Luther et ses collaborateurs
15- Les années 1530 et 1540
Les biographes de Luther ont coutume de ne pas s’attarder sur la fin de sa vie. Il est vrai que les années 1530 et 1540 ternissent, sur un certain nombre de points, l’image
du Réformateur ; d’un autre côté, Luther continue d’y déployer une activité littéraire riche et variée, et fait face à de nouveaux problèmes théologiques et ecclésiologiques.
C’est en 1539 qu’il conseille au Landgrave Philippe de Hesse, désireux de se séparer de sa femme pour épouser une jeune demoiselle de la cour, Marguerite de Saale, de prendre
(secrètement, car les lois impériales punissaient la bigamie de mort) une seconde épouse : cette solution, attestée chez quelques patriarches de l’Ancien Testament,
était préférable au divorce. Hélas, le Landgrave voulut faire de cette permission exceptionnelle, destinée à apaiser sa conscience, un droit dont il pourrait se prévaloir,
et l’affaire s’ébruita, mettant le prince à la merci de l’Empereur. Cette regrettable concession affaiblit ainsi le protestantisme ; on peut reprocher par ailleurs à Luther
d’avoir trop négligé, dans ses avis sur la bigamie de Philippe de Hesse, les deux femmes concernées par cette solution.
Luther a toujours eu la plume acérée, mais il est indéniable que ses derniers écrits se font plus violents et plus grossiers. Il s’en prend avec véhémence à la papauté, mais
aussi aux Juifs, ce qui peut surprendre davantage : en 1523, n’avait-il pas publié Que Jésus-Christ est né juif ? Destiné aux chrétiens, cet écrit n’était certes pas à
proprement parler missionnaire, mais plutôt apologétique : Luther y répondait au reproche d’avoir nié la virginité de Marie. Souhaitant toutefois « gagner peut-être quelques
Juifs à la foi chrétienne », il y condamnait ceux qui, loin de les traiter en frères et de les enseigner, les avaient considérés « avec orgueil et mépris » et
s’étaient contentés de les baptiser.
Pourquoi alors attaquer les Juifs avec vigueur en 1542 et 1543, en reprenant les calomnies médiévales sur les empoisonnements et les enlèvements d’enfants chrétiens ? Après
le traité de 1523, certains Juifs ont considéré Luther avec sympathie, mais sans se convertir pour autant. Dans les années 1530, en Bohème notamment, on tente de convertir
des chrétiens, des sectes « judaïsantes » naissent, qui valorisent uniquement l’Ancien Testament, optent pour le sabbat ou pratiquent la circoncision. Luther
redoute désormais la judaïsation du christianisme, alors même qu’il juge proches les temps derniers ; il estime par conséquent devoir réagir fermement contre les « instrument
de Satan ». On rappellera par ailleurs que Luther n’était pas antisémite au sens « racial » du terme, mais « antijudaïque » : les Juifs, attachés
aux prescriptions de la Loi, représentent pour lui l’archétype du salut par les œuvres. Ajoutons qu’à son époque, les lois, de même que les avis du « tolérant » Erasme,
ne sont pas plus tendres pour les Juifs. Tous ces éléments n’excusent nullement le ton des écrits de Luther et les mesures qu’il propose, mais permettent de comprendre,
tout en la déplorant, l’évolution négative du Réformateur à l’encontre des Juifs.
Luther prêchant
Les années 1530 et 1540 voient resurgir périodiquement la menace turque : Les Turcs se pressent aux frontières de l’Empire, en Autriche ou en Hongrie. Luther, qui répugne
aux croisades, appelle cependant à la guerre défensive dès lors qu’ils fouleraient le sol allemand. Considérant toutefois les Turcs comme les instruments de la colère
divine, qui châtie l’Allemagne pour son ingratitude envers l’Evangile (les hommes ne se sont pas améliorés), il privilégie l’exhortation à une lutte spirituelle : la prière
et la repentance.
Pour ce qui est de l’œuvre théologique de Luther, on mentionnera ses commentaires de l’épître aux Galates (1535) et de la Genèse (1535-1545). Le premier défend le « rocher
unique et solide que nous appelons le thème de la justification ». Le second explique, de manière christologique, le livre fondamental des débuts : à leur manière,
Adam, Isaac ou Jacob préfigurent le Christ, et la foi d’Abraham est la même que la nôtre - à la différence près qu’il a cru à un évènement à venir qui pour les chrétiens
appartient au passé.
