Marc Sangnier, un chrétien d'aujourd'hui
Ce fut un choc pour l'Eglise, mais aussi pour la société européenne. Il y a tout juste un siècle, le 25 août 1910, Pie X dénonçait
fermement dans une Lettre aux évêques de France ce qu'il appelait les "erreurs" du Sillon, ce mouvement chrétien et social
qui, en moins de dix ans, avait commencé de transformer l'Eglise. Le Pape lui demandait de se placer sous l'autorité des évêques.
Son animateur, Marc sangnier, que le même Pie X couvrait d'éloges quelques années auparavant, se soumit immédiatement,
au contraire d'un autre pionnier du christianisme social, Félicité de Lammenais, condamné par Grégoire XVI soixante-dix ans
auparavant. A genoux, avec Léonard Constant, Georges Hoog; Henry du Roure, Paul Renaudin -le fondateur de la revue "Le Sillon"-,
et d'autres proches, Marc, triste, accepta que se crée un "Sillon catholique" contrôlé par l'épiscopat. Il se retira de ce jeu-là,
tout en ayant les meilleures relations avec le "nouveau" mouvement ainsi créé, et obtint l'essentiel de ce Pape autoritaire:
la permission de lancer le quotidien qu'il préparait: "La Démocratie". Pas question ni de trahir l'Eglise, ni de trahir
son propre engagement. Marc Sangnier était d'abord un chrétien engagé, un militant chrétien.
Rompre avec la droite monarchiste
Dans sa Lettre, souvent appelée "condamnation" du Sillon, Pie X avait pourtant, suprême hommage, exalté l'oeuvre de Marc "élevant,
parmi les classes ouvrières, l'étendard de Jésus-Christ, alimentant son action sociale aux sources de la grâce, imposant le respect
de la religion aux milieux les moins favorables, habituant les ignorants et les impies à entendre parler de Dieu".
Oui, c'était cela le Sillon, c'était cela Marc. Ce mouvement -le plus important que l'Eglise ait connu "depuis la Renaissance",
selon l'écrivain Joseph Folliet qui n'était pourtant pas un proche- était né dans les discussions passionnées, en 1894,
qui animaient autour de Marc -alors âgé de 20 ans- des élèves du Collège catholique de Stanislas, à Montparnasse, à Paris.
Dieu, la politique, le socialisme, la classe ouvrière, l'industrialisation....ces jeunes à l'enthousiasme démesuré en parlaient
dans la Crypte de cet établissement, invitant parfois des ouvriers. Ils voulaient créer un nouveau monde, de paix, de fraternité, de justice.
De milieu aisé, choyé par sa mère, Thérèse, petit-fils d'un grand avocat bonapartiste, Marc possédait un charme doublé d'une bonté
et d'une autorité naturelles qui en faisait un meneur d'hommes. Le Sillon, qui se réunit de 1899 à 1910 en Congrès national
chaque année, avec d'autres mouvements chrétiens sociaux, ou cercles d'éducation populaire, connut un essor extraordinaire.
Des dizaines, sans doute des centaines de milliers de membres ou sympathisants, qui partageaient tout, revivant l'idéal des premiers chrétiens.
Son but: faire passer dans les faits, malgré les réticences (un euphémisme...) évidentes de la majorité
de la hiérarchie ecclésiale, les consignes de Léon XIII, ce très grand Pape qui demanda aux chrétiens d'accepter
la République, mais défendit aussi dans son encyclique "Rerum novarum", qui fonde la "doctrine sociale de l'Eglise",
les droits des travailleurs.
Ainsi, en ces temps de déchristianisation, de propagande antireligeuse forcenée, mais aussi de combats sociaux;
Marc exhortait les chrétiens, les catholiques, mais aussi les protestants, car ce fut un pionnier de
l'oecuménisme, à se désolidariser des classes dominantes, à rompre aussi avec le paternalisme qu'avait pratiqué
certains chrétiens sociaux. Charles Maurras, le chantre du "nationalisme intégral" et de l'"antisémitisme national",
futur idéologue de Vichy ne s'y trompa pas à l'annonce de la Lettre de Pie X. "Jamais, depuis le syllabus de Pie IX,
les doctrines révolutionnaires n'avaient été condamnées avec autant de précision et de clarté", écrit l'Action française, le 30 août.
Marc était un homme chaleureux, affectueux, attentionné, accessible - des qualités rares chez les hommes et les femmes
influents aujourd'hui. Mais il était aussi fougueux et combattif. Ses adversaires? Les Maurassiens, bien sûr, tous ceux
qui voulaient enfermer l'Eglise dans un carcan réactionnaire, une bonne partie du clergé alors influencée par Maurras,
non encore condamné (il faudra attendre 1926, et ce sera le fait de Pie XI); mais aussi les "laïcards extrémistes",
ceux qui, dans une même démarche que Maurras, mais parce qu'ils ne voulaient pas de l'Eglise, refusaient de voir dans
le Sillon autre chose qu'un mouvement catholique traditionnel. Dans leur conception étriquée de la laïcité, l'engagement
chrétien n'avait pas de place, ou était assimilé à la droite monarchiste. Par les premiers, Marc était accusé d'être
un "rouge"; par les seconds, d'être un "clérical", lui qui renvoyait volontiers le compliment, car il se disait anticlérical.
Le Sillon, au contraire de Pie X -décidément!- accepta la loi de décembre 1905 séparant les Eglises de l'Etat.
