inséparable du temps.(L’Autre Roi ; p.122).
De l’Un à l’Autre
Est-il possible, pour un chrétien, de prononcer le mot « Dieu » dans une société sécularisée sans quitter l’histoire en cours ? C’est notre question.
Sommes-nous capable de répondre ?
Nous le pourrons dans la mesure où nous tiendrons fermement les termes par lesquels, en 451, le Concile de Chalcédoine définissait l’Incarnation. En Jésus,
il est manifeste qu’entre humanité et divinité il y a bien distinction mais que « l’Un ne va pas sans l’Autre ». Distinctes et pourtant non séparées. On ne
peut dire Dieu en se coupant de l’humanité. Homme et Dieu sont unis « sans se confondre ni se modifier ni se séparer ». Ainsi, pour reprendre les termes
de J.L. Nancy, « le dehors du monde est dans le monde sans être du monde » (L’adoration ; p.78). Ainsi, le mot « Dieu » prononcé en vérité ouvre non sur
un autre monde, mais sur un monde autre qu’il faut sans cesse inventer. Pris dans la parole où adviennent les sujets, on est sans cesse ouvert sur
l’avenir ; la parole est toujours un commencement.
5- Foi chrétienne et monothéisme musulman
Croire ou savoir ?
L’autre du chrétien en Occident, voici un peu plus d’un demi-siècle, était athée. Aujourd’hui, l’autre du chrétien, le musulman, à l’échelle de la France
comme à celle du monde, est un homme plus religieux que lui. A en juger par la situation des églises d’Orient ou par les réflexes de beaucoup d’Occidentaux
dans nos pays d’Europe, la rencontre du monothéisme musulman et de la foi chrétienne oblige à reprendre en termes nouveaux la question du départ. Toute
sécularisée que soit la société, elle met en vis-à-vis des croyants musulmans et des croyants chrétiens. Entre eux, comment peut fonctionner le mot
« Dieu » attaché à l’acte de croire ?
Les uns et les autres adhèrent à des énoncés qu’ils ne peuvent nier sans quitter leurs appartenances. Ils trahiraient ce qu’ils considèrent comme des vérités.
Nos références monothéistes communes s’avèrent des obstacles en bien des points de la planète. Quelles vérités est supposée, dans le monde séculier
d’aujourd’hui, pour que croyants de l’islam et du christianisme puissent coexister au sein d’un même pays et d’une même monde ?
A coup sûr, les textes de Vatican II ne suffisent pas. Les vérités auxquelles adhère notre partenaire musulman ne sont-elles dignes d’estime que dans la mesure
où ce sont les mêmes que les nôtres ? Le texte de « Nostra Aetate » qu’on a évoqué ne peut nous aider à vivre en respectant nos voisins musulmans.
En revanche, à la suite du malentendu de Ratisbonne où certains propos de Benoît XVI avaient été mal interprétés, 138 intellectuels musulmans
avaient produit un texte prophétique où ils affirmaient vouloir trouver « une parole commune » entre les uns et les autres. Cette communication entre
deux ensembles humains distincts ne serait-elle pas précisément la « vérité » que nous cherchons et qui permet que se construise la cité nouvelle
aux couleurs pluralistes qu’il nous faut inventer. Elle assigne une limite qu’il ne faut pas transformer en barrière. Nos croyances nous définissent.
Si nous y enfermions la vérité, nous sombrerions dans le totalitarisme. En acceptant qu’elles s’ouvrent sur autre qu’elles-mêmes en trouvant un langage
qui les dépasse, elles manifestent leur portée universelle.
La création
Si la vérité peut être reconnue dans l’invention d’un langage commun, islam et christianisme peuvent échapper à la tentation qui les menace. Les religions
monothéistes risquent, en effet, de prétendre atteindre une vérité achevée, inaltérable : Vatican II en apporte une certaine illustration. La peur de
l’Occident, face à l’islam, est de voir la sharia s’imposer. Si le printemps arabe a voulu éliminer les dictateurs à la traîne de l’Occident pour retrouver
un autre joug, celui d’une loi d’autant plus coercitive qu’elle exprime la volonté de Dieu, comment se maintenir en démocratie ?
