Edition des oeuvres de Luther
Les écrits réformateurs de 1520
Plus encore que les sermons de 1518-1519, quelques écrits de 1520, exposant les principaux points de la théologie et le programme de réforme de Luther, connaîtront
un large succès et contribueront à la popularité du moine augustin. On a pris l’habitude de les appeler « grands écrits réformateurs ». Les deux premiers insistent
sur les conséquences éthiques de la justification par la foi ; de facture plus polémique, les trois autres s’en prennent à la conception traditionnelle de l’Eglise et
des sacrements.
Le traité Des bonnes œuvres, vaste commentaire du Décalogue achevé en mai 1520, répond à la critique que la justification par la foi seule conduit au libertinage. Pour Luther,
la bonne œuvre suprême est la foi au Christ ; c’est elle qui est le critère des autres œuvres bonnes : si un acte est accompli par amour confiant envers Dieu, sans que
l’homme veuille chercher son propre salut, il y a bonne œuvre, que cet acte soit proprement religieux (prières, jeûne, pèlerinage…) ou non. Dans la foi, toute œuvre est
bonne, « quand bien même elle serait aussi petite que ramasser un fétu de paille ». Critère, la foi est aussi le moteur des œuvres bonnes, envers Dieu
et envers le prochain : « […] ils m’accusent d’interdire les bonnes œuvres, alors que je voudrais seulement enseigner les vraies oeuvres bonnes qui naissent
de la foi. »
De la liberté du chrétien, paru en octobre, reprend le rapport entre la foi - union au Christ – et l’éthique, en insistant sur la liberté paradoxale du croyant.
Délivré par la Parole de pardon de l’Evangile qui lui donne la justice du Christ, « libre seigneur sur toutes choses », il est en même temps
« un serviteur obéissant en toutes choses », et « soumis à tout un chacun ». La liberté qu’il a reçue lui permet notamment de s’approcher
directement de Dieu avec confiance, comme le font les prêtres (sacerdoce universel). Libéré dans la foi, le chrétien peut d’autant mieux s’engager dans les soumissions librement
consenties : « il est joyeux et gai à cause du Christ qui a tant fait pour lui ».
Ces soumissions viseront d’une part à « gouverner son propre corps », et d’autre part à le mettre au service du prochain, en le pliant, par exemple, à des lois et
à des cérémonies dont le croyant n’aurait pas besoin pour lui-même, mais qu’il accepte par solidarité avec les autres et pour donner l’exemple. Et Luther de rappeler
que « la foi en Christ, ne nous affranchit pas des œuvres, mais de […] la sotte présomption de chercher la justification par leur moyen ».
Paru en avril, le Manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande commence par rejeter la distinction en dignité entre l’état ecclésiastique et l’état laïc,
et la prétention des partisans du pape à être les seuls interprètes de la Bible. Il propose ensuite un certain nombre de réformes à traiter lors d’un concile : retour à
la simplicité de l’Eglise primitive, abolition du célibat des prêtres, suppression des jours chômés lors des fêtes des saints pour ne conserver que le dimanche, réforme
de l’assistance publique et de l’enseignement (avec une place plus grande accordée à la Bible et aux langues anciennes), émancipation de l’Empire par rapport aux prétentions
politiques de la papauté…
De la papauté de Rome (Juin 1520) traite de l’Eglise et de son chef. Luther définit la première comme communion d’ordre spirituel, « l’assemblée des cœurs dans une
seule foi », ce qui signifie qu’elle dépasse le rassemblement extérieur de l’Eglise romaine. La chrétienté ne peut avoir que le Christ comme chef, car lui seul
peut lui infuser la foi, l’espérance et la charité ; il se communique aux hommes par la prédication, le baptême et la Cène. Quant au pouvoir des clefs revendiqué par
le pape en se fondant sur Matthieu 16,18s., il est d’ordre spirituel, et concerne le pardon des péchés confié par le Christ à la chrétienté dans son ensemble. Aussi
ne peut-il fonder le pouvoir juridictionnel revendiqué par la hiérarchie romaine.
Le Prélude sur la captivité babylonienne de l’Eglise se restreint à l’enseignement de l’Eglise traditionnelle au sujet des sacrements. On ne peut parler de sacrement que
s’il y a un signe visible et une institution par le Christ. C’est pourquoi Luther ne retient, des sept sacrements traditionnels, que le baptême et la Cène – pour laquelle
il prône la communion sous les deux espèces, rejette la doctrine de la transsubstantiation (le pain et le vin se transforment en corps et en sang du Christ) et condamne
toute conception considérant la messe comme une bonne œuvre ou un sacrifice. Il revalorise en outre le baptême, la vie chrétienne, y compris la pénitence, n’étant qu’un
incessant retour au baptême.
Ces cinq écrits ont contribué à accélérer la rupture entre Luther et l’Eglise catholique-romaine : en opposition avec la doctrine de son temps, le Réformateur y
réaffirme et y développe ses conceptions sur les questions brûlantes de l’autorité du pape, des sacrements et du rapport entre la foi et les œuvres. Alors que bon nombre
de laïcs, mais aussi de clercs, lurent avec avidité ces écrits et se réjouirent des prises de position hardies de Luther, un certain nombre d’humanistes commencèrent
à se détourner du réformateur, scandalisés par ses attaques frontales contre la hiérarchie du clergé.
