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Martin Luther
par Matthieu Arnold

12- Les clivages des années 1522-1525

Texte :
Lettre au sujet de l’esprit séditieux (1524)


13- Le mariage avec Catherine et la vie de famille

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Soulèvement des paysans

Les clivages des années 1522-1525

Les années 1522-1525 voient la rupture de Luther avec plusieurs représentants du mouvement évangélique, de même qu’avec l’humaniste Erasme - le grand public l’associait à Luther - et le soulèvement paysan qui se réclamait pourtant du Réformateur. Dans les différents cas, cette rupture résulte, nous semble-t-il, moins de différences dans l’évolution des protagonistes que dans la mise à jour des divergences qui existaient de prime abord.

Collègue de Luther à l’université de Wittenberg, Andréas Bodenstein, dit Caristadt, avait été à la pointe du mouvement de réforme radicale à Wittenberg pendant le séjour de Luther à la Wartburg. Le retour de Luther le fit rentrer dans le rang. Alors que ce dernier estimait qu’il fallait convaincre les « faibles » par la prédication avant d’entreprendre des innovations, Caristadt prônait la suppression des institutions nocives (par ex. la messe comprise comme un sacrifice) avant d’avoir convaincu les fidèles.

En 1523-1524, il se retira à Orlamünde, où il put mettre en place ses réformes, qui accordaient une grande place aux laïcs. Ce sont eux, semble-t-il, qui l’amenèrent à contester le baptême des nourrissons, au motif qu’il ne serait pas attesté dans la Bible. Luther quant à lui, avait maintenu ce baptême, qui illustrait avec force que la grâce divine donnée dans le sacrement est indépendante des mérites humains. En 1524, Caristadt rejeta la doctrine de la présence réelle du Christ dans la cène, au profit d’une interprétation purement symbolique des paroles d’institution ; en disant « Ceci est mon corps », Jésus se serait désigné lui-même, et non pas le pain et le vin du dernier repas.

C’est également sur la cène que porta le conflit avec le réformateur de Zurich, Huldrich Zwingli, qui avait pourtant commencé par admirer Luther. Alors que Luther défendait la doctrine de la consubstantiation (le Christ est présent dans la cène, avec - cum - le pain et le vin : il est mêlé à eux aussi étroitement que le fer et le feu lorsque le premier est porté à incandescence), Zwingli affirmait une conception symbolique : les éléments de la Cène signifient le corps du Christ, qui est désormais hors de ce monde, à la droite de Dieu. Par ailleurs en 1525, Zwingli expose que les sacrements sont un témoignage de la foi des croyants, et non pas un moyen par lequel Dieu leur donne sa grâce. Luther et Zwingli se réfutèrent l’un l’autre par des écrits au ton extrêmement vif : le second gagna des adeptes non seulement en Suisse, mais aussi en Allemagne du Sud et à Strasbourg.

Ces différends théologiques entre deux leaders de la Réformation affaiblirent notablement le mouvement évangélique au plan politique. Le réformateur strasbourgeois Martin Bucer et le landgrave Philippe de Hesse s’efforcèrent de réconcilier les deux hommes et leurs partisans respectifs ; ils y parvinrent partiellement en 1529, mais il faudra attendre 1531, avec la mort de Zwingli, pour que le rapprochement progresse. En 1536, la Concorde de Wittenberg scella cette union - dont étaient cependant exclus les Suisses.

Tout comme Carlstadt, Zwingli s’est opposé à Luther en partie parce qu’il n’accordait guère d’importance, pour la transmission de la foi, aux éléments extérieurs, physiques, visibles. C’est ainsi que le réformateur suisse a supprimé la musique et les images dans le culte réformé.


Erasme

Dès 1516, Luther avait jugé Erasme plus philosophe que chrétien. En 1519, sur le conseil de son entourage, il avait cependant tenté d’enrôler à ses côtés le célèbre humaniste, au faîte de sa gloire, mais ce dernier s’est prudemment gardé de prendre ouvertement parti pour la Réforme.

A plusieurs reprises, Erasme exhorta ensuite Luther à modérer ses critiques envers l’Eglise traditionnelle, et à ne pas le mêler à ses polémiques. Après la Diète de Worms, Erasme regretta que Luther ait déchiré la chrétienté au lieu d’attendre patiemment que l’Eglise se réforme.

Attaqué par un partisan de Luther lui reprochant d’avoir renié l’Evangile par couardise et intérêt, puis pressé par Henri VIII d’Angleterre de prendre la plume contre le Réformateur, Erasme se décide en 1524, et rédige Sur le libre arbitre, où il affirme que l’homme peut choisir entre le bien et le mal. Dès 1517, Luther avait rejeté le libre arbitre, en affirmant l’incapacité de l’homme à se préparer à la grâce de Dieu ; accorder le moindre libre arbitre à l’homme reviendrait à nier à la fois la souveraineté de Dieu et la gratuité absolue du salut.

A cette offensive sur un point central de sa théologie, Luther ne peut répliquer qu’à l’automne de 1525, par Sur le serf arbitre. Il y concède à l’homme un libre arbitre à l’égard des « choses qui lui sont inférieures : pour ce qui concerne sa fortune et ses biens, il peut en user comme il convient ». Quant aux choses concernant le salut, en revanche, il n’y a pas de libre arbitre : la volonté humaine y est semblable à une bête de somme : elle peut être montée par Dieu ou Satan, mais ce n’est pas d’elle que dépend le choix de son cavalier.

