Le familistère de Guise (Aisne),
habitat collectif ouvrier inspiré au capitaine d’industrie Jean-Baptiste Godin par l’utopie saint-simonienne.
Il a été édifié entre 1859 et 1884.
(photo personnelle)
Accélération
En ce dernier été 2024, les effets du changement climatique sur les établissements humains se sont traduits par des évènements au caractère à la fois spectaculaire et dramatique.
En Grèce, la métropole d’Athènes a été de nouveau durement éprouvée par les incendies de forêts. Ses habitants déclarent vivre désormais l’arrivée de chaque été dans l’angoisse du feu destructeur.
En Indonésie, l’État est en train de déplacer sa capitale historique Djakarta en prévision de la montée des eaux. L’opération de communication sur la création d’une « ville-forêt » ne peut masquer la réalité de la déforestation massive de Bornéo qu’a nécessité ce transfert hors-norme.
Comment habiter un monde en plein bouleversement climatique ? Comment anticiper l’inhabitabilité prochaine de vastes territoires, voire de pans entiers de certains pays ? Comment loger décemment des milliards d’humains tout en limitant fortement les pressions environnementales ?
Ces questions sont abyssales. Nous nous contenterons ici d’exposer le cas français sur la transformation de nos manières d’habiter.
Le pavillon de Marie-Antoinette
Nous avons tous appris, dans nos manuels d’Histoire, qu’à la veille de la Révolution française, la reine Marie-Antoinette jouait à la fermière d’opérette dans son fameux hameau de Trianon, tandis que les campagnes crevaient de faim. Cette conception d’une vie plus véritable se trouvant à la campagne, loin des villes, se perpétue de nos jours. « C’est la faute à Rousseau », diront d’autres, le philosophe s’étant rêvé une vie bucolique, en décrivant dans L’Émile sa célèbre « petite maison rustique (….) aux contrevents verts ». Le phénomène médiatisé des néoruraux, menant d’absurdes procédures contre le chant du coq ou les odeurs de l’étable voisine, ne doit pas masquer la véritable problématique de l’habitat individuel au regard du collectif. Plus schématiquement, il s’agit de comparer, dans une approche écologique, la maison rurale et l’immeuble urbain.
La maison individuelle reste toujours un rêve français, dessinant une forme de résistance au changement. L’acquisition d’un pavillon fut longtemps promue par les politiciens conservateurs, des débuts du XXème siècle à Nicolas Sarkozy qui voulait « une France de propriétaires », car rendre le peuple propriétaire serait censé l’éloigner de la révolte. Cependant, ce modèle, qui porta longtemps une part significative de l’activité du bâtiment, arrive à bout de souffle. Les faillites récentes de plusieurs constructeurs, dont les célèbres Maisons Phénix, société fondée en 1946, en témoignent (1). L’augmentation du coût des matériaux comme du foncier, l’exigence croissante des normes énergétiques et les nouvelles règles limitant l’artificialisation des sols vont rendre de plus en plus difficile la construction de ce type d’habitat.
Ce modèle est de plus en plus critiqué pour son insoutenabilité. Commençons donc par exposer certains de ses déterminants, et leurs conséquences écologiques. Un tel tableau présente des contrastes nets.
Attractivité territoriale : un tableau contrasté
D’abord, où fait-on construire sa maison ? A la campagne, dira-t-on, et cela d’abord en raison du coût devenu exorbitant des terrains encore disponibles dans les grandes agglomérations. Mais le mot de « campagne » est bien vague car il uniformise des réalités contrastées. Le choix de la zone d’implantation est lié à son attractivité territoriale, dont les critères vont de la présence de l’emploi aux établissements scolaires et de santé, mais également à des attentes sur le cadre de vie, comme la proximité à la mer ou à la montagne. La vieille expression de « diagonale du vide », désignant la zone de faible densité démographique de l’hexagone allant de la Meuse aux Landes, reste, à certains égards, toujours valable. Ainsi, la région Grand-Est assiste, impuissante, à une déprise démographique consécutive au vieillissement de sa population, et connaît une baisse spectaculaire des naissances, les jeunes partant s’installer dans d’autres régions (2). La carte ci-dessous montre les projections démographiques jusqu’à 2040 par départements. Excepté le Bas-Rhin, grâce à Strasbourg, le grand quart nord-est oscille entre stagnation et baisse démographique. Les départements situés autour du centre géographique de la France métropolitaine sont également touchés, en particulier la Nièvre et l’Allier. En revanche, la façade atlantique, le pourtour méditerranéen ou le couloir rhodanien sont prisés. On notera également la forte croissance attendue des deux départements ultra-marins de La Réunion et de Mayotte.
