1. Marc 11,12 à 11,26 et 11,27 à 14,2
2. Le figuier
Le figuier et les fruits
Tout commence par la vue d’un figuier à la saison des feuilles et que Jésus maudit. Au point du texte où il surgit, il suscite l’étonnement de Pierre et déclenche
les réflexions de Jésus.
De manière curieuse, le même arbre se retrouve à la fin de l’ensemble mais sa signification est inversée. Dans le premier ensemble, on constate l’absence de fruits
malgré les feuilles et en repassant le lendemain on découvre que, de sa racine à son sommet, il est entièrement desséché. Dans l’ensemble corrélé, un long discours
de Jésus se termine en faisant, là encore, mention du figuier. Il ne s’agit plus d’un arbre desséché ni dépourvu de fruits mais au contraire d’une plante remplie
de sève et dont l’apparition des feuilles est la promesse d’une récolte fructueuse. La fructification, en effet, est inséparable de l’arbre. On la retrouve dans les
débuts du second ensemble dans la parabole de la vigne dont le propriétaire attend les fruits.
Le figuier, les fruits et la parole
L’acte de parler est inséparable de ces réalités végétales. Constatant la stérilité de l’arbre fruitier, Jésus a des paroles de dépit apparemment insignifiantes
qu’il adresse au figuier et que les disciples entendent (« Que jamais plus personne ne mange de tes fruits »). Le lendemain matin grande est la surprise de Pierre
– et du lecteur – de constater que la parole a été efficace. Loin d’être des propos en l’air, les réactions de Jésus entraînent des réflexions sur la relation
entre la parole humaine et le cosmos qui en est modifié lorsqu’elle rejoint celui-ci. Une certaine façon de parler, quand elle est prise dans la foi, peut transformer
l’univers ! « Si quelqu’un dit à cette montagne : Soulève-toi et jette-toi dans la mer, et s’il n’hésite pas dans son cœur, mais croit que ce qu’il dit va arriver,
cela lui sera accordé ». Il en va de la parole prononcée dans la foi comme des mots de la Genèse. Ils ne font qu’un avec la vie qu’ils commandent ou qu’ils appellent :
« Dieu parle et cela est » !
Ce lien avec la création est explicitement développé dans le deuxième ensemble qui s’achève par la mention du figuier plein de sève. Une claire allusion y est faite au
« commencement de la création qu’a créée Dieu ». Il y est question, comme au livre de la Genèse, du soleil, de la lune, des étoiles, des vents et
des extrémités de la terre.
3. Le Temple
Le Temple : instrument de la corrélation
Pour y tenir moins de place que dans l’ensemble qui lui est corrélé, l’épisode au Temple raconté au milieu de l’histoire du figuier desséché, n’en est pas moins important
et demeure bien ancré dans l’imaginaire chrétien : la parole d’un prophète passe par le corps et se fait geste. Celui du temple est particulièrement spectaculaire.
Passage curieux : les extrêmes s’y croisent. Vendeurs et acheteurs qui composent la foule sont chassés, le matériel du marché est culbuté, les passants sont soumis à
des interdits stricts. Malgré cela « tout le peuple était ravi de son enseignement » ! En réalité cette emprise sur la foule, dans le Temple, pose un problème d’autorité.
Le lieu est symbole du pouvoir : le peuple s’y constitue et on comprend que les responsables officiels s’inquiètent et du respect des institutions et de l’ordre public :
« Grands prêtres et scribes cherchaient comment le faire périr ; car ils le craignaient parce que tout le peuple était ravi de son enseignement ».
En ce point du Temple le sens de nos deux textes s’organise ; on s’en aperçoit aux toutes dernières lignes du second ensemble : « La Pâque et les Azymes allaient avoir lieu
dans deux jours et les grands prêtres et les scribes cherchaient comment arrêter Jésus par ruse pour le tuer. Car ils se disaient : "Pas en pleine fête, de peur qu’il n’y ait
du tumulte parmi le peuple." » Le temps de la fête succède au temple mais l’espace comme le temps posent, l’un et l’autre, la même question : celle d’une parole
autorisée ou non. Le parallélisme avec l’épisode des marchands est frappant : « Grands prêtres et scribes cherchaient le moyen de le faire périr. »
Le Temple : La loi en procès
Au cœur du premier ensemble, se place le monument – symbole du peuple en alliance avec son Dieu, le Temple. Il est encadré par les deux épisodes du figuier
On retrouve le Temple à l’entrée de l’autre ensemble : Jésus y circule aux prises avec les mêmes personnalités : « Grands prêtres, scribes et anciens viennent à lui ».
