3- De la Réforme au XVIe siècle jusqu’à la Révolution française
À l’apogée de la chrétienté médiévale en Occident l’autorité ecclésiastique a pratiquement exercé un monopole sur le mariage, mais les temps changent. Dans toute l’Europe protestante les princes et les autres autorités établies régissent la vie religieuse comme la vie en société, et dans le monde catholique, en France et en Autriche le Roi et l’Empereur auront de plus en plus tendance à affirmer leur pouvoir.
Réforme et Contre-Réforme
On ne s’étendra pas sur les 14e et 15e siècles, on rappellera seulement que la papauté s’affaiblit (exil en Avignon, puis grand schisme de papes concurrents et prétentions des conciles), que l’autonomie des États s’affirme, que le respect des règles du mariage se fait rare (que de bâtards !), et qu’un grand besoin de réformes se fait sentir.
La réforme intervient au 16e siècle, d’abord sous la forme d’une rupture, c’est la Réforme protestante. Le protestantisme ne reconnaît plus que deux sacrements, le baptême et l’eucharistie, le mariage n’est plus un sacrement, et sa gestion (mais non sa morale) est laissée à l’autorité laïque. Il n’est plus absolument indissoluble, même si dans les États protestants les cas de divorce permettant le remariage demeurent très limités (on se réfère aux exceptions mentionnées par l’évangile et saint Paul). Les vœux religieux sont abolis et de nombreux anciens moines et moniales se marient. L’état conjugal est une chose bonne, établie par Dieu dès l’origine, et la liturgie du mariage qui se met alors en place dans les Églises protestantes enchaîne une catéchèse fondée sur la Parole de Dieu, l’échange des consentements, et une intercession pour les époux appelant l’Esprit saint à les soutenir dans cet état de vie.
Du côté catholique, il faut attendre le milieu du siècle pour qu’avec le concile de Trente s’élabore une réforme, qu’on appellera la Contre-Réforme. Quelle est l’œuvre du concile sur le mariage ? Le concile, ouvert en 1545, connut plusieurs interruptions, et le mariage ne fut traité que lors de la dernière session, en 1563. La sacramentalité du mariage est réaffirmée, et la grâce qu’il confère a été méritée par le Christ dans sa Passion, selon un rapport manifesté par le texte de Paul (Ep 5, 25) cité ainsi : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église ; il s’est livré pour elle afin de la sanctifier ». Pour en finir avec la plaie des mariages clandestins sans porter atteinte à la valeur déterminante de l’échange des consentements, on déclare à la fois que les mariages du passé fondés sur ce seul échange en privé sont valides, mais que désormais le mariage doit être célébré publiquement in facie ecclesiae en présence de témoins et du curé, que le curé constatera le consentement réciproque et l’authentifiera par une parole selon les usages locaux, par exemple ego coniungo uos. Un registre paroissial en gardera la trace Ainsi le prêtre devient le témoin nécessaire de la conclusion du contrat matrimonial, et les futurs qui tenteraient de se passer de cette présence sont déclarés juridiquement inhabiles à produire un consentement valable : les mariages clandestins seront donc nuls. D’autre part la capacité qu’a l’Église de définir les empêchements et de juger des causes matrimoniales est réaffirmée. Le pape Pie IV promulgue le décret conciliaire le 26 janvier 1564.
Le concile avait ainsi clarifié les conditions d’un mariage valide et les prérogatives de l’Église à ce sujet, sans s’attarder sur la doctrine, sur une exploration de la nature du mariage et de l’état de vie qu’il inaugure, au-delà de la réaffirmation de son caractère de sacrement. Cela aurait provoqué trop de débats, et l’on désirait en finir. Mais autour du pape et de l’archevêque de Milan Charles Borromée on eut bien conscience que le peuple chrétien avait besoin d’un enseignement là-dessus, et le catéchisme « tiré de ce qu’a décidé le concile, à l’intention des curés », publié en 1566 comporta un chapitre bien documenté sur le mariage : les curés, jusque-là peu ou pas formés (les séminaires ne seront peu à peu développés que précisément à la suite du concile), avaient besoin de cette aide pour former leurs ouailles. Il y est affirmé que le mariage est un lien qui unit un homme et une femme pour une communauté inséparable de vie, s’exprimant par les rapports conjugaux, entre personnes légitimes pour contracter un tel lien (cas des empêchements pour parenté, pour âge non nubile, etc. qui entraînent la nullité du lien si on passe outre), le pacte qui institue ce lien étant produit par le consentement mutuel. On notera que dans un passage où il est question des motifs qui doivent déterminer l’homme et la femme à se marier, le catéchisme professe que le premier motif, avant même le désir d’avoir des enfants, est « cette société attendue d’instinct par la diversité naturelle des sexes, formée dans l’espoir d’une aide mutuelle afin que chacun, aidé par l’autre, puisse supporter plus facilement les difficultés de la vie et les infirmités de la vieillesse » Et le motif de trouver un remède honnête à la concupiscence née du péché, traditionnel depuis saint Augustin, n’arrive plus qu’en troisième position.