Textes de Martin Luther: De la papauté de Rome
Et, quand bien même il n’y aurait aucune citation qui prouverait que l’autorité romaine existe en vertu d’une institution humaine et non divine, cette même citation
serait à elle seule suffisante, dans laquelle le Christ dit que les portes de l’enfer ne pourront rien contre son édifice bâti sur ce rocher (Matthieu 16,18). Or,
souvent, la papauté a été sous la domination des portes de l’enfer, les papes n’ont pas été des hommes justes, et cette même fonction est restée la plupart du temps
dépourvue de foi, de grâce et de bonnes œuvres, "ce que Dieu n’aurait jamais admis si", dans les paroles du Christ, "ce rocher" désignait cette même papauté. En effet, dans ce cas, il n’aurait pas été sincère dans cette promesse et n’accomplirait pas sa propre
parole – c’est pourquoi le rocher et l’édifice du Christ fondé sur celui-ci doivent nécessairement être toute autre chose que la papauté et son Eglise extérieure.
A la noblesse chrétienne de la nation allemande
On a inventé que le pape, les évêques, les prêtres, les gens des monastères seraient appelés état ecclésiastique ; les princes, les seigneurs, les artisans et les paysans,
état laïque, ce qui est certes une fine subtilité et une belle hypocrisie. Mais personne ne doit se laisser intimider par cette distinction, pour cette bonne raison que
tous les chrétiens appartiennent vraiment à l’état ecclésiastique ; il n’existe entre eux aucune différence, si ce n’est celle de la fonction, comme le montre Paul
en disant (I Corinthiens XII) que nous sommes tous un seul corps, mais que chaque membre a sa fonction propre, par laquelle il sert les autres, ce qui provient de ce que
nous avons un même baptême, un même Evangile et une même foi et sommes tous également chrétiens, car ce sont le baptême, l’Evangile et la foi qui seuls forment l’état
ecclésiastique et le peuple chrétien. […] En conséquence, nous sommes absolument tous consacrés prêtres par le baptême, comme le dit saint Pierre (I Pierre, II) :
« Vous êtes un sacerdoce royal et une royauté sacerdotale ».
Prélude sur la captivité babylonienne de l’Eglise
La messe n’est pas un sacrifice offert à Dieu, mais un cadeau reçu de lui.
Il est absolument sûr […] que la messe, le sacrement de l’autel, est le testament du Christ qu’en mourant il a laissé à ceux qui restaient pour qu’il soit distribué à ceux
qui croient en lui. […] Si telle est la vérité, tu comprends qu’il ne peut s’agir en aucune manière d’une œuvre, ni de quelque chose qui s’y accomplisse, ni que quelqu’un
puisse faire preuve d’une autre application à son égard que celle de la seule foi. […] C’est donc une erreur manifeste et impie que d’offrir ou d’appliquer la messe
pour les péchés, en qualité de satisfaction, ou en faveur des défunts, ou encore pour tous les besoins possibles, qu’il s’agisse de soi ou des autres.
Le mariage des prêtres est conforme à la volonté de Dieu.
Pour moi, à la vérité, je ne juge pas de l’ordre sacerdotal tel qu’il est aujourd’hui, mais je vois que Paul ordonne que l’évêque soit le mari de sa seule femme
(I Timothée 3, 2). Pour cette raison, le mariage d’un diacre, d’un prêtre, d’un évêque ou d’un membre de quelque ordre que ce soit ne peut être annulé, bien
que Paul n’ait pas connu ce genre de prêtres et ces ordres que nous avons aujourd’hui. Que périssent donc ces traditions humaines maudites qui n’ont pénétré dans l’Eglise
que pour multiplier les dangers, les péchés et les maux ! Le mariage d’un prêtre et de sa femme est donc un mariage véritable et indissoluble, approuvé par les commandements
divins. Qu’en est-il si des hommes impies l’interdisent ou l’annulent par leur pure tyrannie ? Soit ! que les hommes le considèrent comme illicite, il n’en est
pas moins licite devant Dieu, de qui le commandement, s’il s’oppose aux commandements des hommes, doit être préféré.
De la liberté du chrétien
Aucune œuvre n’est nécessaire au chrétien pour son salut, mais il est libre par rapport à tous les commandements et il fait tout ce qu’il fait dans une entière liberté et
gratuité, sans y chercher son intérêt ou son salut, car il est déjà rassasié et sauvé par sa foi et par la grâce de Dieu, et il ne cherche qu’à plaire à Dieu. […]
Bien qu’étant maintenant entièrement libre, le chrétien doit se faire, en retour, volontairement serviteur pour aider son prochain, pour procéder et agir à son égard comme Dieu
a agi avec lui-même par le Christ, le tout gratuitement et sans chercher par là autre chose que de plaire à Dieu : « Allons ! Pensera-t-il, à moi, homme indigne
et damné, mon Dieu a donné par le Christ et en lui, sans nul mérite de ma part, par sa seule grâce et sa pure miséricorde, cette pleine richesse de la justice et du salut, si
bien que, désormais, je n’ai plus besoin que de croire qu’il en est ainsi. Eh bien ! Pour un tel père qui m’a comblé de ses biens surabondants, je veux faire, en retour,
librement, joyeusement et gratuitement, ce qui lui est agréable ; quant à mon prochain, je veux devenir pour lui un Christ, comme le Christ l’est devenu pour moi, et ne
rien faire de plus que ce que je verrai lui être nécessaire, utile et salutaire, puisque par ma foi je possède toutes choses en suffisance dans le Christ ». Voilà comment
de la foi jaillissent l’amour et le désir joyeux de Dieu, et de l’amour une vie libre, spontanée et joyeuse, heureuse de servir gratuitement le prochain.
Martin Luther
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