La diversité de ses positions par rapport au Temple dégage alors quatre ensembles différents :
- « En circulant dans le Temple Jésus affronte une controverse ». Il réussit à se faire entendre par un scribe (« Fort bien, Maître... Et nul
n’osait plus l’interroger »).
- Jésus est ensuite en posture d’enseignant ! « Prenant la Parole Jésus disait en enseignant dans le Temple… »
- « S’étant assis face au Trésor ». Cette troisième posture transforme l’enseignant en observateur : il regarde et commente.
- Enfin il sort du Temple et se lance dans un long discours qu’on pourrait qualifier de prophétique (il parle de l’avenir) ou d’apocalyptique (il est question de la
fin des temps). Cette façon de parler est présentée « hors du Temple » mais par rapport à lui : « Il était assis sur le mont des
Oliviers en face du Temple ».
La question de l’autorité : le visible et l’invisible
A coup sûr, la question du pouvoir et de l’autorité circule à travers les deux ensembles. Elle se manifeste l’épisode des vendeurs (Grands-Prêtres et scribes);
elle organise ce qu’on a appelé « La traversée du Temple » (cf. tableau ci-dessus). Elle apparaît dès son entrée, ressurgit en son milieu, là où échappant aux
pièges de ses contradicteurs, Jésus commence à enseigner ; ensuite il promène ses regards face au Trésor. Les derniers mots sont bien une question de pouvoir :
« Ils cherchaient comment arrêter Jésus ».
Cette question du pouvoir ou de l’autorité est prise dans une opposition qui circule au fil des lignes : le visible et l’invisible. « D’où vient l’autorité qu’il
déploie ? » Les autorités officielles sont bien présentes, dans les propos de Jésus qui, en d’autres lieux, souligne leur allure ostentatoire: « Ils circulent
en longues robes » et ils se plaisent « à recevoir les salutations sur les places publiques, à occuper les premiers sièges dans les synagogues et les premiers
divans dans les festins ». A cette visibilité s’oppose l’effacement de la veuve dont l’obole passe inaperçue aux yeux de tous mais que remarque Jésus. On retrouve
la même opposition aux deux extrémités de l’ensemble. Ce dernier commence par l’initiative des grands prêtres, des scribes et des anciens souhaitant voir apparaître
la source de son autorité. Celle-ci reste cachée : « Je ne vous dis pas par quelle autorité je fais cela ». On termine l’ensemble par le complot des mêmes autorités
qui, cette fois, loin de se mettre en avant, se cachent pour trouver, « par ruse », le moyen d’arrêter l’autorité de Jésus.
Le pouvoir va avec la violence.
L’autorité, dans le texte, a partie liée avec le désir ou son envers, c’est-à-dire la peur et la crainte. Scribes et pharisiens craignaient la foule, nous dit-on,
lorsque Jésus les interrogeait sur Jean-Baptiste. Ils ont « peur qu’il y ait du tumulte parmi le peuple » s’ils contestent l’emprise de ce dernier. S’il est vrai
que la peur est inséparable du désir, sa face obscure, s’il est vrai que la peur suppose le désir d’un bien convoité mais menacé, on voit que le désir de paraître
des scribes et autres notables a partie liée avec leur peur d’être dépossédés de leur rang.
Le désir attaché à l’autorité, ou la peur de la perdre, est source de violence. Celle-ci couve dès les premières lignes : Jésus est face à ses adversaires. Manifeste
à la fin - on s’apprête à « tuer » -, cette violence est dénoncée par Jésus lorsqu’il enseigne dans le Temple. Le désir des notables est comparé à l’appétit des
bêtes féroces qui se nourrissent des plus faibles (« Ils dévorent les biens des veuves »).
La Loi et l’obéissance à Dieu
Entre le début et la fin, un passage est éclairant dans la mesure où il fait se rencontrer et se distinguer un aspect caché et un autre, invisible et pourtant
présent, du pouvoir et de la maîtrise. Jésus demande qu’on lui présente un denier. Il oblige ses interlocuteurs à ouvrir les yeux et à regarder. La pièce romaine
manifeste que la loi au sujet de laquelle ils viennent le consulter pour le piéger est celle de César dont l’effigie est bien visible et dont les
interlocuteurs prononcent le nom sans hésiter. A cette autorité s’en ajoute une autre absolument inaccessible. Non seulement elle est invisible mais on n’a pas
le droit de la représenter. Cette autorité est également indicible : un juif ne prononce pas le nom de Dieu. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui
est à Dieu ». En réalité lorsque Marc écrit, l’interdit est dépassé : lorsque l’événement était vécu, dans le dialogue avec ses interlocuteurs, un silence
remplaçait le mot dans la phrase.
