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Des droits pour être humain
Jean-Luc Rivoire

On ne saurait trop recommander la lecture de ce texte. Jean-Luc Rivoire est spécialiste du droit de la famille. Il s’appuie sur son expérience de juriste qui voit naître des revendications inédites (mariages homosexuels, mères porteuses, droits de l’enfant, etc.). Il constate aussi l’influence du néolibéralisme qui fait du marché le principe de compréhension du monde. Dans ce contexte, il pose la question : « Comment faire société aujourd’hui ? » Il diagnostique une crise qui ébranle en même temps la société et l’Eglise. Cette crise peut être qualifiée de « spirituelle » et touche autant le croyant que l’incroyant ; elle consiste dans le fait que la cohésion sociale se pulvérise. « A chacun son choix », telle est la tendance qui se répand.

A une société dont la cohésion reposait sur un pouvoir venu d’en-haut, s’est substitué, à l’époque des Lumières, un régime démocratique s’appuyant sur la raison et la volonté générale. L’individu y gagnait en liberté mais une question s’est posée : comment articuler la liberté de chacun sur le bien de l’ensemble social ?

Jean-Luc Rivoire invite, par-delà tous les clivages religieux ou idéologiques, à entrer dans une quête du sens qui est proprement spirituelle. Cet article nous aide à comprendre notre temps et à rejoindre nos contemporains.

Jean-Luc Rivoire est membre de l'équipe animatrice

(2) Commentaires et débats


C’est comme avocat en droit de la famille intervenant habituellement sur les questions de séparation de couples, d’exercice de l’autorité parentale, de procédure d’abandon, de filiation, d’enfants victimes, d’enfants placés, d’enfants malmenés ou d’enfants malmenant, que je vais essayer de proposer quelques réflexions sur les enjeux de la question du droit.

Nous ressentons nécessairement qu’il existe dans notre société des demandes contradictoires ayant toutes leur légitimité. Par exemple, la revendication de l’accès aux origines s’oppose à l’accouchement sous X ou à l’anonymat des donneurs de spermes ; le mariage homosexuel entraîne à se poser la question des filiations « technos » ; les contrats de prostitution ou le droit à l’euthanasie posent des questions nouvelles. S’installe un sentiment de confusion comme si la règle commune était en train de se déconstruire et que nous nous engagions dans un monde du « à chacun sa famille » où le seul propos possible serait : « C’est son choix ». Une société hyper-individualiste qui porterait au rang de vertu, l’indifférence, et pourrait apparaître comme une société apaisée et sans conflit.

Pourtant, nous constatons tous les jours que notre société produit des conflits d’une intensité qui nous étonne et d’une durée qui nous confond. Que la violence ne diminue pas, loin s’en faut. Que les violences intra familiales, notamment des enfants sur leurs parents, se rencontrent de plus en plus souvent. Une société où l’obsession de l’égalité vient parfois alimenter à l’infini une logique de guerre ; une société où les couples vont renoncer à parler d’eux-mêmes et de leurs enfants pour s’affronter sur la juste position du fléau de la balance. Une société où la recherche du « juste » aurait définitivement rendu impossible de penser le « bien ».
Que se passe-t-il pour que nous ayons cette impression ? Que voulons-nous ?

La démocratie ou le pouvoir du peuple

Fin du système « théologico-politique »

Marcel Gauchet, dans « le désenchantement du monde » soutient que le système d’avant les Lumières, reposait sur un agencement « théologico-politique » : un système pyramidal et hiérarchisé. Toute la société était maintenue en son sommet par le roi (le pape) et Dieu. Toutes les microsociétés étaient prises elles-mêmes dans ce fonctionnement hiérarchisé et pyramidal. Le Seigneur, au Moyen Âge, avait autorité sur ses serfs ; jusqu’à une époque relativement récente, la famille était organisée autour du père qui possédait l’autorité sur sa femme et ses enfants. En matière juridique, on était persuadé que la loi s’imposait d’en haut (du roi, de Dieu ou de toute autre instance immuable comme « la nature »). Elle était par conséquent vraie et devait s’imposer à tous sans discussion.

