Sans le chant des troubadours
N'aurions point de cathédrales
Dans leurs cryptes, sur leurs dalles
On l'entend sonner toujours... »,
chante Anne Sylvestre.
Jongleurs et troubadours, au Moyen Age, exerçaient une fonction bien précise. A la cour du seigneur, ils chantaient ce que les autres n'auraient osé dire. Ils jonglaient avec les mots, comme toi-même Michel sait si bien le faire. Mais leur jonglerie, pas plus que la tienne, n'était tout à fait innocente. Ils maniaient l'humour et la poésie pour dénoncer certains travers de leur seigneur et maître. Ils n'appartenaient pas à la caste des grands. Venant d'eux on supportait que soit chanté ce qu'on n'aurait pas accepté d'un égal. Leur petitesse les rendait puissants. « Sans le chant des troubadours, n'aurions point de cathédrales... »
François d'Assise un jour dit à ses frères: « Soyons les troubadours ou les jongleurs de Dieu ». Parmi eux, certains étaient prêtres d'autres laïcs. François lui-même refusa toujours d'être prêtre. Mais tous étaient appelés à devenir les jongleurs de Dieu. Par-delà leur différence de statut dans l'Église, et sans le nier, les troubadours sont d'abord des frères capables de chanter Dieu à l'unisson. Cependant, il ne faudrait pas confondre ce chant-là avec une chansonnette. Entre les chansonniers et les troubadours de Dieu, les apparences sont trompeuses. Les uns comme les autres manient la critique du pouvoir mais les chansonniers n'outrepassent pas certaines limites : ils s'arrêtent là où leur critique risquerait de leur faire perdre leur place dans la cours des grands. Ils font corps avec le système. Ils courtisent les puissants. Les troubadours n'ont jamais une parole de démagogue ou de courtisan. Quand ils parlent, ils ne recherchent ni la promotion, ni les honneurs. Quand ils se taisent ce n'est jamais par lâcheté. Ils ne refusent pas non plus la gloire humaine, simplement ils n'en sont pas dupes : ils savent que ce n'est que du sable et qu'il n'est pas prudent de construire là-dessus. Michel, nous reconnaissons tous en toi un troubadour de Dieu et nous te le déclarons: «Sans ton chant de troubadour, n'aurions point de cathédrale !... »
Avec ses frères, après quelque errance, François s'établit à la Portioncule : une toute petite parcelle de terre où était bâtie une chapelle presque déjà en ruines. Ils la reconstruisirent et en firent leur lieu de rendez-vous avec leur Seigneur. A une époque où déjà les indulgences s'achetaient, François obtint du pape que s'attache à cette chapelle une indulgence plénière et gratuite : tous ceux qui y viendraient, fatigués par la route et reconnaissant leur misère, recevraient l'assurance d'être les bien-aimés de Dieu. Leur maison était bâtie sur le roc : enracinée en Dieu qui fait corps avec les pauvres, les pécheurs et les petits. Les estropiés de la vie, les malades du corps, de l'âme ou de l'esprit s'y précipitèrent en nombre. A la Portioncule, on n'avait rien à payer et personne ne pouvait être chassé... pas même les grands dont on ne désespérait pas qu'ils acceptent de se reconnaître un jour vulnérables. Un lieu sur la terre - peut-être le seul à l'époque - signifiait l'amour libre et gratuit du Seigneur des seigneurs pour tous les pauvres. De ce lieu s'élevait le chant de Dieu. C'est cette Église que nous voulons continuer à bâtir avec toi, Michel. C'est dans cette tradition que nous aurions voulu nous inscrire, humblement, pauvrement. Celle des troubadours de Dieu.
Mais parlerons-nous au passé comme si nous avions renoncé ? Les troubadours ne désespèrent jamais ! Ils jonglent avec les difficultés ! Espérant contre toute espérance, ils continuent à s'unir pour chanter que leur Dieu est l'ami des pauvres et l'ennemi des puissants : de ceux qui écrasent les autres sous leur propre savoir, leur pouvoir, leur goût de l'argent ou leur vertu. De l'histoire de François d'Assise et de bien d'autres, les chrétiens parmi nous retiennent que les «portioncules» surpassent en beauté les plus grandes cathédrales. Avec toi, nous désirons que l'Eglise redevienne toujours cette petite parcelle de terre où tous les pauvres sont à l'honneur, où tous les chrétiens - qu'ils soient prêtres ou laïcs - aient la joie de se reconnaître frères dans leur faiblesse et leur pauvreté, frères de tous les pauvres de la terre. Nous croyons que sans ce chant de troubadours aujourd'hui les cathédrales construites hier risquent de se transformer en musées... simple vestige d'un passé splendide mais révolu. Nous croyons que l'Eglise n'est pas faite pour héberger des statues du passé qui ne craignent pas les courants d'air mais les sans-logis, les sans-papiers, les sans-voix, les sans-vertu, qui eux ont bien un corps de chair. Nous croyons que lorsque certains dans l'Église oublient la place des pauvres, ils oublient la place de Dieu au coeur de l'humanité. D'autres qu'ils soient prêtres ou laïcs ont alors le devoir de résister. Tel est l'ordre de Jésus-Christ, le seul ordre auquel se soumettent les troubadours de Dieu, ceux qui jonglent, comme toi Michel, avec les étoiles...
Mais on ne trouve pas des troubadours seulement parmi les chrétiens. Pas plus là qu'ailleurs... et peut-être pas moins! Les troubadours, qu'ils soient ou non chrétiens, ont tous bâti leur maison sur le roc de la vérité. La vérité, la vraie, pas celle des idéologues, celle qui s'oppose au mensonge. Car il y a du mensonge dans l'humanité...la Bible dit même que Satan en est le père. Le mensonge consiste à prétendre être au service des autres lors même qu'on les écrase. Le mensonge consiste à se cacher à soi-même - sous couvert de service - que l'on aime le pouvoir. Les troubadours, qu'ils soient chrétiens ou non, ne sont pas dupes. Ils ont bâti leur maison sur le roc de la fraternité et ils y trouvent leur joie. Ils détestent jouer au supérieur, ils en connaissent les risques. On les reconnaît à ce que ni les ouragans qui s'abattent sur leur maison, ni les tremblements de terre ne peuvent les faire dévier de leur sens de l'amitié. Sans le chant des troubadours n'aurions non seulement point de cathédrale mais peut-être plus de terre du tout à force de nous entretuer.
Comment se fait-il que, malgré le goût du pouvoir qui mine l'humanité, par ces quelques troubadours qui existent en islam comme en christianisme ou en judaïsme, parmi les athées comme chez les agnostiques, comment se fait-il que ce petit nombre suffise pour que la terre tienne quand même bon sur le roc de la fraternité. C'est bien là le plus grand des mystères ! Don de Dieu, Mystère de Dieu au coeur de l'humanité, disent les chrétiens. D'autres ne nommeront pas Dieu mais tous nous reconnaîtrons que nous sommes pris dans ce même mystère où les petits, quoi qu'on veuille nous faire croire, sont toujours au bout du compte plus forts que les grands !
Christine Fontaine
peinture de Soeur Marie-Boniface