On a abusé de cette expression (« Rendez à César...) pour opposer le pouvoir des princes à celui des Pontifes. On s’en sert aujourd’hui, à tort et à
travers, pour disserter sur l’opportunité de la laïcité. En réalité, le pouvoir des Pontifes est tout aussi visible que celui des princes ou des élus
de nos sociétés démocratiques. Pour rester dans la cohérence des propos de Jésus, on devrait dire : « Rendez à César ce qui est à César, à la République
ce qui lui appartient, si vous êtes catholiques, rendez à l’évêque et aux papes ce qui leur revient et à Dieu ce qui est à Dieu mais sans confondre les instances. »
Le visible ou l’invisible, telle est la véritable alternative ! Un pouvoir visible peut-il se présenter comme venant de Dieu ? L’Evangile semble poser la question.
4. Loi des hommes et loi de la vie
Le particulier et l’universel
La modernité met aux prises, dans un pays comme le nôtre, les impératifs des lois humaines et l’obéissance due à Dieu. Lois religieuses, lois civiles, volonté de
Dieu : comment le texte nous conduit-il à articuler ces différentes instances ?
Le problème apparaît lorsqu’on prend soin de noter que l’affaire du denier de l’impôt est l’un des éléments dans l’ensemble de cette controverse qui, en
réalité, tourne tout entière autour de la loi. La réaction de Jésus est une réponse à une question concernant le permis et le défendu (« Est-il permis ou
non de payer... ? ») Ce thème de l’autorité et de la loi de Moïse – la loi religieuse – se déroule, d’un bout à l’autre des discussions qui surgissent
« tandis qu’il circule dans le Temple ». Après lui avoir tendu le piège de l’impôt, des juifs viennent lui poser une question juridique concernant la loi
du lévirat, typiquement juive et sortant du Deutéronome. Ensuite s’approche le scribe qui, à son tour et apparemment sans mauvaise intention, posera la question
d’une façon à laquelle Jésus répondra clairement ; là encore nous demeurons dans le registre législatif des juifs : « Quel est le premier
de tous les commandements ? »
Avant l’affaire du denier à l’effigie de César, la loi juive n’est pas explicitement évoquée puisqu’il s’agit d’une parabole – celle des vignerons homicides -,
c’est-à-dire une façon de déplacer la question pour l’aborder avec un certain recul. Pourtant c’est bien d’autorité, de maîtrise et de convention, qu’il s’agit.
Tout d’abord, rappelons ce que nous avons déjà signalé à propos du figuier: ce dont il est question est la production de fruits et, par un certain côté, c’est la loi
de la vie qui est en cause. On retrouvera la même référence à la fécondité dans la loi juive du lévirat.
Dans la parabole, nous avons un espace bien délimité et le rôle de chacun est réglé par un accord. Le décor est celui d’un espace fermé par une clôture à l’intérieur
duquel les conditions de vie et de travail sont précisées. Une vigne est plantée, un pressoir est creusé : deux éléments indispensables pour que le fruit de la vigne
soit transformé en produit nécessaire à la subsistance. La tour, dira-t-on, n’est pas indispensable. Disons qu’elle permet de voir à l’extérieur. Elle permet à ceux
qui résident dans l’enceinte de la propriété de se rappeler que l’ensemble où ils vivent n’est pas le tout du tout.
Ce rapport entre l’extérieur et l’intérieur est homologue à celui des personnages. A l’extérieur, parti en voyage, se trouve le maître de la vigne entouré de serviteurs
et accompagné d’un fils bien-aimé. A l’intérieur, des serviteurs ont reçu la vigne en location et un contrat – figure de la loi - est passé entre le Maître invisible et
les vignerons habitant l’espace. Aux termes de l’accord, ils reçoivent une place dans l’ensemble, un rôle et une part des produits de la vigne. Réciproquement ils doivent
des comptes au maître qui est en droit de recevoir sa part des fruits.