Ce fonctionnement permettait de faire société : la soumission à une loi commune, qui ne venait pas des hommes, permettait de trouver sa place dans la société. Il permettait aussi un accord entre tous sur le permis et le défendu, ceci dans les comportements les plus quotidiens de l’existence. Le mariage, de droit divin, devait être hétérosexuel ; l’adultère comme le vol étaient prohibés, etc. Cela ne pouvait pas se discuter… même si, en cachette, on agissait autrement. Ce fonctionnement est aujourd’hui définitivement dépassé. Il est vrai que, durant les deux derniers siècles, l’Eglise a tenté de continuer à fonctionner sur ce modèle hiérarchique : elle l’a maintenu en interne et a tenté de retenir ou restaurer des sociétés politiques hiérarchiques. La réconciliation avec la démocratie est très tardive ; elle date d’après la deuxième guerre mondiale : l’Eglise et Pétain étaient encore pris dans l’ancien système. Les intégristes y demeurent toujours, mais sont ultra minoritaires.

Maintenant tout le monde (ou presque) peut considérer que c’est fini : le droit ne consiste plus à imposer à l’humanité une vérité venue de l’extérieur. Les hommes et eux seuls s’accordent pour promulguer les lois qui les concernent et permettent de vivre en société.

Fin d’un système coercitif

Nous sommes sortis d’un système coercitif et nous ne pouvons que nous en réjouir. Le système « théologico-politique », maintenait les couples parentaux, les filiations par toute une série de moyens répressifs :

- Le hors mariage était disqualifié,
- Les couples divorcés et remariés subissaient un très fort dénigrement,
- Les bâtards étaient exclus,
- La femme était assujettie et dépossédée,
- Le groupe social décidait à la place des individus de leur statut et de leur vie personnelle,
- Les homosexuels étaient mis au ban de la société, etc.

Ce système était extrêmement violent. Il ne peut en aucune façon être question de revenir en arrière ; d’abord parce que c’est impossible mais surtout parce qu’enfin nous pouvons nous réjouir que la machine à culpabiliser et à exclure ne marche plus.

Mais à l’inverse, ne sommes-nous pas en train de basculer dans un monde sans ordre public de la famille ? Un monde où l’échec n’est plus stigmatisé, certes, mais où personne ne sait plus vraiment où il en est ? N’assistons-nous pas à une panne des parcours d’humanisation ?

Des questions nouvelles

Je suis souvent frappé que lorsqu’on fait un constat comme celui-là (« enfin une chose mauvaise qui s’arrête, un système répressif qui ne marche plus ! »), on voit apparaître, en même temps, combien la question « comment faire du droit ? » est compliquée. Le fait d’avoir supprimé cette manière critiquable de « faire société » ne règle pas la question de savoir comment faire du droit sans cette organisation hiérarchique et pyramidale.

Il faut peut-être, en premier lieu, faire un constat : nous ne pouvons répondre à la question « comment faire du droit » qu’en prenant acte que le système ancien est définitivement périmé et qu’il faut procéder autrement que par le passé. Les intégristes de tous bords peuvent regretter ce temps où une loi immuable – procédant de Dieu ou de la Nature – fondait le droit commun des hommes. Reste que ce « point de vue hors du monde », cette sorte de « surplomb » qui permettait d’accorder tout le monde n’existe plus. Demeurent des « opinions », des convictions ou des raisons toujours particulières, qui ne font jamais l’unanimité et peuvent toujours être remises en question. Les catholiques, par exemple, peuvent affirmer que le mariage est indissoluble ; ils peuvent vraiment le croire mais ils ne peuvent pas éviter que d’autres le contestent : leur conviction n’est jamais qu’une opinion parmi d’autres.

Reste la question à laquelle nul n’échappe aujourd’hui. Le droit permet de vivre en société en respectant la liberté de chacun. Mais comment faire pour que cette « liberté » si chèrement acquise, ne soit pas source d’affrontement mais qu’elle s’articule avec un « bien voulu en commun » ?