Les autorités civiles reprennent peu à peu la main
Dans le catholicisme, le mariage est tout ensemble contrat et sacrement. Or ce contrat a des conséquences dans la société : une famille est fondée, elle engendre des enfants, elle a et acquiert des possessions, il se produit des successions. L’autorité civile peut-elle se désintéresser de tout cela ? À l’apogée de la chrétienté médiévale en Occident l’autorité ecclésiastique avait pratiquement exercé un monopole sur ce sujet, mais les temps ont changé. Le pape a perdu de sa puissance, dans toute l’Europe protestante les princes et les autres autorités établies régissent la vie religieuse comme la vie en société, et dans le monde catholique, si l’Espagne ne bouge guère, en France et en Autriche le Roi et l’Empereur auront de plus en plus tendance à affirmer leur pouvoir.
En France cela se traduit par une réticence à promulguer comme loi du royaume les décrets du concile de Trente. Certes bon nombre de ses prescriptions seront progressivement appliquées, mais non sans que le Roi n’introduise des infléchissements. D’ailleurs il avait déjà des pouvoirs importants sur l’Église du royaume, puisqu’en vertu d’un accord avec le pape (concordat de Bologne 1516) il choisissait les évêques et les abbés des monastères, et pouvait appeler devant lui les litiges d’ordre ecclésiastique, sauf ceux concernant les évêques. Le Roi tardant à recevoir officiellement le concile ce furent les évêques qui lors de leur assemblée de 1615 se déclarèrent « obligés en conscience de recevoir comme de fait ils ont reçu et reçoivent le dit concile ».
Au 16e siècle la législation royale française soumettait obligatoirement au consentement des parents le mariage des filles de moins de 25 ans et des fils de famille de moins de 30, stipulation que n’avait pas édictée le concile de Trente. En 1579 l’ordonnance de Blois ajoute encore d’autres conditions pour qu’un mariage soit valable. Sans attaquer de front le concile et la réglementation romaine le roi de France ne cessera de promouvoir ses interprétations, notamment en ce qui concerne le mariage en tant que contrat. Et comme le contrat constitue la « matière » du sacrement dont les paroles du consentement constituent la « forme » (qu’on me pardonne ce vocabulaire emprunté à Aristote par la théologie scolastique) l’absence de « matière » quand le contrat est considéré comme invalide par l’autorité civile entraîne aux yeux des juristes royaux et des théologiens gallicans la nullité du sacrement. Ainsi peut se mettre en place un droit régalien du mariage. Le cas particulier des protestants va favoriser une évolution en ce sens.
Sous le régime de l’Édit de Nantes (1598) qui reconnaissait des droits à la « religion prétendue réformée », les protestants pouvaient se marier selon leurs institutions, avec un contrôle des empêchements par des juges royaux suffisamment impartiaux. Mais que vont-ils devenir après la Révocation de 1685 ? S’ils se refusent à contracter leur mariage devant le curé catholique, ils sont en concubinage, leurs enfants sont des bâtards, la transmission des patrimoines ne peut plus se faire. La situation est intenable, et pendant tout le 18e siècle alternèrent des tentatives d’expédients boiteux et des moments de répression qui dans la deuxième moitié du siècle choquent de plus en plus les esprits. Quand Louis XVI en 1787 signe enfin un édit de tolérance au profit des non catholiques du royaume, l’édit stipule qu’ils déclareront leur mariage devant un juge royal ou le curé de la paroisse agissant en tant qu’officier de l’état civil. Les naissances et les décès seront enregistrés de même. Un état civil royal échappant à la juridiction catholique s’est ainsi installé pour une partie de la population française.
En cette seconde moitié du 18e siècle, parallèlement à ce qui se passe en France, il faut considérer l’Empire autrichien, où règne maintenant Joseph II, fils de l’impératrice Marie-Thérèse et frère de Marie-Antoinette. On appelle « joséphisme » la tentative de cet empereur de s’opposer à l’emprise, accrue au cours des derniers siècles, du pape sur les épiscopats locaux : chaque évêque devrait pouvoir, comme dans les premiers siècles, régler nombre de problèmes sans en référer à Rome, et l’empereur catholique entend légiférer lui-même sur la vie de l’Église dans tous les territoires qui dépendent de lui, des Pays-Bas du sud (l’actuelle Belgique) à la Hongrie et à la Lombardie. C’est à ses consignes à lui que ses évêques devront se conformer, sans en chercher à Rome ni en élaborer entre eux. Il a dès 1781 publié un Édit de tolérance qui légitime les cultes non catholiques ; cette liberté entraîne de nombreux mariages mixtes et l’empereur légifère sur leurs modalités. En 1784 il réforme la liste des empêchements à un mariage légitime. Dans l’Empire le pouvoir civil a ainsi mis la main sur le mariage, en affirmant son droit de gérer le contrat sans lequel il n’y a pas de sacrement, ce qui fait dépendre la validité du sacrement lui-même des décisions de l’État. Le pape Pie VI ne l’entend pas ainsi, et publie, à l’occasion de conflits précis dans le détail desquels on n’entrera pas, des textes qui revendiquent pour l’Église et pour le Saint Siège l’exclusivité de la gestion du sacrement de mariage, ce qui entraîne que la gestion du contrat, qui est inséparable du sacrement, ne peut s’écarter de ce que l’Église a fixé. Les positions sont inconciliables, mais le pape n’ira pas jusqu’à la rupture avec l’empereur : entre temps la Révolution française va lui donner d’autres soucis.
Michel Poirier