Précurseur du Concile
Mais Marc était aussi un tribun hors pair. Avec ou sans porte-voix, il fascinait les foules, trouvait les mots justes,
appelait chacun par son nom, donnait la parole à ses détracteurs, désarçonnés. Ses joutes avec le socialiste Jules Guesde
sont mémorables. Il savait asséner des coups. La presse en faisait ses "une". Tout était au service de sa cause, "La cause",
terme que continuent en 2010 dans différentes formations politiques, d'utiliser ceux qui se considèrent comme "démocrates d'inspiration chrétienne".
La politique, que Pie X lui avait interdite dans le cadre du Sillon, il en fit, en homme libre. En 1912, il fonde la
Jeune République, parti de gauche, opposé dès 1926 au colonialisme, partisan du droit de vote des femmes, et qui sera
membre du Front populaire, formation -la seule- dont tous les députés votèrent contre les pleins pouvoirs à Pétain.
Des personnalités aussi différentes que le gaulliste Maurice Schumann, le socialiste Jacques Delors ou l'ancien ministre
communiste Anicet Le Pors y firent leurs classes.
Après avoir pendant plus de quinze ans tout tenté pour réconcilier, notamment dans les Camps de la paix, en particulier
celui de 1926 à Bierville, près d'Etampes, les jeunes français et allemands, oeuvrant au nom du "pacifisme d'action" avec
des laïcs comme le président de la Ligue des Droits de l'Homme Fernand Buisson, Marc Sangnier, vieillissant et fatigué,
fut un Résistant de la première heure, avec son fils Jean -qui fonda avec Emilien Amaury le premier réseau clandestin à Paris.
Il donna son imprimerie de La Démocratie, dont les responsables périrent en déportation, à la presse clandestine -Défense de la France,
Témoignage chrétien, discours du général de Gaulle, un homme de ce courant de pensée. Ce ne peut être un hasard si parmi les plus
grandes figures de la Résistance -Edmond Michelet, Pierre-Henri Teitgen, François de Menthon, Louis Terrenoire, Georges Bidault,
celui-là même qui succéda à Jean Moulin à la tête du CNR- il y a tant de disciples de Marc Sangnier. Ce n'en est pas un hasard non
plus si d'autres disciples, comme Robert Schuman comptent parmi les principaux pères-fondateurs de l'Europe. A la Libération,
Marc Sangnier devint président d'honneur du Mouvement républicain populaire (MRP), issu de la Résistance, allié au Parti socialiste
et au Parti communiste jusqu'en mai 1947, et qui réunissait essentiellement ses disciples de la Jeune République
et du Parti démocrate-populaire, de centre-droit.
Marc fut aussi le fondateur des Auberges de la Jeunesse en France, des Maisons pour tous, de nombre de coopératives.
Un de ses disciples, Jules Rimet -qui serait furieux de constater les ravages du capitalisme débridé qui rend fou le football- fonda
la Coupe du monde de football.
L'influence de Marc fut immense. S'il n'a pas le prestige intellectuel d'autres figures du christianisme social,
comme Jacques Maritain, l'homme de l'"humanisme intégral", ou d'Emmanuel Mounier (la "révolution personnaliste et communautaire"),
s'il est moins étudié dans les universités, c'est qu'il n'avait pas de doctrine proprement dite, sinon les Evangiles, et surtout les
Béatitudes -"L'amour plus fort que la haine", principal slogan du Sillon, en émane-; ce n'était pas un théoricien. C'était un homme
de contacts, un homme d'action. Son philosophe, c'était du reste Maurice Blondel, surnommé le "philosophe de l'action".
Marc fut directement ou indirectement à l'origine des principaux mouvements d'action catholique -notamment la Jeunesse ouvrière chrétienne-, de nombre de
lois sociales, en particulier pour les femmes. Jean XXIII, qui le connut bien comme nonce apostolique à Paris, disait souvent combien il devait à Marc Sangnier
qu'il considérait comme un "précurseur du Concile". Accusé par Pie X de vouloir instiller "la liberté" et "la démocratie", -dans son esprit la non-soumission
à la hiérarchie- dans l'Eglise, Marc Sangnier était félicité post-mortem -il mourut le jour de la Pentecôte 1950- d'avoir tenté une telle révolution!
Marc Sangnier, un chrétien d'aujourd'hui? Oui, parce que l'Eglise a plus que jamais besoin d'être secouée, revigorée, parce que
les problèmes qui se posent -ouverture au monde, à la société, rôle de pacificateur, de soutien aux peuples et personnes opprimés,
oécuménisme, ouverture aux autres religions, notamment l'islam (Marc Sangnier fut profondément marqué par un voyage de jeunesse en
Afrique du nord, et éprouvait de l'amitié pour les musulmans)- ressemblent, malgré les immenses progrès technologiques réalisés en
un siècle, en particulier dans la communication et les transports, à ceux du début du XIXè siècle.
Et le monde continue de se déchristianiser, une forme de laïcisme intolérant renait, les guerres sont toujours nombreuses.
Des personnes comme Marc Sangnier, des pacifistes d'action, des gens modernes, capables de rassembler par-delà les clivages
ou les intérêts partisans, de mettre la Justice sociale au-dessus de toute considération en politique, manquent cruellement.
Jean-Michel CADIOT
Sculpture "David" de Pierre de Grauw