Une crise de la démocratie

Marcel GAUCHET, analysant la situation actuelle, considère que nous sommes dans une crise de croissance de la démocratie. Nous avons tellement intégré le fait que les lois ne viennent pas d’en haut mais de l’accord des hommes entre eux que chaque individu ou chaque minorité exige la reconnaissance de ses propres droits. Cette exigence comporte un danger : celui de faire éclater la vie en société. Mais cette crise peut être aussi une chance : elle peut nous pousser à repenser cette tension entre liberté individuelle et vie sociale. Nous sommes aujourd’hui – et peut-être pour toujours – à la charnière entre ce danger de pulvérisation et cette chance d’invention en commun…

Prenons quelques exemples de cette tension entre liberté personnelle et vie en société. Ils concernent le droit de la famille.

Vie privée / vie sociale

Comment peut-on penser l’ordre public familial alors que la famille est de l’ordre de la vie privée, de l’intime ? La position du plus grand nombre aujourd’hui est de déclarer : « Personne n’a le droit de m’imposer comment je vais faire ma famille ; c’est mon problème et j’interdis à la société de venir s’en mêler. »

Par ailleurs, en même temps que l’on veut pouvoir forger son propre style de vie en famille, on demande des lois nouvelles pour protéger par exemple le droit des femmes (partage de l’autorité parentale) ou celui des enfants. Ces lois sont incontestablement un progrès considérable mais elles comportent aussi des limites.

Prenons la loi concernant l’audition des enfants, par les juges, en cas de séparation de ses parents. Quand l’enfant le demande, le juge a l’obligation de l’entendre. On doit même justifier auprès du juge que les enfants ont été avertis de ce droit. Il concerne les enfants « à partir de l’âge du discernement », soit selon les tribunaux à partir de 5, 7 ou10 ans… On leur désigne un avocat avec qui ils préparent la rencontre avec le juge. Que l’enfant ait le droit à la parole est un progrès considérable.

Pourtant ce progrès peut se transformer en régression. Il peut mettre l’enfant dans une position intenable. Dans les familles où les parents ne sont plus capables de décider ensemble, ils peuvent avoir la tentation de dire à leur enfant : « nous ne sommes pas d’accord entre nous, vas voir le juge pour décider avec lui ce que tu veux ». Dans ce type de situation on peut difficilement empêcher qu’assez vite les parents deviennent incapables et l’enfant décideur.

La loi devait permettre à chacun de retrouver sa place. En investissant l’enfant du droit de décider ou en lui donnant l’impression de le faire, c’est de sa place d’enfant qu'on le prive.

Le droit des minorités et l’intérêt général

Dans la société actuelle, les demandes « communautaristes », catégorielles, se multiplient. Les minorités réclament le droit d’exister socialement et c’est un progrès. Il y a encore quelques années les couples homosexuels, par exemple, étaient mis au ban de la société ; aujourd’hui leurs droits sont reconnus par la loi et l’homophobie est considérée comme un délit. Comment ne pas se réjouir de ce changement ? Cependant, il arrive qu’en répondant à une demande catégorielle on en vienne à déconstruire le tissu social.

Prenons un exemple parmi d’autres : la revendication de la parentalité pour les homosexuels. Tentons de remonter le mécanisme ; il fonctionne par enchaînement :

- Première revendication, dans un couple homosexuel féminin : une des femmes va dire "je veux avoir un enfant par insémination artificielle". C’est interdit en France. « Je vais en Belgique, ce n’est pas un problème ! » Actuellement beaucoup de couples de femmes se sont débrouillés comme cela. Donc on discute : peut-on donner aux femmes homosexuelles l’accès à l’insémination artificielle… pourquoi pas ?

- Très vite derrière ces femmes, les couples homosexuels masculins disent « Attendez ! Nous sommes victimes d’une discrimination. Nous ne pouvons pas bénéficier d’une insémination artificielle. Au nom de quoi allez-vous dire qu’il n’y a que les couples homosexuels féminins qui peuvent avoir un enfant ? Des couples d’hommes sont tout à fait attentifs, aimants avec un enfant » Et qui pourra dire « non » ? On l’a accepté dans des couples homosexuels féminins, les hommes vont dire : « Vous devez nous ouvrir le droit à une mère porteuse car pour nous c’est la seule solution. Donnez-nous le droit d’acheter un enfant, d’acheter le ventre d’une femme pour produire un enfant que nous allons reprendre et élever. » D’accord, et après ?