Quand arrive le moment de rendre au maître ce qui lui est dû et de recevoir leur propre part, vignerons et envoyés du Maître (serviteurs de la Loi en l’occurrence,
ministres) subissent la violence ou la mort. Le drame atteint son comble lorsque le maître envoie son propre fils qui s’avère l’héritier. Tuer ce dernier permet de
prendre l’héritage. Tel est le point sur lequel se mettent d’accord ceux qui résident à l’intérieur de la propriété sans tenir compte de ce qui l’entoure et la
dépasse. Prendre plutôt que recevoir telle est la loi dans laquelle succombent ceux qui s’enferment dans un ensemble clos. En réalité, si l’on en croit la parabole,
la loi qui ne sort pas d’un cercle fermé, dont on ne comprend pas qu’elle est prise dans une loi plus forte, universelle qui est celle de la vie, enferme les hommes
dans l’échec et la mort. Donner et recevoir : ces deux mots suffisent pour définir la loi qui permet de vivre. Ils résument la conclusion à laquelle conduit notre
histoire. Tel est pris qui croyait prendre, en effet : la vigne est enlevée à ceux à qui elle avait été confiée ; la voici remise à d’autres qui sauront vivre et
faire vivre. C’est de la relation avec l’extérieur que la vie peut surgir. « La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue pierre de faîte.
C’est là l’œuvre du Seigneur et elle est admirable à nos yeux ! »
A la lumière de cette parabole, la réplique de Jésus à propos de l’impôt dû à César se comprend. Une fois qu’on s’est mis d’accord dans un ensemble humain – en
l’occurrence il s’agit d’un accord entre les vignerons vivant dans un ensemble bien délimité – on restera toujours en dette à l’égard d’une autre loi sur laquelle nous
n’avons pas prise : celle de la vie. Une fois qu’on aura rendu l’impôt à César nous demeurerons en dette avec ce qui dépasse non seulement l’Empire romain mais le monde
juif qui se soumet à la loi de Moïse. N’est-ce pas la conclusion qu’il faut tirer de la discussion entre Jésus et les sadducéens qui viennent à lui en leur racontant
une histoire assez macabre ?
La loi, la mort et la vie : la loi de foi
Symétrique à la parabole de la vigne plantée pour produire du fruit, l’allusion à la loi du lévirat, à laquelle se réfèrent les contradicteurs, met en valeur, elle aussi,
la fécondité. Comment permettre à une famille d’avoir une descendance et de maintenir son nom vivant par-delà la mort ? La loi du Deutéronome tente de répondre à cette
question. Mais, en réalité, ce roman noir qu’on invente pour contester la Résurrection a des odeurs de cimetière. Ses auteurs n’ont que la mort à la bouche :
« Le premier mourut »... et l’autre encore... et l’autre... ainsi de suite jusqu’à ce que la femme meure à son tour ! « A la résurrection, quand ils ressusciteront,
duquel d’entre eux sera-t-elle la femme ? » La façon dont répond Jésus est intéressante. Au futur de l’indicatif, Jésus substitue le présent : « Lorsqu’on ressuscite
d’entre les morts »... « Quant au fait que les morts ressuscitent... ».
Adossée aux lois qui font le peuple juif, autre qu’elles et les dépassant sans les nier,
travaille une autre loi, la Loi de l’Autre inaccessible et innommable qu’évoque Jésus en prononçant, une fois de plus, le mot « Dieu ». « N’avez-vous pas lu dans
le livre de Moïse, au passage du Buisson, comment Dieu lui a dit : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ? Il n’est pas un Dieu de morts
mais de vivants ». Au cœur de cette vie qui tombe sous les coups de la loi qui fait mourir, Jésus évoque la loi qui, venant d’ailleurs, permet la vie, cette vie
qu’on reçoit, cette vie où l’on donne et où l’on reçoit. « Hors » de toute société qui ne tient que des lois qui la constituent et la définissent, « hors » même de
l’univers habité où l’on vit et où l’on meurt, s’ouvre un lieu qui n’est pas un lieu, inaccessible et qui entoure ce monde, innommable et que pourtant Jésus permet
d’atteindre parce qu’il s’agit de sauver la vie. Appelons « foi » ce mouvement qui refuse l’enfermement dans un espace défini. Plus tard, Paul parlera, pour évoquer
cet univers d’une loi qui dépasse les lois ou les achève, la « loi de foi ».
Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu
Un scribe, nous dit-on, approuve les propos de Jésus. Il les comprend. Sans doute pour permettre qu’ils soient mieux compris, il interroge : « Quel est
le premier de tous les commandements ? » On est trop habitué à la réponse, sans doute, pour en mesurer la portée contradictoire. Le premier temps évoque la distance
infinie entre un ensemble régi par des lois et ce lieu hors-lieu que nous fait atteindre la loi de foi. Lieu hors-lieu mais où l’autorité de Jésus prend source.
