Le procès d’Eichmann
« L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions ! » Si ce monde devient pour certains un enfer,
n’est-ce pas en partie parce que d’autres pactisent avec le mal… sans mauvaise intention ? Comment renoncer au mal sans refuser cette « banalité du mal »
dans laquelle nous sommes plongés ? L’analyse que fait Hannah Arendt de l’attitude d’Eichmann lors de son procès à Jérusalem pourra peut-être nous y aider.
Au cours du procès d’Eichmann, Hannah Arendt est sidérée par son attitude. Elle découvre – non pas un monstre comme elle
pouvait s’y attendre – mais un homme très ordinaire. Il se présente
avec une pile de documents sur lesquels il s’appuiera tout au long du procès pour se justifier. En effet, bien qu’ayant organisé le transport de
millions de juifs vers les camps de la mort, Eichmann ne se considère pas coupable. Il n’est pas, selon lui, l’ennemi des Juifs ; d’ailleurs il
a eu personnellement des amis parmi eux. Il n’a fait que son devoir de fonctionnaire en obéissant aux ordres. Bien plus, il n’était qu’un citoyen
allemand parmi d’autres qui, comme lui, se sont soumis à la loi, c’est-à-dire à la parole du führer. Si certains, ou même peut-être de nombreux
Allemands au départ, ont été tentés de résister, ils ont vite appris que ce désir de résistance n’était qu’une tentation à laquelle il eut été fort
dangereux de céder. Là encore, quoi de plus banal que de désirer se fondre dans la masse surtout quand la moindre contestation risque de se
retourner gravement contre soi ?
Lors de l’ascension au pouvoir d’Hitler, Eichmann n’était qu’un petit représentant de commerce, souffrant de son statut de subalterne. Il y vit
le moyen d’une promotion rapide. Ce qui après tout n’est qu’extrêmement banal. Bien plus tard, alors que pour lui l’ascenseur social avait
fonctionné, absolument personne parmi les dirigeants ne s’érigea contre l’extermination totale des Juifs commandée par Hitler. Qui était-il
pour juger différemment des autres ? N’aurait-il pas manifesté un orgueil épouvantable s’il avait prétendu savoir mieux que tous ? Là encore,
cette fausse modestie qui autorise à ne pas penser par soi-même n’est-elle pas très banale ? Hannah Arendt, à propos d’Eichmann, parle de
« banalité du mal » et elle précise : « L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui
n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, terriblement et effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et
de nos critères moraux de jugement, cette normalité était beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle supposait (…)
que ce nouveau type de criminel (…) commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est pour ainsi dire impossible de savoir ou de
sentir qu’il fait le mal. ». En effet, Eichmann se juge innocent mais, s’il est déclaré coupable, il est convaincu de ne pas l’être
davantage que n’importe quel autre citoyen allemand. Jusqu’à la fin il proclamera qu’on l’accuse injustement et qu’on se sert de lui comme d’un
bouc émissaire. Et Hannah Arendt de préciser : « Il y avait dans le caractère d’Eichmann un défaut plus spécifique, et aussi plus décisif :
une incapacité quasi-totale de considérer quoi que ce soit du point de vue de l’autre. »
L’humanité en procès
Cette incapacité à considérer les situations « du point de vue de l’autre » n’atteint pas des sommets chez tout homme comme chez Eichmann.
Cependant ce désir de repli sur soi, de promotion personnelle, d’obéissance à un ordre quand il nous est favorable ne sont-ils pas des tendances
qui persistent au sein de l’humanité ? N’avons-nous pas également la conviction – au moins la tentation de penser – que le mal est simplement
« banal » et que nous sommes impuissant devant ce « désordre » ? Que pouvons-nous contre l’ordre injuste de ce monde dans lequel une minorité
de riches est de plus en plus riche alors que le nombre des pauvres augmente sans cesse ? Vivre le Carême ne consiste pas d’abord à faire maigre
le vendredi, jeûner le mercredi des Cendres et le Vendredi Saint ni à participer à de belles célébrations liturgiques au cours de la Semaine
Sainte. Vivre le Carême consiste à reconnaître que nous sommes tous pris, à un titre ou un autre, dans la « banalité du mal » et à la briser.
Pour les chrétiens, le mal ne doit jamais pouvoir être banal ! Vivre le Carême consiste à tenter de discerner, c’est-à-dire considérer « le point de vue de
l’autre » et distinguer la direction vers laquelle s’orienter. En ce début de Carême, souvenons-nous de ces paroles de Yahvé au livre d’Isaïe : « Est-ce là
le jeûne qui me plaît, le jour où l'homme se mortifie ? Courber la tête comme un jonc, se faire une couche de sac et de cendre, est-ce là ce que tu appelles
un jeûne, un jour agréable à Yahvé ? N'est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres
les opprimés, et briser tous les jougs ? N'est-ce pas partager ton pain avec l'affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le
vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l'aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice
marchera devant toi et la gloire de Yahvé te suivra. » (Isaïe 58)
Sortir de la « banalité du mal » consiste à refuser les prétextes d’une fausse modestie qui nous pousse à dire : « Qui suis-je pour prétendre savoir mieux
que les autres ou juger différemment d’eux ? » Si cette tentation guette tous les hommes, elle est particulièrement virulente chez un certain nombre de
catholiques à l’égard de la hiérarchie. Sous prétexte d’obéissance, ils renoncent à tout discernement. « Qui suis-je, pensent-ils, pour critiquer l’attitude
de tel pasteur ? » C’est ainsi, par exemple, que dans une ville de banlieue parisienne un jeune prêtre ose dire qu’il serait dangereux de laisser se construire
des logements sociaux car cela ferait venir des pauvres. Mais ce prêtre est si jeune et tellement gentil ! « Qui suis-je pour le contredire ! », pensent ses
paroissiens. Sous couvert de gentillesse, de fausse humilité ou d’obéissance, est-il rare que les chrétiens laissent faire n’importe quoi ? La passivité se
couvre ainsi de vertu… il devient étrangement banal de prendre le mal pour un bien !
Aujourd’hui, c’est le moment favorable pour refuser, à la suite de Jésus-Christ, la banalité du mal ! Il est banal de faire n’importe quoi pour avoir du
pain sous les dents plutôt que des pierres. Jésus, au jour de la tentation au désert, refusa de le faire. Il est banal de faire ou dire n’importe quoi pour
frapper les regards et susciter les approbations. Jésus, au jour du désert, ne céda pas à Satan. Il est banal de s’incliner devant une autorité, d’autant
plus qu’elle conforte notre propre place au soleil. Jésus, au jour où il fut tenté, refusa de s’incliner devant le tentateur et de céder à la banalité.
Il nous invite à le suivre, au long de ce Carême, pour transformer la vie, pour transformer la mort même et rendre toutes choses nouvelles.
Christine Fontaine
Sculptures de Pierre de Grauw