- Madame X, une « grande dame » qui a fait une très belle carrière, mais qui a oublié d’avoir des enfants et un mari, atteint l’âge de 55 ans ; elle découvre qu’elle est passée à côté de sa vie et va dire : « Mais moi je veux avoir un enfant. Au nom de quoi n’en aurais-je pas ? Vous devez me faire une insémination. Je suis trop vieille pour accoucher ? Eh bien vous me devez une mère porteuse. Je veux avoir un enfant par mère porteuse. »

- Ainsi par une sorte de tache d’huile, d’enchaînement (l’un qui revendique et l’autre qui dit « pourquoi pas moi aussi ? ») on arriverait à une manière d’enfanter qui n’aurait plus rien à voir avec la pratique ancestrale et « universelle » : un enfant ne procèderait plus de l’union d’un homme et d’une femme qui l’établirait dans une généalogie.

La question n’est pas que la revendication des homosexuels ne serait pas légitime. Il n’y a pas de raison que deux homosexuels aiment moins un enfant que deux hétérosexuels. Ceci est une chose. Mais autre chose est de mettre en place un système juridique qui va infléchir la filiation selon la demande des couples homosexuels : à cause d’une minorité on va mettre en place un modèle mettant en œuvre un droit d’acquérir un enfant ; c’est « je vais le commander, je vais le faire faire au sens technologique du terme ; je vais l’acheter ». Est-ce cela que l’on veut ? Un problème grave se pose entre une revendication parfaitement légitime – et je n’ai aucune raison de contester aux homosexuels leur dignité humaine - et la question de l’ordre public nécessaire pour faire fonctionner quelque chose d’aussi central pour le vivre ensemble que la question de la filiation.

La société ce sont des hommes mais des hommes ensemble. Comment fait-on cet ensemble, c’est tout le problème. C’est-à-dire comment faire société ?

Libéralisme et néo-libéralisme

Cette tendance à « marchandiser » tout, y compris l’enfant, ne fait que s’amplifier aujourd’hui. Il semble que la loi des marchés soit devenue la nouvelle loi universelle qui gouverne le monde à l’exclusion de toute autre. Cette idéologie prétend rendre compte de la vie humaine dans toutes ses dimensions par les seules logiques de l’échange marchand. Les « néolibéraux » prétendent que le point commun entre tous les hommes (ce qui leur permet de vivre en société) est la seule recherche de leur propre intérêt, tout le reste n’étant qu’artifice. Les lois doivent donc protéger les intérêts privés, permettre aux marchés de gouverner le monde. Est-ce bien cette manière de vivre en société que nous désirons ?

Le fait que les règles du commerce deviennent la nouvelle loi universelle, trouve sa source lointaine (et paradoxale !) dans la philosophie des Lumières. Pendant tout le XVIème et une partie du XVIIème siècle, les philosophes des Lumières avaient à faire avec la mémoire des guerres du temps. A cette période, les guerres ont été plus fréquentes que jamais et particulièrement meurtrières. Pour tous ces intellectuels, la guerre est le fléau majeur. Et pour eux tous, la guerre civile est la plus redoutable : si la guerre contre l’étranger peut ressouder la communauté, la guerre civile, elle, la détruit de l’intérieur. Ce qui va donc être la cible principale des penseurs des Lumières sera la guerre de religion. Le siècle des lumières croit possible de rejeter tous les fanatismes – y compris et surtout le fanatisme religieux - pour accéder à une vie tranquille.