Jésus répondit, en effet : « Le premier c’est : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,
de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force ». Comment mieux dire, avec ce mot « Seigneur », l’inaccessible de ce Dieu qu’il faut aimer. Aimer ce
qui nous dépasse : avec un effort, on peut comprendre.
En revanche, on a du mal à saisir le lien avec les mots qui suivent. Au commandement qui oriente vers l’inaccessible, Jésus oppose ce qu’il y a de plus proche :
« Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-ci ». Le lointain et le proche ont même lieu. L’univers
qui dépasse toutes les limites du cosmos est à portée de mains et de voix : le scribe et Jésus s’entendent. Ils sont l’un pour l’autre le prochain à aimer ; pour cette
raison, sans doute, Jésus conclut par ces simples mots : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu ».
La loi de la communication
Cette scène qui conclut une suite de controverses permet de revenir sur la phrase de Jésus un peu mystérieuse qu’il adressait aux Sadducéens niant la Résurrection :
« Lorsqu’on ressuscite d’entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans les cieux ». Il convient de se rappeler que prononcer le mot
« ange » revient à évoquer l’acte de communiquer. Au corps qui enfante et qui meurt, s’oppose l’acte de se transmettre des messages, de les recevoir et de les
envoyer. Lorsqu’entre humains, la parole circule et fait vivre, la loi de foi fonctionne. Elle permet de rejoindre la source de toute vie en humanité. L’amour
commande et autorise. « Par quelle autorité fais-tu cela ? » interrogeaient scribes et anciens. Un de ceux-là au moins a reçu la réponse.
5. La parole et la fin
Ouvrez l’œil
L’opposition entre ce qui est caché et ce qui est apparent court à travers les controverses touchant l’autorité. Elle reprend encore, après qu’elle s’est manifestée
dans les propos de Jésus enseignant dans le Temple : il stigmatise la dimension ostentatoire des scribes en même temps qu’il souligne l’extrême discrétion de la veuve
qui jette « tout ce qu’elle avait pour vivre ». Sortant du Temple, en effet, Jésus est invité à admirer les pierres de l’édifice et l’ensemble de la « construction ».
« Maître ! Regarde ! » Cet appel au regard s’exprime par un verbe qui reviendra quatre fois au fil du texte mais que la traduction a rendu par
l’expression « prendre garde », (en grec « blépeïn »). Pour être au plus près du texte, on propose de lire « Ouvrez l’œil » plutôt que « prenez garde ».
Ce verbe en croise un autre dont le sens est proche et qu’on traduit par « voir » (ideïn en grec). Il est au point de départ de ce discours à la fois prophétique
et apocalyptique ; celui-ci commence par une réponse aux disciples qui en appellent à son regard : « Tu vois ces grandes constructions... ». Jésus encore l’emploiera aux
approches du terme de son développement : « On verra le Fils de Homme venir... ».
Ces remarques renforcent les corrélations entre nos deux ensembles. Au lendemain de l’histoire des vendeurs chassés du Temple, les disciples, déjà, en avaient appelé
au regard du Maître en montrant le figuier desséché: « Rabbi, regarde » (ide). Jésus avait alors affirmé une proposition étrange sur le pouvoir de la foi lié à la parole.
Comme aux jours de la création, la parole peut déplacer les éléments de l’univers : « Dites à cette montagne... ». Cette parole dont ils ont vu l’effet sur le figuier qui
se dessèche, resurgit lorsque les regards se posent sur les ornementations splendides du Temple. Elle se déploie dans un discours et elle est, en même temps, l’objet
du discours. Non seulement Jésus parle mais ce dont il parle est le fait de parler.
La parole de Jésus, dans un cas, provoque la disparition de l’arbre et manifeste le pouvoir de transformation dont elle est le véhicule. Dans l’autre cas, elle dit encore
la destruction, mais, cette fois, elle se déploie dans un registre nouveau. Dans l’affaire du figuier desséché la parole est suivie d’effet quasi immédiat : l’arbre
meurt du jour au lendemain. Dans le discours apocalyptique, un délai s’instaure entre l’énoncé de la parole et l’effet qu’elle produit. Quel rapport peut-on établir entre
la parole de foi qui traverse le monde des choses et la fin de toutes choses ? Nous lisons le discours de Jésus avec cette question qui, en réalité, est celle des disciples
eux-mêmes. A la splendeur de l’édifice que les yeux contemplent, le Maître oppose leur disparition : « Il n’en restera pas pierre sur pierre qui ne soit jetée bas ».