Les années 1530 et 1540 voient également s’épanouir une œuvre pastorale du Réformateur encore trop méconnue : outre une initiation à la prière (Une manière simple de prier,
1535), le réconfort qu’il prodigue par une centaine de lettres (Trostbriefe) à des mourants, des endeuillés ou des personnes souffrant dans leur chair ou dans leur âme.
Sans minimiser leur douleur, il leur rappelle que Jésus-Christ a vaincu la mort et qu’il les a réconciliés avec Dieu ; la volonté de ce dernier, ajoute-t-il, ne se
confond jamais avec un destin aveugle ou les caprices d’un Dieu colérique : c’est le désir aimant de Celui qui, en son Fils, a partagé toutes les souffrances liées à la
condition humaine.
La santé de Luther, qui a perdu ses parents au début des années 1530, est de plus en plus précaire. Dans sa correspondance, il se déclare « décrépit, non par l’effet des
années mais par la diminution des forces », « paresseux et languissant ». De fait tourmenté sans cesse par des calculs rénaux, des maux de tête et des otites,
adressant à Catherine « l’expression de [son] vieil et impuissant amour », il croit sa dernière heure venue en février 1537, avant d’être sauvé par la prière des siens.
En février 1546, à l’âge de 62 ans, il entreprend un voyage à Eisleben, afin de réconcilier les comtes de Mansfeld, brouillés à cause du partage de possessions minières. C’est
là qu’il meurt, le 18 février ; quatre jours auparavant, dans son ultime lettre à Catherine, il la rassurait encore sur sa santé et redisait sa confiance en Dieu.
Textes de Martin Luther : Lettres de réconfort
A l’épouse d’un pasteur en prison
C’est pourquoi, chère Madame, souffrez et soyez patiente. Car vous ne souffrez pas seule, mais vous avez de nombreux cœurs valeureux, fidèles et pieux, qui ont beaucoup
de compassion pour vous, et qui tous ensemble, agissent selon cette parole : « J’ai été emprisonné, et vous êtes venus vers moi. » Oui, assurément, c’est en masse
que nous rendons visite [par la prière d’intercession] au pieux et bien-aimé emprisonné dans un de ses membres fidèles. » (Lettre n°4009)
A un malade
Cependant, le joug que le Christ nous impose [par la maladie] est léger, et son fardeau est doux [Matthieu 11, 30]. Mais le joug et le fardeau qu’il a dû porter pour
nous [à cause de notre péché], c’était le diable, oui, la colère de Dieu - que Dieu nous en préserve ! Il nous en a déjà délivrés, et nous portons à la place son fardeau
chéri et sa douce majesté. Oh ! Faisons-le et acceptons l’échange avec joie ! C’est un commerçant bon et un marchand gracieux, qui nous vend la vie contre la mort,
la justice contre le péché, et qui nous impose en retour comme intérêts une maladie ou deux, pendant un petit moment…(lettre n°2147.)
A une personne doutant de son salut
Notre Seigneur Jésus-Christ doit être le miroir le plus beau de nos cœurs, dans lequel nous puissions voir combien Dieu nous aime et combien grandement, comme un Dieu bon,
il a pris soin de nous et nous a donné son fils. C’est là, c’est là, dis-je, que l’on apprend à connaître véritablement la prédestination, et nulle part ailleurs.
A des parents endeuillés
Il m’est aisé de penser que cette croix, que Dieu vous a imposée par le départ de votre fils chéri, vous opprime et vous peine fortement, comme il est naturel
et normal qu’un être humain doive s’affliger, particulièrement au sujet d’un sang et d’une chair si proches : car Dieu ne nous a pas créés de telle façon que nous
ne dussions rien sentir ou être de bois ou de pierre, mais il veut que nous pleurions nos défunts et que nous nous lamentions, sans quoi ce serait un signe que nous
n’avons pas d’amour, particulièrement envers les nôtres. (Lettre n° 3354)
Lettre à Catherine Luther (7 février 1546)
Grâce et paix dans le Seigneur ! Lis, ma chère Catherine, l’Evangile de Jean et le Petit Catéchisme, dont tu m’as dit une fois : « Tout dans ce livre
s’applique à moi ». Car tu veux te faire des soucis à la place de ton Dieu, comme s’il n’était pas tout-puissant, lui qui pourrait créer dix Docteurs Martin,
si l’unique qui existe, le vieux Docteur Martin, se noyait dans la Saale (…). Laisse-moi en paix avec tes soucis : j’ai pour porter mes soucis quelqu’un qui vaut mieux que
toi et que tous les anges. Il est couché dans une crèche, suspendu aux tétons d’une vierge ; mais cependant il siège à la droite de Dieu, le Père Tout-Puissant. Sois donc
en paix. Amen.
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