Bien sûr, l’histoire du XIXème et du XXème siècle va renforcer l’idée qu’il faut tout faire pour empêcher les guerres idéologiques, de religion ou civiles, quelle que soit la dénomination qu’on leur donne (la Terreur en 1793, la commune, le fascisme, le communisme, la période de l’occupation). Mettre fin aux guerres: quelle belle ambition! Mais nous propose-t-on de choisir les bons moyens ? Les Modernes d’hier et d’aujourd’hui vont affirmer que les rapports sociaux se limitent à l’affrontement des intérêts : « Voilà l’homme tel qu’il est », disent-ils. Dès lors, la recherche de la vérité ou de la vertu ne peut être qu’hypocrisie et mensonge, sources de disputes et de conflits idéologiques. Montesquieu écrit dans l’Esprit des Lois : « Le commerce guérit les préjugés destructeurs et c’est la règle générale que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce et partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. » (« L’Esprit des lois », livre 20 chap.1).

Le marché devient ainsi le paradigme d’une société sans conflit. Le dispositif libéral peut s’analyser comme un renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou sa fin. Le libéralisme politique et culturel qui est généralement la chose de la gauche et de l’extrême gauche, et le libéralisme économique qui est la chose de la droite, appartiennent très exactement au même mode de penser, fonctionnent avec les mêmes présupposés philosophiques et aboutissent, malgré les apparences et les intentions affichées, au même résultat d’"épuration éthique" selon une anthropologie de la lassitude.
(1)

Après le libéralisme, nous vient des Etats-Unis, le « néolibéralisme ». Depuis 40 ans l’offensive de ces idéologues est impressionnante. Pour les néolibéraux, la forme économique du marché est en train de se généraliser. Le marché est un principe universel d’intelligibilité du monde et s’applique à tous les domaines de l’existence. Le soin avec lequel une mère s’occupe de son enfant est un investissement qui va constituer le capital humain de l’enfant ; ce capital produira du revenu : le salaire de l’enfant devenu adulte. En échange la mère acquerra un revenu psychique, à savoir la satisfaction d’avoir réussi. La relation mère enfant est ainsi analysée en termes d’investissement, de coût, de capital, de profit du capital investi… (2)

Dans ce contexte, toute prétention humaniste est périmée et inefficace. Des pans entiers de la réalité sont occultés dans cette perspective néolibérale. Le lien contractuel qui lie les partenaires n’est pas le lien social mais la recherche de l’intérêt de chacun. Est ce la recherche du seul intérêt de chacun qui peut être le socle sur lequel construire nos systèmes juridiques ? Est-ce bien ce monde que nous cherchons à construire ensemble ?
(3)

Comment faire société aujourd’hui ?

Notre société et les différentes forces qui la composent ont avec le droit et la justice des rapports particulièrement confus :
- Le public, en matière familiale, ressent le droit comme un obstacle à organiser sa vie privée comme il l’entend et, en même temps, exige du droit qu’il le protège, lui donne de la sécurité.
- Pour les libéraux, le droit serait inconstant et se contenterait d’enregistrer passivement la variation incessante des différents rapports de force qui travaillent l’opinion et la société ; le droit serait toujours en retard sur la société.
- Enfin, l’idée que les lois peuvent être contournées par les plus riches ou les plus malins attire de très nombreux leaders d’opinion.
- Au fond, il s’agirait de mettre en œuvre la possibilité du « à chacun son droit ». Cette possibilité peut-elle fonctionner ?

Pour que les difficultés d’aujourd’hui soient une crise de croissance de la démocratie et non le risque de pulvérisation de toute vie sociale, il convient peut-être de regarder en face un certain nombre de problèmes et tenter de forger ensemble des réponses, mêmes si elles seront toujours provisoires.

Le problème des « places » et de l’autorité (4)

L’autorité n’est pas le pouvoir : celui-ci appelle la soumission, celle-là la reconnaissance. Elle est une relation dissymétrique mais non hiérarchique : les partenaires ont des rôles différents mais qui ne doivent pas être considérés comme des rapports d’inégalité (médecin/malade ; professeur/étudiant ; juge/accusé ; parents/enfants…). L’autorité implique légitimité et antériorité. Celle-ci peut être d’ordre temporel mais aussi le fruit d’une « initiative » : on peut être en avance sur son temps grâce à une faculté de créer et d’initier. Grâce au fait d’être précédé, le sujet se reconnaît inscrit dans un monde qui est plus large que lui.