Ses propos sont alors une tentative de rejoindre Pierre, Jacques, Jean et André qui l’interrogent : « Dis-nous quand cela aura lieu et quel sera le signe
que tout cela va finir ? »
Le signe de la fin
Nous prenons le mot « fin » pour distinguer trois plages textuelles :
- La première se terminerait par les mots : « Il faut que cela arrive mais ce ne sera encore la fin » (telos en grec).
- La seconde s’achève par l’expression « Celui qui aura tenu bon jusqu’au bout, celui-là sera sauvé ». « Jusqu’au bout » traduit le mot grec « telos » qu’on trouve
dans le texte original.
- « Ce que je vous dis, je le dis à tous, veillez » : ces mots terminent la troisième plage.
Le temps des illusions
La première phase du développement n’a rien à voir avec la fin du temple. Plutôt que d’avertir de la destruction d’un édifice en pierre, on prévient du risque
couru à un niveau humain, individuel aussi bien que collectif et même international. On risque d’être « abusé » par ceux qui ne sont pas ce qu’ils
paraissent : ils se présenteront sous une fausse identité (« Ils diront : c’est moi... »). Guerres, rumeurs de guerres avec le cortège de morts que
l’on sait ! En réalité « Ce ne sera pas encore la fin ! ».
L’espace et la parole
La destruction s’élargit dans la deuxième phase. Elle prend des dimensions cosmiques : « Nation contre nation ; Royaume contre Royaume... tremblements de terre...
famines ! » L’originalité de cette deuxième plage par rapport à la première tient au fait que la parole de Jésus annonce une parole à venir, à l’intérieur
de laquelle des sujets humains et croyants seront impliqués. Paroles de procès, suivies de paroles de condamnation, certes : « Sanhédrins... synagogues... condamnation
à la flagellation ». Paroles qui déchireront les familles : les enfants « se dresseront contre leurs parents et les feront mourir ». Mais paroles qui appelleront
d’autres paroles. Les procès se transformeront en témoignage, «l’Evangile sera proclamé à toutes les nations ». Et la parole à dire sera reconnue comme cadeau de Dieu.
Point ne sera besoin de la calculer ; elle viendra gratuitement : « Dites ce qui vous sera donné ...c’est l’Esprit-Saint qui parlera ! ». « Celui qui aura tenu bon
jusqu’au bout, celui-là sera sauvé » : que signifie « tenir » ? Comment décrire le lieu où il convient de se tenir ? En réalité la parole a pris la place de l’espace.
Parti des pierres qui font parler, Jésus fait entrer dans un monde autre, non celui des choses que l’on voit mais celui d’où jaillissent les mots qui disent ce que
les yeux voient. D’où, sans doute, l’insistance de l’appel à ouvrir les yeux (« Ouvrez l’œil...prenez garde ! »). Le regard est au carrefour de ce qu’il voit et de
ce que la parole montre ! Ce dont il s’agit, c’est de bien demeurer là où Jésus conduit. La fin attendue est peut-être l’entrée dans la fidélité à la parole.
On retrouve, d’une certaine façon, le Temple lui-même en abordant la troisième phase du discours. Qu’est-ce que « L’abomination de la désolation installée là où elle
ne doit pas être » ? Les historiens apportent leur explication. Il s’agit sans doute, si on en reste à un niveau historique, de l’invasion de 70 et de la profanation
du Temple par les Légions romaines. On peut en conclure que le texte a été écrit bien après la mort de Jésus et que les troubles évoqués font allusion aux persécutions
de la toute première église judéo-chrétienne. Mais nous ne faisons pas une lecture historique. Nous nous laissons conduire par le renvoi des mots les uns aux autres.
C’est d’ailleurs ce à quoi le texte nous engage dans une incise : « Que le lecteur comprenne!». Comment mieux dire que l’intelligence du texte sera toujours à reprendre
puisque le lecteur sera toujours nouveau
L’Abomination et la gloire
A coup sûr, « l’abomination de la Désolation » désigne une réalité qui sort de l’ordinaire et qui connote l’impiété. Elle désigne une exécration du Temple où s’étale
le comble de l’impiété. Il convient de la corréler avec une autre sortie, absolument inverse. Il ne s’agit plus de l’espace du Temple mais de la création tout
entière : « On verra le Fils de l’Homme venant dans les nuées avec grande puissance et grande gloire ». Une réalité sacrée sort du monde alors que l’impiété s’impose
dans l’espace sacré du Temple. L’Abomination et la Gloire : tel pourrait être le titre à donner à ce troisième passage.