Cette querelle, qui fit d’Erasme et de Luther des adversaires irréductibles jusqu’à la mort du premier, a mis en lumière la différence entre la conception humaniste de l’homme, foncièrement optimiste, et celle pessimiste de Luther, centrée sur le péché originel. Par ailleurs, le Réformateur n’a cessé de voir en l’humaniste un critique trop superficiel et trop timide de l’Eglise traditionnelle (Erasme se contentait de brocarder avec légèreté les travers les plus criants), tandis qu’Erasme, qui a refusé de se séparer du catholicisme romain, a jugé sévèrement les fruits de la réforme de Luther : pas d’amélioration des mœurs ni de l’instruction du clergé, mais un schisme irréparable.


Thomas Muntzer

Avec Thomas Müntzer et les paysans insurgés en 1525, au contraire, Luther fut confronté à des partisans désireux d’aller plus loin que lui, entre autres au plan des réformes politiques, et d’imposer des changements au besoin par la violence.

Après avoir été prédicateur luthérien dès 1519 et s’être considéré comme adepte de Luther, Thomas Mützer s’en distancia progressivement pour rompre avec lui en 1523. Influencé par les prophètes de Zwickau, Münstzer se prend pour un prophète de Dieu, en s’appliquant le verset de Luc 4,18 : "L’Esprit du Seigneur est sur moi." Selon lui, tous les croyants peuvent entendre directement la voix de Dieu, par des songes ou des visions, sans lire ou écouter la Bible. Il estime par ailleurs venu le temps de séparer le bon grain de l’ivraie, c'est-à-dire les élus des impies, et reproche à Luther d’avoir prêché que la foi justifie et non les œuvres, proposant ainsi à ses adhérents une vie douce et facile.

Au printemps de 1524, Müntzer passe à l’action et détruit, avec ses adeptes, une chapelle dédiée à la vierge. A l’été, il appelle les autorités politiques de Saxe Electorale à le suivre et à user du glaive contre les ennemis de l’Evangile. Luther lui réplique par la Lettre au sujet de l’esprit séditieux, qui oppose l’action de la Parole (la prédication) à la violence armée. En avril 1525, avec d’autres insurgés, Müntzer pille les monastères et détruit les châteaux. Il est capturé et exécuté le 27 mai, soit moins de deux semaines après la défaite des paysans.

Ces derniers avaient cru pouvoir se réclamer du Réformateur : n’avait-il pas ébranlé les hiérarchies ecclésiales et politiques traditionnelles, valorisés les laïcs et traité de questions socio-économiques dans ses écrits relatifs au commerce et au prêt à intérêt ? Lorsqu’ils prirent les armes, toutefois, Luther s’éloigna d’eux.

Il publia tout d’abord une Exhortation à la paix, qui mettait en garde les rustauds, mais stigmatisait aussi le luxe des princes, et où il tentait de concilier les deux partis. Les exactions des paysans l’amenèrent à ajouter un appendice à la deuxième édition de l’Exhortation : contre les bandes pillardes et meurtrières des autres paysans ; ce texte appelait l’autorité civile à réprimer sévèrement l’émeute. Rédigé alors que les paysans semblaient triompher, il ne parut qu’après l’écrasement de la rébellion, ce qui donna à penser que Luther, valet des princes, prenait opportunément le parti des vainqueurs. Son opposition aux émeutiers s’explique par des raisons plus profondes, déjà affichées contre Müntzer : Le refus de lutter pour l’Evangile par la violence, et de confondre liberté de conscience et revendications socio-politiques. On notera en outre que par la suite il a vivement protesté contre la répression, et exhorté les princes à la clémence.

Pour conclure ce chapitre, on signalera que, par opposition à Carlstadt ou Müntzer, qui tenaient l’instruction pour superflue, Luther lança, en 1524 un appel Aux Magistrats de toutes les villes allemandes pour les inviter à ouvrir et à entretenir des écoles chrétiennes. Au niveau primaire, ces écoles concernaient les filles autant que les garçons.

Textes de Martin Luther :
Lettre au sujet de l’esprit séditieux (1524)

Car nous, qui avons pour tâche de conduire la Parole de Dieu, nous n’avons pas le droit de nous battre avec les poings. Il s’agit d’un combat spirituel, destiné à gagner les cœurs et les âmes au Diable. De même, Daniel a également écrit que l’Antéchrist devait être vaincu sans l’effort d’aucune main. Esaïe aussi parle de la sorte au chapitre 11, déclarant que le Christ combattra dans son royaume avec le souffle de sa bouche et le bâton de ses lèvres. Notre vocation est de prêcher et de souffrir, mais non pas de nous battre et de nous défendre avec les poings. Ainsi encore le Christ et ses apôtres n’ont pas détruit d’église ni abattu des images, mais ils ont gagné des cœurs avec la Parole de Dieu ; après quoi, les églises et les images sont tombées d’elles-mêmes.

Nous devons agir ainsi. Tout d’abord, arracher les cœurs des couvents et du faux état spirituel. Lorsqu’ils les auront délaissés et que les églises et les couvents seront déserts, laissons les seigneurs du pays en disposer comme ils l’entendent. Que nous importent le bois et la pierre, si nous en avons détaché les cœurs ? Vois ce que j’ai fait. Je n’ai encore jamais touché à une pierre, ni cassé ou brûlé quoi que ce fût dans un couvent, et cependant, par l’effet de ma parole, des couvents se vident en de nombreux endroits, même là ou les princes sont opposés à l’Evangile. Si, comme ces prophètes, j’étais passé à l’attaque en semant le trouble, les cœurs du monde entier seraient restés captifs, et je n’aurais fait que casser de la pierre et du bois en l’un et l’autre endroit. A quoi cela aurait-il servi ? Ce faisant, on peut gagner honneur et gloire, mais on n’y gagne certainement pas le salut des âmes. Certains estiment que, sans recourir à la violence, j’ai causé plus de tort au pape que ne pourrait en faire un roi puissant.

Martin Luther