En réalité « la place d’exception » - c'est-à-dire la place qui désigne le lieu d’où s’exerce l’autorité - ne peut être tenue sans correspondre en même temps à la volonté de chacun et au soutien du corps social. Ceci est vrai pour la place du père de famille, celle du maître d’école ou celle du juge. Parents, enseignants ou juges ne peuvent pas exercer leur autorité tout seuls. Ils ont besoin que leur place soit reconnue par la société. Si l’école, par exemple, ne soutient pas la position éventuellement du père, l’autorité de ce dernier ne peut pas tenir. Pour qu’elle tienne, il faut qu’elle fasse corps avec autre qu'elle-même. La question de l’enseignant est identique: comment peut-il exister dans une position de tiers s’il est désavoué par les parents ?

Jean-Marie Petitclerc, un prêtre qui travaille avec des jeunes en banlieue parisienne, dit que les enfants sont confrontés à la loi du dénigrement maximum. Les adolescents ont trois espaces : la maison, l’école et la rue ; chacun dénigre l’autre systématiquement. L’école dit que les parents ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités ; les parents disent que l’école est maltraitante ; évidemment la rue dit que les deux autres sont complètement dépassées et qu’il ne faut pas les écouter. Pour que cette position d’exception fonctionne, il faut qu’elle soit soutenue, qu’elle soit dans une cohérence. Le père qui n’est pas légitimé, qui n’est pas autorisé à occuper le rôle très désagréable qui consiste à mettre des limites, ne peut pas occuper cette place. D’ailleurs il ne l’occupe pas. De plus en plus, les pères sont des « pères-mères », maternant, s’efforçant de combler l’enfant par la consommation, dans la satisfaction de son désir ou de sa pulsion. Ils sont dans l’incapacité de s’opposer : c’est trop douloureux pour eux parce qu’ils sont trop seuls. Le père ne peut pas empêcher que l’enfant cherche à faire la loi : c’est une étape normale dans le processus pour devenir adulte. Ce qui devient anormal c’est lorsqu’il n’y a pas d’adulte qui le contienne et lui mette des limites.

Ce qui est vrai de la place d’exception du père ou de l’enseignant est également vrai du juge qui représente l’autorité sociale. Un individu seul ne peut pas occuper cette « place d’exception » indispensable dans tout processus d’humanisation. Comment la société va-t-elle en favoriser la reconnaissance sans pour autant tolérer les abus de pouvoir ? Comment le droit de la famille, par exemple, va-t-il permettre à l’enfant de s’exprimer devant un juge sans que soit abolie pour autant l’autorité parentale. Tous, dans une société, ne sont pas situés à la même place. Il s’agit de bien distinguer la place de chacun. Travailler la logique des places, oser la prendre en compte dans toute sa complexité, savoir que cette question n’est jamais tout à fait élucidée, se donner comme but d’ouvrir, de lier et non de réduire ou d’isoler, telle est la tâche du droit.

La question de la limite (5)

Nous sommes sûrement la première génération à devoir envisager comme une condition de la survie de l’humanité, que notre monde est fragile et que nous ne pouvons plus en disposer sans limite.

Du point de vue de notre condition nous sommes des êtres limités. Notre humanité est marquée irrémédiablement par une perte, par une entame. Tout humain doit consentir une limite à sa jouissance. Tout sujet doit assumer cette perte et va se construire à partir de ce vide. C’est cette idée de perte, de limite à la jouissance, que notre société contemporaine aurait du mal à intérioriser et donc à transmettre. Nous sommes des êtres limités et c’est une chance : nos limites nous permettent de ne pas pouvoir être, tout à nous, tout seuls. Les limites que nous nous imposons ensemble nous permettent de faire société. Ces grandes affirmations qui paraissent tout à fait essentielles aux uns ne font pas sens pour tous. En tout cas, elles ne feront pas sens automatiquement, mécaniquement, par une espèce de magie. Elles feront sens dans la mesure où on s’en emparera à chaque génération et où on s’emploiera à les faire fonctionner. Ce sera toujours un combat. C’est dans ce combat que se joue la fonction anthropologique du droit.