Projections démographiques sur la période 2007-2040 par départements.
Ces projections révèlent directement les grandes disparités d’attractivité des départements de métropole et d’Outre-Mer.
Source : CGET (devenu ANCT) et INSEE – 2016.
Pour préciser la typologie du logement en milieu rural, une récente étude de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT) a distingué les dynamiques selon les zones. Elle révèle en particulier que les territoires ruraux en croissance sont d’abord liés à la présence de métropoles structurantes dont le halo est suffisamment large pour en faire bénéficier leurs périphéries (3). De territoires qualifiés de « ruraux » on passe au « périurbain », un terme à la définition floue, voire à la métropolisation diffuse. Dans la carte ci-dessous consacrée au logement, on retrouve, sans surprise, les mêmes territoires décrits précédemment, mais avec des variations locales. Par exemple, concernant le cas de la Bretagne, les deux pôles urbains de Nantes et de Rennes dynamisent le marché du logement dans leurs couronnes rurales. Il en est de même pour tout le littoral breton, mais à l’inverse le Centre-Bretagne, enclavé et peu doté en emplois, comporte beaucoup de logements vacants. Pour le pourtour méditerranéen, le sud du Massif central, la zone alpine et la Corse, la dynamique du logement y est largement portée par le tourisme.
La typologie des logements dans la France rurale.
Le halo des grandes agglomérations régionales est clairement visible.
Dans une large diagonale partant du secteur Meuse-Ardennes qui s’évase jusqu’aux Cévennes, la vacance des logements est significative.
Source : ANCT, étude menée par Magali Tournier et Acadie - 2023
Quelles conséquences écologiques ?
Elles sont évidentes à imaginer pour les territoires à forte attractivité. La pression de la demande d’habitat entraîne le besoin de construire de nouveaux logements et de nouvelles infrastructures, donc d’artificialiser les sols et de faire reculer la biodiversité. La consommation de ressources augmente : eau et énergie, et le traitement des déchets et des eaux usées doit faire face à des volumes croissants. Indirectement, l’impact écologique se produit aussi à l’échelle globale. Ces « campagnes » prisées se gentrifiant, leurs populations plus aisées consomment davantage que celles des territoires pauvres, en acquérant des biens de consommation, des services numériques, en prenant plus souvent l’avion pour les vacances, etc. (4)
A l’inverse, par une indéniable logique, les territoires en attractivité déclinante voient donc leurs pressions sur les milieux baisser. Moins de population, c’est moins d’habitat occupé, et c’est moins de consommation de ressources : bonne nouvelle pour l’environnement. Si ce propos peut sonner comme une provocation aux oreilles des édiles, il n’empêche que penser les territoires décroissants est une nécessité. Dans le domaine de l’urbanisme, la « ville décroissante » est une réalité internationale. Elle fait l’objet de nombreuses réflexions, et des expériences créatives s’y déroulent déjà. Un exemple fréquemment cité est la ville de Detroit, aux USA, bien que la problématique européenne et française concerne d’abord des villes petites à moyennes (5). Nos économies productivistes nous ayant drogués au taux de croissance, penser et s’adapter à l’inverse nécessite encore un important changement de perspective.
Par ailleurs, l’attractivité ne se décrète certes pas, mais à l’heure où l’on ne cesse de parler de réemploi et de recyclage, il est attristant de découvrir des villages au beau bâti ancien en déshérence, tandis qu’ailleurs les lotissements pavillonnaires standardisés poussent encore comme des champignons.
Habitat villageois en déshérence, en nord Bourgogne
(photo personnelle)
La densification en réponse à l’étalement
La construction de logements individuels a pour conséquence directe celle de l’étalement urbain. Le modèle maison + jardin (+ automobile) est à faible densité de population, donc à forte consommation foncière. Il faut par ailleurs construire des réseaux supplémentaires pour relier ces nouvelles zones d’habitation (6). Mais les raisons qui entraînent les ménages à choisir ce type d’habitat sont diverses. Le rêve de la maison individuelle reste certes vivace, mais il y aussi d’autres déterminants comme la spéculation immobilière, qui a chassé les classes moyennes et modestes des centres-villes. Une des conséquences visibles est le quasi doublement de la distance moyenne domicile-travail entre 1982 et 2008 (7).
