Une mutation culturelle
Dans les polémiques autour de l’islam en France, on confond souvent laïcité et sécularisation. La laïcité française (issue de la séparation de l’Église et de l’État) interdit à une religion d’édicter des lois pour l’ensemble de la nation. L’État (et ses représentants ou fonctionnaires) doit être neutre mais les citoyens ont le droit de signifier leur appartenance religieuse dans l’espace public. En christianisme seuls le clergé et les membres d’un ordre religieux portaient un habit distinct (soutane, robe longue, voile pour les religieuses…). Ils en avaient totalement le droit dans l’espace public.
Mais cette laïcisation de la société s’est accompagnée d’un mouvement de sécularisation qui, pour n’être pas marqué par des lois, n’en est pas moins prégnant. Dans la société, voici 60 ans, 75% des Français allaient à la messe le dimanche. On s’abstenait de viande le vendredi et on servait du poisson ou des œufs dans les collectivités, quelles qu’elles soient. Un enterrement civil était souvent perçu comme une provocation et les convois funèbres, en province, étaient précédés par une procession conduite par un célébrant en tenue liturgique : à son passage, chacun trouvait un signe de respect. Les plus âgés se souviennent que les infirmières des hôpitaux étaient souvent des religieuses et que, dans les chambres des malades, un crucifix était suspendu. Dans bien des familles on inventait des gestes religieux : par exemple, le père de famille souvent bénissait le pain au moment du repas. Progressivement, ces signes ont à peu près disparu de l’horizon social même si les jours de repos sont souvent liés à des fêtes religieuses (Noël, Pâques, 15 août, etc.).
Sécularisation et chrétienté
Si l’Eglise s’efforce de maintenir certaines convictions dans la société, elle n’a pas pour autant condamné ces mutations culturelles. Au Concile Vatican II, les Evêques ont produit un beau texte pour dire leur solidarité avec leurs contemporains (« L’Eglise dans le monde de ce temps ») ; ils ont même abandonné une langue sacrée, le latin, pour inviter les communautés à célébrer les sacrements dans la langue des pays.
Ce mouvement de sécularisation a marqué une baisse de la pratique religieuse. Mais il a également profondément modifié les relations du clergé par rapport aux laïcs et de l’ensemble des chrétiens par rapport à la société. Au nom même de leur foi, de nombreux chrétiens préfèrent, aux processions grandioses de la Fête Dieu, une « spiritualité de l’enfouissement ». Au triomphalisme de l’Église des siècles précédents, ils préfèrent une Église humble et pauvre. Dans la première moitié du XXème siècle, un livre, « Au cœur des masses », indique une voie nouvelle pour des clercs : partager leur temps entre prière et travail souvent en usine, en tout cas au milieu des classes populaires. C’est l’époque des prêtres ouvriers en France, d’abord acceptés par Rome puis interdits avant d’être à nouveau reconnus. Les vêtements religieux sont remplacés par le bleu de travail. Presque tous les prêtres (ouvriers ou non) abandonnent la soutane peu après le concile Vatican II. Certains portent un col romain d’autres – le plus grand nombre – sont en civil. Les religieuses aussi : nos rues ne sont plus parcourues par les sœurs de la charité avec leur grande cornette ; elles sont habillées comme tout le monde. Seuls les contemplatifs (qui vivent en clôture) gardent l’habit religieux. La plupart des prêtres et des religieux refusent que leur habit les situe à part – et la plupart du temps au-dessus – des autres hommes. Ils se veulent non pas des pères, des maîtres ou des notables mais des frères en humanité, épousant – au nom de leur foi – la condition du plus grand nombre, en particulier celle des plus démunis et leurs combats pour la justice. On parle des bienfaits, pour la vie chrétienne, de ce qu’on appelle alors « la spiritualité de l’enfouissement ». En 1964, le Pape Paul VI déclare solennellement dans l’encyclique Ecclesiam suam : « L’Église se fait parole. L’Église se fait message. L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait conversation. »
Quelques prêtres et quelques chrétiens contestent ce mouvement. C’est en particuliers le cas des disciples de Monseigneur Lefèvre qui refusent le Concile Vatican II. Ils prônent un retour de ce qu’ils appellent « la tradition », c’est-à-dire la supériorité de la loi divine sur les lois civiles. Certains ne seraient pas opposés au rétablissement de la monarchie. Ceux-là portent ostensiblement la soutane. Si bien que voir quelqu’un en soutane en est venu à signifier que cet homme est intégriste et refuse autant la laïcisation que la sécularisation de la société.
Les musulmans de France face à la sécularisation
C’est à l’intérieur de cette histoire de la France depuis le début du XXème siècle que les musulmans s’inscrivent. Nous étions dans un mouvement de sécularisation quand les voiles, les robes longues, les djellabas sont apparues dans l’espace public. Ces signes d’appartenance ne s’opposent pas aux lois concernant la laïcité française telles qu’elles ont été définies au moment de la séparation de l’Église et de l’État. Mais ils sont en contradiction directe avec la culture accompagnant la sécularisation qui forge la société française. Cette originalité culturelle n’est pas nécessairement consciente mais elle imprègne profondément la société.
La laïcité relève de lois. La sécularisation relève de la culture. Mieux les distinguer permet peut-être de sortir – au moins partiellement – de l’imbroglio actuel. Quand des musulman(e)s disent qu’ils ont le droit de s’habiller dans l’espace public comme ils veulent, ils ont raison quant aux lois régissant la laïcité mais sont-ils conscients d’aller contre le mouvement de sécularisation qui marque notre siècle ? Quand des non-musulmans disent que la religion doit être de l’ordre du privé et que nul ne peut porter des signes religieux ostensibles dans l’espace public, ils ont raison quant à la sécularisation mais ils ont tort en ce qui concerne la laïcité et ses lois.
Il n’est pas opportun, à mon avis, de changer les lois définies au moment de la séparation de l’Église et de l’État. Mais il est peut-être bon que les musulmans comprennent mieux que la manière de s’habiller de certains heurte profondément le mouvement de sécularisation de la très grande majorité des Français. Il est peut-être bon qu’ils comprennent que le port de la soutane, en France, signifie souvent une volonté de retour au triomphalisme de l’Église et que le port de vêtements religieux musulmans peut-être inconsciemment assimilé à un désir d’emprise de l’islam sur la société.
Ajoutons qu’il ne faut peut-être pas se hâter d’accuser d’islamophobie ceux qui condamnent leurs voisins habillés avec des vêtements ostentatoires. Le vêtement est une manière de parler, disait Roland Barthes. Aux musulmans de trouver les mots pour dire clairement ce qu’ils veulent signifier ; aux autres de déchiffrer le message, de formuler ce qu’ils croient comprendre et de faire entendre leurs réactions sans violence ni mépris.
Christine Fontaine
Peinture de Hari Mitrushi