La fonction anthropologique du droit

Le droit a une fonction anthropologique : personne ne peut prétendre être lui-même sans les autres et le droit est chargé de régler – au moins en partie - ce va et vient. Nous pourrions dire :

- Le droit pose les limites et les interdits qui évitent la guerre de tous contre tous et la confusion des places. Certes nous pouvons – nous devons même - discuter de ces limites ou de ces interdits mais cela ne veut pas dire que le droit n’a plus de raison d’exister. Faire la litanie des exceptions et des infractions ne suffit pas à juger de la pertinence des lois.

- Chaque individu ne peut prétendre seul occuper des places d’exception (de parent, de maître, de juge) ; chacun doit être reconnu par la société toute entière. Nous avons besoin, un besoin vital, d’être institués et c’est par le droit que la société nous institue dans des places que seuls nous ne pourrions occuper.

Pour que le droit puisse instituer chacun comme sujet, il faut qu’il soit consistant. Cette consistance ne peut plus venir d’une vérité absolue qui tomberait du ciel et serait valable pour tous. Elle ne peut s’établir que dans une recherche commune, dans l’ouverture de questions que nous partageons et qui n’auront jamais de réponse définitive : Comment promouvoir une loi commune qui protège les plus faibles et vienne soutenir chacun dans les places d’exception qu’il essaye d’occuper ? (6)


Le droit n’est pas la chose des juristes et des spécialistes. Le droit est la chose de tous, la production de toute la société, le premier fruit de la démocratie. C’est par la règle commune que nos sociétés se constituent. Encore faut-il arriver à se mettre d’accord sinon il se pourrait que le droit du plus fort l’emporte remettant en cause l’idée même de démocratie.

« Faire société » suppose de reprendre le fil de ce qui nous fait humains, tâche urgente dans un monde qui se transforme et où les évidences d’hier ne semblent plus fonctionner

Vers une démarche « spirituelle »

On parle beaucoup de crise économique aujourd’hui. Je ne suis pas sûr que cette crise ne soit pas prise dans une autre qui serait d’ordre « spirituel ». Mais le mot « spirituel » est un mot très ambigu, avec une polysémie très dangereuse.

Affirmer que la crise est d’abord spirituelle suppose de reconnaître que la spiritualité n’est pas plus la chose des religions que des laïcs. Elle est la chose de tous. Marcel GAUCHET qui se déclare athée, dans un entretien à Télérama récemment, a dit à peu près en ces termes : « Au fond je me sens plus proche des "religieux", des gens qui sont dans une perspective croyante, que de beaucoup de laïcs parce que je crois que la question spirituelle est centrale et que c’est celle du mystère. On est tous confrontés au mystère, c’est incontournable et ce serait cela la spiritualité ».

Le véritable problème de la spiritualité est : qu’est-ce qui fait sens ? Et on ne peut pas penser le droit, ni l’ouverture par le dépassement du droit, sans mobiliser une activité intense sociale qui interroge le sens du monde… sans jamais y répondre, sans jamais se lasser de poser cette question à laquelle on sait qu’il n’y aura jamais de réponse définitive.

Le fait de ne pas se fixer définitivement sur un sens ne veut pas dire qu’il ne faut pas questionner. On n’épuisera jamais le sens : il est infini, indéfini. C’est ce que signifie Marcel GAUCHET quand il parle de « mystère ». Même si on mobilise toute la raison du monde, il y aura toujours de l’inépuisable, du mystère, du « spirituel ». De cet « inépuisable du sens » doit-on dire « puisque c’est inépuisable, je m’en détourne » ? La crise actuelle serait-elle la conséquence de cet évitement, que nous soyons croyants ou non croyants ? On pourrait affirmer qu’il y aurait une crise de la spiritualité chez les laïcs qui seraient en train de renoncer à chercher ce qui peut collectivement faire sens. Mais parallèlement il y aurait une crise chez les croyants qui serait liée à leur volonté de fixer le sens pour tous et pour toujours. L’Eglise devrait renoncer à vouloir donner des réponses si elle veut que sa tradition spirituelle puisse être vivante aujourd’hui. La crise de la spiritualité c’est pour les uns comme pour les autres d’essayer d’échapper au mystère de notre condition.