Celui-ci se compose de deux éléments :
- Le premier décrit encore la « destruction » : celle de la vie en société. Au voisinage et à la cohésion qui forge une société, succède la dispersion :
au chemin conduisant de la Judée à la ville s’oppose la fuite dans les montagnes. Le travailleur dans les champs ne rentrera plus chez lui et celui qui est sur
la terrasse ne rentrera plus dans sa maison. Plus d’abri possible : tout et tous sont perdus. « Je suis hors d’atteinte – tel est probablement le véritable sens
du mot perdu. Non pas absous ni condamné, notez bien : perdu, – oui, perdu, égaré, hors d’atteinte, hors de cause. » Cette phrase que Bernanos met dans la bouche
d’un de ses personnages décrit à la perfection la situation de chacun évoquée par Jésus. L’univers et ses habitants sont perdus, au sens le plus métaphysique du mot.
En réalité la perte n’est pas absolue (« Si le Seigneur n’avait abrégé ces jours, nul n’aurait eu la vie sauve ; mais à cause de ses élus qu’il a choisis, il a
abrégé ces jours »). Cependant la menace gronde, les risques d’illusion sont grands et les signes risquent d’abuser ceux qui n’ont pas
l’œil ouvert : « Prenez garde ! »
- Le deuxième élément est une description grandiose de l’univers. La destruction évoquée depuis le début du discours prend des proportions incommensurables :
soleil, lune, étoiles, puissance des cieux, tout est ébranlé. En réalité, la fin de tout s’avère une arrivée, un avènement. Celui qui tient jusqu’au bout sera sauvé.
Le bout de tout n’est pas la fin de tout. Après la fin, la parole demeure et c’est là qu’il faut se tenir. « On verra le Fils de l’Homme venant dans les nuées avec
puissance et grande gloire ». Ce surgissement s’accompagne de la venue des anges qui rassemblent « les élus des quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité
du ciel ». Faut-il le répéter ? Les anges sont le déploiement de la parole et celle-ci ne peut avoir de fin : « le ciel et la terre passeront mais mes paroles
ne passeront point ». En fin de course, le figuier plein de sève se gonfle de poésie. Aux pierres, apparemment inébranlables, admirées au départ mais vouées à
disparaître, s’oppose le fragile rameau qui, disant la fin, promet une saison nouvelle. Elle dit la victoire de la parole sur le temps.
La parole et le temps
L’ensemble du discours est une réponse qui concerne le temps : « Quel sera le signe que tout cela va finir ? ». Les allusions d’ordre temporel fourmillent :
elles écartent la question et elles donnent une vision de l’histoire assez singulière.
Dans la première phase, la fin est explicitement niée : « Ce ne sera pas encore la fin ». Curieusement, ce qui pourrait, au premier regard, paraître mettre un terme à
l’histoire est, si l’on peut dire, le commencement d’un début. Une naissance marque un temps nouveau ; celui-ci semble redoublé par la formule : « Commencement des
douleurs de l’enfantement ». Avant la venue au jour, allusion est faite à ce qui précède cette arrivée : l’accouchement.
La seconde phase présente une corrélation qui intrigue. Le premier terme de la corrélation concerne le temps proprement dit et le second conjugue le temps avec l’espace.
Dans un cas il s’agit de « l’abomination de la désolation installée là où elle ne doit pas être ». On semble atteindre le terme de l’histoire, le pire de ce qui peut
arriver. En réalité, l’extrême fin est un début. On est renvoyé en un temps, celui de la création, qui non seulement a été précédé et achevé mais qui s’ouvre :
la fin croise ce qui n’est pas fini comme le commencement (la création) croise ce qui n’est pas commencé: « Il y aura une tribulation telle qu’il n’y en a pas
eu de pareille depuis le commencement de la création qu’a créée Dieu et qu’il n’y en aura plus jamais. »
Le second terme de la corrélation concerne lui aussi la création décrite sous son aspect cosmique. D’une part, l’univers est pulvérisé ; soleil, lune, étoile et toutes
les puissances d’en-haut disparaissent. Pourtant, en même temps que cet effacement la création resurgit, évoquée par les quatre horizons d’où vient le vent et par
la distance qui joint « l’extrémité du ciel à l’extrémité de la terre ».