La réponse à tous les maux écologiques de l’étalement urbain est celle de la densification. Autrement dit, favoriser la construction de logements collectifs au sein de zones déjà urbanisées. Le terme fait souvent peur : « densifier » ne signifie-t-il pas vivre entassés les uns sur les autres ? N’est-ce pas le cauchemar urbain qui se profile ? Quand on visite les mégalopoles asiatiques à très forte densité, cette vie totalement artificialisée, dissoute dans la foule immense, a de quoi faire frémir. Pour adoucir cette sémantique, le mot d’"intensification" a été proposé. Par ailleurs, la situation française est encore bien loin de rejoindre celle des villes asiatiques ou d’Amérique latine, puisque l’habitat individuel reste encore majoritaire. D’après l’INSEE, au premier janvier 2023, l’ensemble de la France, hors Mayotte, comprenait 37,8 millions de logements, dont 82,1% en résidences principales et 55,1% du total étaient des logements individuels. De plus, six ménages sur dix étaient propriétaires de leur résidence principale (8). L’INSEE relève par ailleurs que la vacance tend à augmenter, phénomène étrange alors que nous subissons une crise durable du logement.
Le graphique ci-dessous résume la répartition entre habitat collectif et individuel, et la part des logements vacants.
La répartition actuelle du logement en France est encore dominée par l’habitat individuel
Source : INSEE et SDES - 2023
La construction d’une maison individuelle a été longtemps le moyen le plus économique d’accéder à la propriété, grâce à un foncier très accessible, et aux méthodes de standardisation de la construction mises en place dès l’Après-Guerre, en particulier avec la préfabrication. Pour compenser l’éloignement aux centres urbains et le manque de transports en commun, le pétrole peu cher a favorisé l’usage quasi exclusif de l’automobile pour relier son travail, l’école ou le supermarché. Cette époque est désormais révolue, en raison de la pénurie foncière et des réglementations visant à aboutir au « zéro artificialisation nette » (9). Aujourd’hui, il est difficile d’établir avec exactitude une comparaison fiable des coûts de construction entre un logement individuel et collectif, tant les critères sont variables de l’un à l’autre. La littérature disponible sur le sujet se contredit. En revanche, il est plus certain que le coût écologique indirect d’un habitat individuel neuf est plus élevé que celui d’un habitat collectif construit en densification urbaine.
Un lotissement des années 70/80 en « raquette » en Bretagne :
à partir d’une voie unique, les lots ont été répartis autour d’impasses de forme elliptique.
La place centrale n’est utilisée qu’à des fins de stationnement ponctuel et elle est entièrement imperméabilisée :
un véritable gâchis foncier. La densification pourrait très bien utiliser ce vaste espace pour y édifier de nouveaux logements.
(photo personnelle)
A cette contrainte fondamentale du foncier s’ajoute la problématique de plus en plus cruciale de la rénovation énergétique. Depuis plus de dix ans, l’augmentation du prix de l’énergie pousse les ménages à vouloir réduire leur consommation, écologie rimant ici avec économie. Pour le cas des logements individuels, une enquête approfondie menée sur l’année 2019 révèle que 30% de leurs propriétaires n’ont pas pu faire réaliser les travaux d’amélioration énergétique prévus en raison d’une incapacité financière (10). Malgré les dispositifs d’aide, l’argent manque souvent pour mener à bien des opérations coûteuses dont l’amortissement prend plusieurs années. La rénovation énergétique la plus efficace passant par l’isolation extérieure du bâtiment, il serait intéressant de comparer son coût au mètre carré entre un immeuble et une maison. Le premier permet-il de réaliser des économies d’échelle ? La décision des travaux est-elle également plus rapidement prise dans le cadre collectif, par exemple lorsqu’une copropriété décide de conjuguer l’isolation à un ravalement ? Autant de questions en suspens. L’observation de terrain montre toutefois que les bailleurs sociaux se sont résolument orientés vers ces opérations pour leur parc immobilier, depuis une bonne dizaine d’années.
Ambivalence de l’urbanité et action politique
La densification suppose une rupture avec le modèle de l’habitat individuel, donc incite au développement d’une nouvelle urbanité, y compris dans les petites villes et les villages des territoires à forte attractivité. Les nouvelles orientations cadrant la construction conduiront de plus en plus à y construire du collectif, soit à « faire ville ». Le mouvement est d’ailleurs en marche : la statistique publique montre qu’entre 2000 et 2017, la construction d’appartements neufs a dépassé celle des maisons neuves (11).