Jean-Luc Rivoire
Pastel de Pierre Meneval

1- Jean Claude Michéa, in « L’Empire du moindre mal », parle « ‘d’épuration éthique’ qui est la contrepartie pratique de ce renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou sa fin qui organise philosophiquement l’ensemble du dispositif libéral. » (...) Et ailleurs : « La pratique systématique de la déconstruction ouvre par définition un abîme philosophique infini, aussi infini que doit être le développement de la marchandise dans l’ordre parallèle de l’économie. Quelle limite pourrait-on en effet lui assigner qui ne soit une limite fondée en dernière instance sur des préjugés moralisateurs ?... » / Retour au texte

2- Michel Foucault ; « Collège de France » 1978-1979, page 249 : « Dans l'analyse qu'ils font du capital humain, les néo-libéraux essaient d'expliquer, par exemple, comment la relation mère/enfant caractérisée concrètement par le temps que la mère passe avec son enfant, la qualité des soins qu'elle lui donne, l'affection qu'elle lui témoigne, la vigilance avec laquelle elle suit son développement, son éducation, ses progrès non seulement scolaires mais physiques, la manière dont non seulement elle l'alimente, mais dont elle stylise l'alimentation et le rapport alimentaire qu'elle a avec lui, tout cela constituait pour les néo-libéraux un investissement, un investissement qui est mesurable en temps, un investissement qui va constituer quoi ? Un capital humain, le capital humain de l'enfant, lequel capital produira du revenu. Ce revenu sera quoi ? Le salaire de l'enfant lorsqu'il sera devenu adulte. Et pour la mère, elle, qui a investi, quel revenu ? Et bien, disent les néo-libéraux, un revenu psychique. Il y aura la satisfaction que la mère prend à donner les soins à l'enfant et à voir que les soins ont en effet réussi. On peut donc analyser en termes d’investissement, de coût, de capital, de profit du capital investi, de profit économique et de profit psychologique tout ce rapport entre la mère et l’enfant.» / Retour au texte

3- Citons, à titre d’exemple, ce qu’écrit Marcel HENAF (in « Le Prix de la vérité ») : « La relation du don doit s’effacer devant la relation marchande lorsqu’il s’agit d’échange équitable des biens. Cette exigence a son revers exact : la relation marchande n’est pas en mesure de lier les hommes et ne saurait y prétendre. Allons plus loin : le lien contractuel n’est pas le lien social et il ne doit pas l’être. » / Retour au texte

4- Ce problème des places et de l'autorité a été traité par Myriam REVAULT D’ALLONNES (« Pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité ») : « C'est par notre place dans l'enchaînement des générations et par notre capacité de penser le monde commun que la relation d'autorité dissymétrique mais non hiérarchique peut s'instaurer. (...) Les mouvements de menton d'un certain nombre d'hommes politiques, la dénonciation sans aucun risque de mai 68 ou le choix du toujours plus répressif, seront bien incapables de trouver les moyens d'aujourd'hui pour que l'autorité puisse avoir un espace. » / Retour au texte

5- Sur cette question voir Jean-Pierre Lebrun, in "Un Monde sans limites" :
« Tout être parlant, tout humain, devra s’accommoder d’une entame, d’une limite à sa jouissance. Tout sujet doit assumer cette perte et va se construire à partir de ce vide. »... « Tout se passe comme si notre société postmoderne ou sur-moderne ne transmettait plus la nécessité d’un vide, de la soustraction à la jouissance. Elle donnerait plutôt à entendre que nous nous serions affranchis de toute limite, une limite qui n’a d’ailleurs jamais été qu’un frein au bonheur. Ce bonheur auquel nous serions tous en droit de prétendre. »...« Chacun est soumis à une loi qui le dépasse ; il s’agit de laisser du vide et consentir à une perte. »... « Une idéologie des droits de l’enfant, paradoxalement, en donnant aujourd’hui cette place centrale à l’enfant, c’est son trajet propre d’enfant qu’on lui vole. » /
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6- Alain Soupiot in « homo juridicus » et Pierre Legendre in « La Question dogmatique en occident » / Retour au texte