De même que l’univers ne tient pas sans un monde autre que lui-même, de même le temps des calendriers et des horloges, le temps qui marque « la date du jour »
aussi bien que « l’heure », le temps où l’on distingue le soir, le milieu de la nuit et le chant du coq est traversé par un je ne sais quoi qui circule avec les mois
et les années sans pouvoir être mesuré. « En ce temps-là » incalculable, inconnaissable, surgissent la parole et l’événement. Ils sont manifestation, dans cette
génération même où Jésus parle, de ce surgissement du Fils de l’Homme. Où ? Quand ? Impossible à saisir. Ce surgissement se produit dans cette génération sans qu’on
puisse dire ni qu’il est saisissable ni qu’il est absent. Il en va de lui dans le temps comme de la force de résurrection qu’évoque Jésus à ceux qui inventaient
l’histoire de la femme aux sept maris. On l’attend et elle est déjà là.
La série des « controverses » concernant la source de l’autorité de Jésus s’achevait par cette reconnaissance entre le scribe et le rabbi que le véritable
commandement procédait du croisement entre l’éloignement absolu de Dieu et la proximité du vis-à-vis. Une contradiction du même ordre se manifeste à propos
du temps. Le temps qui passe rejoint celui de la parole qui demeure. L’instant que l’on croit atteindre est traversé par une réalité inaccessible mais d’où procède
non la mort mais la vie. Ceci est suggéré par le mot « Père » qui vient sur les lèvres de Jésus : « Quant à la date de ce jour, ou à l’heure,
personne ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que le Père ».
La série des « controverses » débutait par la parabole de la vigne. Une communauté de travailleurs circonscrite à l’intérieur d’un domaine avait à vivre avec ce qui
la dépassait, un lieu extérieur apparemment lointain où le Maître était parti. Malgré la violence, la vie jaillissait encore après le meurtre de l’héritier. Il est
intéressant de noter qu’au terme du discours symétrique sur le temps de la fin, décrivant des violences tragiques, la même situation est évoquée. Enfermés que nous
sommes dans le temps qui s’écoule et conduit à la mort, chaque instant est comme une porte s’ouvrant sur un avenir qui est l’autre de la mort. Qu’en est-il de cet
avenir ? « Il en sera comme un homme parti en voyage : il a quitté sa maison, donné pouvoir à ses serviteurs, à chacun sa tâche et au portier il a recommandé de
veiller. Veillez donc car vous ne savez pas quand le maître de maison va venir... ». « Veillez ! » « Ouvrez l’œil ! » L’instant qui surgit manifeste une venue,
une naissance. Il donne à voir infiniment plus que ce que nous pensons. Il ouvre sur l’incommensurable.
Le mouvement de la foi
S’il faut donner un nom à ce mouvement qui refuse l’enfermement, à cette vigilance qui, fermement ancrée dans l’acte de parler, s’ouvre sur ce qui vient et surgit,
s’apprête à une rencontre, nous parlerons de foi. Alors le lien entre les deux ensembles s’impose. Reprenons les propos de Jésus devant l’ébahissement de Pierre
face au figuier desséché : « Ayez foi en Dieu. En vérité je vous le dis, si quelqu’un dit à cette montagne : soulève-toi et jette-toi dans la mer, et s’il n’hésite
pas dans son cœur, mais croit que ce qu’il dit va arriver, cela lui sera accordé. C’est pourquoi je vous dis : tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous
l’avez déjà reçu ». Paroles mystérieuses. Le discours apocalyptique de Jésus les éclaire. La foi consiste à habiter la parole qui dit la création avec ses arbres,
ses montagnes et sa mer ; elle ouvre sur « ce qui va arriver », c’est-à-dire sur le surgissement de l’inconnu qui vient où peut se reconnaître « Le Fils de l’Homme
sur les nuées ». Ce qui surgit, quoi qu’il arrive, est don de Dieu. « Ouvrez l’œil ! » et sachez voir.
Encore faut-il s’entendre sur ce que parler veut dire. Face au figuier desséché, Jésus s’efforce de préciser. Parler oriente vers ce lieu insaisissable que le mot
Père permet d’évoquer ; mais parler suppose, comme le rappelait Jésus au scribe, la proximité du frère et, pour cela, une éventuelle réconciliation s’impose :
« Quand vous êtes debout en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, remettez-lui, afin que votre Père qui est aux cieux vous remette aussi
vos offenses » !
Suite : Relecture finale de l'Evangile de Saint Marc - " De ton livre fais de la foi "
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