Dire de la charia qu’elle enferme est, à coup sûr, faire fi de l’immense travail de réflexion mené par les savants de l’islam (on appelle ce travail « ijtihad »).
Au milieu du Xème siècle, un calife ferma les portes de cette recherche. Mohamed Abdou, en tout cas, au début du XIXème siècle, en exigeait la reprise.
Toujours est-il que, pendant plus de trois siècles, les musulmans se sont trouvés sans cesse devant des situations nouvelles où le sens était suspendu.
L’islam est né dans le désert où le Coran était proclamé. Il répondait à des situations bien précises que les fidèles ne retrouvèrent jamais une fois
qu’ils furent en contact avec les autres civilisations où il s’implantait.
Un travail de réflexion intense a accompagné, à travers les différentes écoles juridiques, la multitude des questions posées par l’existence ; il fallait
s’arrêter, écouter, consulter et décider, c’est-à-dire permettre à la vie de repartir et au sens de l’existence commune de rejaillir sans que soit lésé
le travail de quiconque.
Essayons d’éclairer chacun de ces moments à la lumière de ce que nous avons dit sur la création. Là où la vie faisait problème et où le sens faisait
défaut, on butait sur une sorte de vide. Par-delà ce vide (« ex nihilo »), la vie sociale prenait corps. Il ne s’agissait pas, pour reprendre le vocabulaire
des islamistes tunisiens, d’un « complément » qui aurait achevé l’ensemble d’une législation particulière, mais d’un supplément, d’un dépassement que
pendant des siècles l’islam n’a pas barré et qui a permis l’épanouissement d’une civilisation exceptionnelle. Dans la cohérence chrétienne telle que nous
avons essayé de la dégager, chacune de ces sorties hors du vide est le lieu insaisissable où se reconnaît, quand on s’affirme croyant, l’acte de
création. En ce lieu, peut-être, s’ils savent l’ouvrir, les musulmans en quête de démocratie, trouveront la paix et la liberté qu’ils cherchent sans
perdre la foi, même si les images qu’ils ont de Dieu et de sa volonté sont modifiées.
« Une autre vie au milieu de celle-ci »
En guise de conclusion, nous voudrions reprendre, en les accommodant à notre regard personnel, ces considérations du philosophe Jean-Luc Nancy à qui nous nous
sommes référés. Il s’agit d’« aller plus loin dans ce qui fait l’invention de cette civilisation mondialisée, peut-être perdue, peut-être en fin de course mais
peut-être aussi capable d’une autre aventure. Et cette invention, c’est celle d’un monde sans Dieu – sans assurance de sens – mais sans désir de la mort. Sans doute
cela veut dire aussi : sans Christ et sans Socrate. Mais avec cela qui se tient au fond de Socrate et du Christ, plus puissant qu’eux : la faculté d’être au monde,
la force et la tendresse qu’il faut pour saluer une autre vie au milieu de celle-ci. » (« L’adoration »).
Par un certain côté, nous souscrivons entièrement à ces propos. Le Dieu UN des monothéistes a engendré l’univers mondialisé. S’il doit y avoir un avenir
pour ce monde, s’il est « capable d’une autre aventure », ce sera un monde sans Dieu. Faut-il le préciser, l’expression « sans Dieu » ne peut, à nos yeux
du moins, désigner l’athéisme qu’a engendré le siècle des Lumières ! Il nous semble, tout croyants que nous sommes, qu’en dépouillant Dieu de l’être
imaginaire dont nous l’avons habillé, on ne se met pas pour autant dans le camp des athées. En réalité, nous voyons la force attachée à ce mot dans le
passage de ce monde à un autre ou, plutôt, de ce monde à l’autre du monde dans lequel nous baignons. L’autre du monde ? Le lien entre les uns et les
autres sans lequel il n’est point de société. Quant à la force « qui se tient au fond de Socrate et du Christ », n’est-elle pas ce vide qui a débouché sur
le chemin que l’un et l’autre ont ouvert, le non-lieu de la création sans lequel rien ne serait.
Michel Jondot
Peintures de Michaël Sorne