Si la campagne est souvent rêvée, pour ne pas dire fantasmée, sous l’aspect univoque du bucolique, invention des poètes antiques vivant déjà en ville à leur époque, le monde urbain est source de beaucoup plus d’ambivalences. La ville est perçue comme un lieu hors-sol, coupé de la nature, où les conditions de vie et de travail sont harassantes, mais elle est aussi appréciée comme le lieu de l’ouverture et de la rencontre, et celui de l’émancipation sociale et culturelle. Et puis tout le monde n’aime pas pour autant la ruralité : « A la campagne, le jour on s’emmerde et la nuit on a peur », faisait dire Jean Yanne à l’un de ses personnages, mais au moins les avis sont tranchés ! A l’inverse, des discours se revendiquant de l’écologie portent des critiques objectives sur le monde urbain productiviste et déshumanisant, mais s’orientent ensuite vers des tonalités réactionnaires, où surgissent des mots comme « dégénérescence » et « décadence », tout en glorifiant sans nuance une campagne ontologiquement bonne et saine. De tels propos rejoignent l’idéologie néoagrariste.
La ville est un enjeu éminemment politique, et toute ville est le fruit du système socio-économique qui la forme. Rien qu’en France, la ville de Marseille est l’exemple criant des profondes inégalités sociales engendrées par le capitalisme contemporain, puisqu’elle fait se côtoyer les quartiers parmi les plus riches du pays et ceux parmi les plus pauvres d’Europe (12).
L’enjeu de la transformation écologique de nos manières d’habiter ne peut pas se réduire qu’à des seuls chiffres d’orientation réglementaire sur le taux d’artificialisation des sols ou à des coefficients de densification. Si nous devons vivre plus regroupés, il faudra aussi agir de manière globale sur le cadre de vie, la présence de la nature, un accès juste et régulé au logement préservé de la spéculation, la manière de travailler, de nous alimenter, de nous déplacer, etc. Ces questions ne sont pas nouvelles du reste : depuis la forte urbanisation du monde occidental à partir de la Révolution industrielle, elles ont agité les premiers urbanistes, féconds en utopies… comme en dystopies, car les projets totalitaires se sont aussi emparés de la ville. Sur la seule question de l’accès à la nature, les grands parcs urbains de la fin du XIXème siècle ou les cités-jardins ont été des réalisations historiquement marquantes de ces conceptions.
Le célèbre quartier de Shibuya à Tokyo.
Hérissé de tours et d’espaces commerciaux, coupé de tout élément naturel, il est l’épicentre de l’hyperconsumérisme de la mégalopole japonaise.
A certains, il évoquera le cauchemar urbain mais à d’autres un lieu bouillonnant plein de dynamisme et d’opportunités…
(photo personnelle)
C’est bien l’action politique réfléchie et courageuse qui pourra être le moteur d’une acceptation la plus globale possible de nouveaux modes d’habiter, car l’écologie apparaît trop souvent comme une punition infligée aux plus fragiles. Les écoquartiers, par exemple, prennent parfois la forme d’une gentrification parée de bons principes écolos. Or sur la seule question du logement, actuellement en pleine crise, les gouvernements qui se sont succédés sous la présidence d’Emmanuel Macron n’ont guère agi.
Enfin, il faudra également aborder les territoires décroissants sous un nouvel angle, et plus encore ceux qui deviendront inhabitables en raison des trop importants risques naturels décuplés par le changement climatique. Prenons l’exemple des vallées de l’arrière-pays niçois, ravagées par la tempête Alex en octobre 2022. L’État et les collectivités ont investi un milliard d’euros pour les travaux de restauration, des réseaux en particulier, dans un territoire montagneux et à la densité de population très faible (13). Fallait-il consacrer autant d’argent à ces travaux dont la pérennité pose inévitablement question ? Restituer définitivement ces territoires à la nature, et organiser leur fréquentation soutenable pour des loisirs de découverte comme la randonnée, ne serait-elle pas une solution à terme plus réaliste ?
Toutes ces interrogations ne se limitent pas qu’au seul cas national bien entendu : elles ont une portée planétaire.
Julien Lecomte
Décembre 2024